Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

25 juin 2011

LE TRIO

Françoise TOMENO
29 décembre 2005

Première station


"Bonjour, Jésus". C'est comme ça que je l’ai rencontré, Jésus, salué par Martine, la patronne du "Trio", lorsqu’il est entré dans le bar. Il venait juste de surgir de l'asphalte, entouré d’une lumière blafarde, celle de son visage si blanc. Visage raviné par ailleurs, telles les cartes de géographie des écoles de nos enfances, celles où voyager était un rêve possible de tous les instants : il y en avait toujours une accrochée au mur. J’y surfais avec délices, sans savoir où j’étais, et c’était bien égal ; l’essentiel, c’était ces reliefs anarchiques, avec des creux et des bosses, dans lesquels les mouvements internes du corps se lovaient, s’arrachaient, se décollaient, repartaient pour la bosse et le creux suivants.
Le visage en relief de Jésus, et son surgissement de l’asphalte : un seul et même combat. Jésus surgi d’une carte de géographie, d’ailleurs, de l’étranger ? Ça lui va bien, à Jésus, avec ses cheveux de jais, sa barbichette itou. Immigré, Jésus ? Ben tiens ! et la fuite en Egypte, alors !

Il se déplace au ralenti, Jésus, levant les pieds très haut, comme s’il marchait dans quelque chose de lourd, dans de la boue. Mince, presque maigre, il a le corps légèrement penché en avant, ce qui donne l’impression qu’il baisse la tête, qu’il a la honte : je pense SDF, et ça fait "sans papiers". Alors la vérité me prend par le revers : il a à la main un sac en plastique, Jésus : celui que nous a offert il y a quelque temps la ville, pour précisément trier nos papiers. J’apprendrai, au cours de ces rencontres devenues partie intégrante, pour une période, du rituel de ma promenade du matin, à y reconnaître son sac à main. Je ne m’en remettrai pas.

Il se redresse, Jésus, quand la patronne le nomme : reconnu, accueilli, voilà qu’il existe pour quelqu’un, mais aussi pour nous tous qui sommes habituellement là à cette heure-là. Il se dirige vers "sa" table. Toujours la même. Pour y accéder, il ne traverse pas le bistrot ; il se glisse juste, comme il a dû le faire toute sa vie, entre deux tables, à moitié caché par un pilier. Un jour, parce que c’est aussi la table de la patronne (qui y prend son petit crème, un croissant fait par Jean-Paul, le patron, et sa collection de médicaments avec un jus de pamplemousse), un jour donc, Martine est encore là, à cette table, lorsque Jésus arrive. Alors le corps de Jésus oscille de droite à gauche. Perdu qu’il est, Jésus ; va-t-il s’effondrer, ayant perdu toute place en perdant celle-là ? Mais non, notre Martine veille, elle s’empresse de terminer sa collation, et Jésus est sauvé. La petite variation n’a pas empêché l’immuable qui fait tenir debout Jésus. Elle a juste, avec son lot d’inquiétude, apporté à Jésus un cadeau : Martine le considère au point de lui faire place. Dieu que la vie est jolie.



Deuxième station

Je le perdrai de vue pendant plus d’un mois, Jésus : j’ai changé d’horaire, je viens plus tôt, j’ai repris le travail. Alors je brode, je me dis qu’il est mort, mais qu’il va ressusciter, aux prochaines vacances. Je le croise bien une fois, grimpant l’avenue de la Tranchée, mais je me dis que c’est une hallucination. Et puis, un mardi matin, je me laisse un peu aller, j’arrive plus tard au Trio. Et voilà Jésus retrouvé. Et il s’en est passé des choses, depuis. La patronne fait la bise à Jésus, qui n’en croit pas ses joues, au point de mettre un temps fou à réaliser ce qui lui arrive : Martine le taquine : "Ben t’es pas réveillé, Jésus ?".

Jésus du coup taquine Gorki, le chien des patrons : "T’es allé faire ta petite promenade, Gorki ?". (J’ai l’impression que c’est ce qui nous rassemble, ici, nos petites promenades, et que Dieu a créé Martine et Jean-Paul pour nous accueillir et nous permettre de nous rencontrer).
Alors j’apprends :  - que Jésus fume, je me demande ce qu’en pense Dieu le Père.
     - que Jésus boit un (des ?) petit(s) blanc(s) dans son calice, la Trinité doit en être toute retournée.

Petites variations de l’immuable, je vous aime, et c’est là que je sais que Dieu existe.


