Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

15 septembre 2013

Surprise rue Zabkowska

Ce jour-là, nous avions décidé d'aller passer notre après-midi dans le quartier Praga. Notre curiosité avait été sollicitée par la présentation du quartier que nous avions lue dans notre guide "Cartoville":

"Il faut traverser la Vistule pour se faire une idée de la Varsovie d'avant guerre, épargnée par les destructions. Rive droite, le quartier de Praga a conservé ses immeubles décrépits du XIXème s. et son bazar authentique. Populaire et malfamé, ignoré des touristes, Praga bouillonne depuis quelques années: des ateliers de peintres, des studios, des galeries d'art et des centres culturels underground colonisent usines désaffectées et autres espaces délabrés et bon marché. Praga "la mauvaise" devient peu à peu Praga "l'avant-gardiste", facette alternative et sans cesse en mouvement de la capitale". 

Le cartoville mentionnait la présence, dans ce même quartier, d'un ancien "bar à lait", dont nous avions trouvé, dans le Routard, cette description: "Les bars mlecznys (littéralement "bars à lait"): retenez bien ce nom. Pendant des décennies, ces petites cantines au décor et à l'atmosphère d'hospice ont été un peu la soupe populaire de la Pologne communiste. C'est assurément la façon la plus routarde de s'initier à la gastronomie nationale, folkore compris. Car même repeints, modernisés ou rebaptisés, les bars à lait gardent leurs usages traditionnels: panneau des plats de la taille d'un indicateur de chemin de fer généralement tout en polonais (...), cantinières souvent taciturnes, plateau à débarrasser soi-même... Le rituel est immuable: on fait la queue jusqu'à la caisse, où on passe et règle sa commande. Le ticket est alors transmis à la cuisinière" etc.....
Le bar Zabkowski, du quartier Praga était décrit ainsi: "L'emblématique "bar à lait" de Praga: ici rien n'a changé depuis l'époque communiste! Tons blanc sur blanc, silence de plomb et toute la cuisine populaire du pays. Soupes inévitables: barszcz, à la betterave, et krupnik, aux pommes de terre. S'y croisent de vieux habitués, étudiants et artistes sans le sou....". Sollicitée, la curiosité s'en trouvait aiguisée.

Après un tour au bazar, nous avons commencé notre exploration de Praga, et pris la rue Zabkowska, une des plus anciennes du quartier. Lorsque l'on passe les porches de cette rue et de quelques autres, on découvre la plupart du temps, dans les cours, cours parfois en enfilade, des petits autels colorés, illuminés, décorés, dédiés à la vierge. C'est autour de cette rue que Roman Polanski a tourné son très beau film "Le pianiste".

Tout au début de la rue Zabkowska, nous passons devant un bar qui me semble être à l'emplacement du bar à lait mentionné dans le guide. Vérification faite, oui, c'est bien le bar du n° 2 de la rue Zabkowska. Le temps que nous cherchions le précieux renseignement, un homme en jean, torse-nu, sort et s'adresse à nous en polonais. Nous utilisons une fois encore la formule magique: "We don't understand, we are french, France". L'homme nous adresse alors un sourire des plus réjouis, et nous parle en français.  Un français au fort accent polonais, à la syntaxe approximative, au vocabulaire hésitant, mais un français engageant et chaleureux, dont nous aurions aimé avoir, à notre disposition, l'équivalent en polonais. Il nous invite à entrer boire un verre. Nous lui expliquons que nous allons d'abord faire un tour dans le quartier mais que nous nous arrêterons au retour.

Après une visite étonnante au cours de laquelle nous goûterons l'inventivité du quartier (les murs sont couverts de peintures, dessins, fresques de qualité, des bistrots et des galeries se sont installés dans l'ancienne usine de Vodka, les deux côtés d'un porche sont ornés l'un de mosaiques, l'autre d'une sculpture à laquelle visiblement ont participé des enfants, l'empreinte de leurs petites mains dessinant tout le pourtour du tableau), nous revenons à notre bar à lait; celui dont nous allons apprendre un peu plus tard qu'il s'appelle Tadek nous accueille, épanoui. Il est là pour réparer un frigo du bistrot, la patronne est une amie.

Nous découvrons alors que le décor ne correspond pas plus à la description du Routard qu'à celle du Cartoville. Tout est coloré, des tableaux en nombre ornent les murs, de même que plusieurs grandes photos de militaires polonais, ce qui nous intrigue dès notre entrée: que font-ils dans un bistrot?
Plusieurs tables avec des fauteuils, des nappes en tissu dépareillées, mais toutes un peu façon début XXème, un piano sur lequel est posée une partition. 

Tadek nous présente la patronne, Zanka, une jeune femme au si beau sourire. Ils sont ravis l'un et l'autre de nous proposer bières, plats, soupes. La soupe, en Pologne, est quasi incontournable. Pour moi, ce sera une soupe froide à la betterave.

En attendant l'arrivée de nos boissons et plats divers, Tadek nous raconte: le Français, c'est la Belgique où il va régulièrement travailler. Il aime être là-bas, il s'y est fait des amis. Je n'ose lui demander s'il est payé au tarif du plombier polonais. Il semble en tout cas apprécier son patron. Il dit ses allées et venues.

Et puis il s'est aperçu de notre surprise devant les photos de militaires sur les murs, il a vu que nous nous interrogions. Il nous explique: ce sont des soldats qui ont appartenu à la résistance polonaise d'abord face à l'armée nazi, puis qui ont continué la lutte contre le gouvernement stalinien en Pologne.

Nous avons du mal au début à comprendre, et puis Zanka apporte un gros livre qu'elle pose sur notre table. Elle tient à nous expliquer, mais ne parle pas français. Tadek traduit: ici même, à Praga, ça a été rude pendant la période soviétique. Ici on a souffert, pas loin, il y avait les soldats clandestins.  Nous n'en comprendrons pas plus, barrière de la langue. 

Mais nous comprendrons combien cette affaire tient au coeur de Zanka qui a toujours habité le quartier. Quelles douleurs, quelles pertes se dessinent derrière cette insistance à nous faire savoir?

Zanka viendra reprendre le livre sur notre table, pour s'installer en terrasse et le feuilleter: à nouveau? 

Croyant trouver un bar à lait qui aurait été à la hauteur de cet exotisme passéiste qui tient certains touristes, et nous en étions, nous avons rencontré deux belles personnes, leur ordinaire fait de traces de souffrance, de sourire et de gaieté. La vie, quoi, la vraie.

Et puis, pendant que se déroulait cette rencontre, était arrivée sur la table la soupe froide à la betterave (botvinka).

Le bar à lait est devenu pour moi le bar à Zanka, à Tadek, le souvenir que j'en ai a une jolie couleur rose et un goût incomparable.