Françoise Tomeno
3 août 2014
Ce dimanche sent la fermeture estivale.
Blanche est là, en grande forme, je veux dire ces formes d’excitation dont elle
a le secret. Elle danse sur la terrasse au son d’une musique imaginaire. Elle
me suit dans le bistrot et me donne les dernières nouvelles, j’ai été absente
une bonne semaine. Le bistrot ferme ce soir. La représentation qu’elle a donnée
récemment a bien marché, il y a eu du monde, ça a bien marché pour Yan aussi.
Et puis dans le flot des paroles,
apparaît le nom de Léon. Lui aussi il a bien marché, il a tant marché qu’il vient
de passer de l’autre côté, de passer de vie à trépas, comme on dit. Je pense au
poème de Robert Desnos, « J’ai tant longtemps marché », retrouvé sur
lui après son décès au camp de Theresienstadt, après la « marche de la
mort » qui l’a conduit avec ses compagnons du camp de Flöha à celui de
Theresienstadt, Terezin.
Il est passé de l’autre côté du fleuve
qu’il aimait tant, Léon, ce fleuve dont il savait si bien parler.
Léon est parti pendant mon absence.
Il me manquait déjà : je ne l’avais
pas revu dans ce bistrot après sa récente réouverture. Je l’avais croisé à la
terrasse de l’autre bistrot, et surtout, je l’avais croisé sur le chemin de
l’île, son île. Il n’était pas en forme, Léon. Il était tombé peu avant, et il
avait un gros bobo au cou. J’avais eu immédiatement la pensée qu’il n’allait
pas tenir le coup. Qu’il n’allait pas passer l’été sur sa Riviera. C’est comme
ça qu’il appelait cette langue de terre qu’on appelle l’Île, l’été. Il m’avait
décrit un jour son île sous le soleil, la beauté de ces paysages de Loire.
C’était ses vacances, à lui, l’été dans l’île. Il était né là, dans cette
maison qu’il habitait encore il y a quelques jours. Il n’avait jamais quitté
cet endroit qu’il chérissait par dessus tout. C’est là qu’il « a
passé », comme dit Blanche. « Passé, trépassé », ajoute-t-elle.
Il s’est éteint tout doucement, entouré de proches, des habitués du bistrot.
Léon m’avait appris les oiseaux de l’île,
les hérons cendrés, l’aigrette blanche, les migrations. On disait de lui qu’il
était le maire de l’île.
Quand je le croisais, et que je lui
demandais « Ca va Monsieur Léon ? », il répondait avec un
sourire amusé : « …avec les pieds ». Ca me faisait rire. Il
allait ainsi, avec ses pieds, de chez lui au bistrot, d’un bistrot à l’autre.
Tout comme il avait été travailler dur, avec ses pieds, une bonne partie de sa
vie.
Ce jour-là, Blanche me
dit : « Il ne s ‘appelait pas Léon, il s’appelait Michel…
C’est son patron qui l’avait appelé comme ça ; il y avait déjà cinq Michel
dans l’entreprise ».
Émotion : ce nom d’ouvrier, il l’a
donc gardé jusque-là, jusqu’à ce terme de sa vie, Monsieur Léon.
Je le connaissais penché sur son verre de
rosé, le matin de bonne heure. Il lui arrivait de plaisanter « Rosa rosa
rosam, rosae rosae rosa, rosae rosae rosae, rosarum rosis rosis ». La
chanson de Brel lui venait aux lèvres, à ces lèvres qui sirotaient le rosé du
matin.
J’espère pouvoir aller lui rendre un
dernier hommage, à M’sieur Léon. Je lui porterai une rose, une rose rose, couleur rosé,
une rose d’Anjou ou de Touraine, au bon goût de par chez nous.