Troisième station

Depuis des mois, je ne vois plus Jésus, ni au Trio, ni sur l’Avenue. Une seule fois, attablée comme tous les matins devant mon petit crème, je l’ai aperçu sur le trottoir d’en face. Superbe, c’est-à-dire tout redressé, propre sur lui, marchant normalement, mais sans un regard pour le bar de la Trinité dont il s’est donc absenté. Il tourne la tête vers les vitrines de l’autre côté de la rue. Il ne doit rien regarder, ou plutôt ne pas regarder le bar. Il a remplacé son sac de papiers pour sans papiers par un cartable.  Devenu "normal", Jésus ne peut plus faire partie de notre petit monde ; je me dis qu’il a du faire une cure de désintoxication. Avec le toxique, la Compagnie de Jésus s’en est allée, le calice du matin s’est vidé de sa substance. "Ceci est mon corps, ceci est mon sang".

Les matins s’enchaînent donc avec une Trinité désolidarisée. Une fois, je surprends une conversation entre Martine et le voisin cordonnier, fidèle client du Trio. Ils semblent parler de quelqu’un qui a mal tourné. Je n’ose pas me mêler de la conversation, pas assez de familiarité avec eux. Mais je pense à Jésus, je guette les mots. Je n’arrive pas à bien comprendre ce qu’ils disent. Quelqu’un serait tout seul et en sale état ? Ou bien se serait suicidé ? Les bribes de mots alimentent mon imagination qui n’attendait que ça: il faut bien que je lui fasse de la place quelque part dans mes pensées, à Jésus.
Je ne le reverrai plus. Sans compagnie, Jésus a disparu. Plus de corps, exsangue, Jésus.


Quatrième et dernière station

Rien. Durant des mois, rien ; pas un signe ; pas un mot de Jésus. La Résurrection est une chose, l’Apparition en est une autre. Et quel est l’intérêt de ressusciter si ce n’est pour apparaître et retrouver ses apôtres ? Le corps et le sang au prix de l’apparition.

J’attends toujours. Je me dis que je devrais quand même parler à Martine. À Jean-Paul, il n’en est pas question. Quand j’arrive, c’est souvent l’heure où il va sortir Gorki ; ou bien il est déjà dans sa cuisine. Et puis Jean-Paul, c’est lui qui assure l’immuable. La seule fois où il ne m’a pas dit, en me serrant la main : "Ca va ?", c’est le jour où, à la place de "Ca va ?", il a dit "Comme d’hab. ?", ce qui voulait dire "Un p’tit crème et un croissant ?" (ils sont petits et délicieux, les croissants de Jean-Paul). J’en ai été toute désorientée ; comme Jésus le fut le jour où il a trouvé sa place occupée ; je n’ai pas su quoi répondre et j’ai balbutié un infâme borborygme.

Donc, en parler à Martine. Mais franchement je ne m’y vois pas. Je commence à y renoncer. Je m’y habitue tout doucement ; tout doucement aussi, je parle de choses et d’autres. Je lie conversation avec une dame, elle aussi habituée des matins ; elle vient lire le journal en prenant un café, avant d’aller à son travail ; on parle culture et spectacles.

Et puis voilà à nouveau Noël qui approche. Sans que je m’en rende compte, Jésus est là qui guide mes pas.  Un matin, je ne sais pourquoi, je m’épanche. Je dis à Martine, au Cordonnier, et à la Dame : "Ca fait drôlement du bien, cette petite pause du matin, ici". Je suis toute surprise d’avoir risqué cette confidence. Mais de qui suis-je donc en train de parler, si ce n’est de celui qui ne vient plus faire la sienne, de pause, celui qui ne vient plus faire le Fils, ou le Saint Esprit (allez savoir) ?
Quelques jours plus tard, je saisis l’occasion: Martine et moi sommes seules dans le bar, et j’y vais : "On ne voit plus depuis longtemps ce Monsieur qui s’appelle Jésus…". Et j’apprends ce qu’en fait je savais déjà : Jésus a rechuté, il s’est remis à boire. Je comprends, sans que Martine le dise, que cette fois-ci c’est dans la solitude. Sa résurrection à lui n’aura pas été suivie de l’Ascension, mais bel et bien d’une descente. Y a-t-il une Pentecôte pour ceux qui descendent au lieu de monter ? Y a-t-il encore cette possibilité de prendre, dans la Langue, la force de la rencontre ?

"Eli, Eli, lema sabachtani ?".
"Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?".
On ne m’avait pas dit que la Passion était si proche de Noël.