Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

10 décembre 2013

Je vous lirais des poèmes?

Françoise Tomeno
10 décembre 2013

Elle demande qu'on l'appelle Chantal. C'est le prénom qui a les sonorités les plus proches du sien. Le sien, celui qui lui a été donné au Cambodge, son pays.

Elle tenait jusqu'il n'y a pas si longtemps un petit resto plutôt genre cantine: des tables modestement mises, une bonne nourriture, épicée cependant. Elle avait déjà apporté des améliorations, avait agrandi la salle, transformé l'épicerie restaurant en restaurant épicerie.
Elle avait à coeur de nous apprendre quelques mots de cambodgien, histoire de se dire bonjour.

Et puis un jour, resplendissant, le resto s'est déplacé de quelques dizaines de mètres, en a profité pour s'agrandir encore, la devanture s'est colorée de rouge et de doré, façon restaurants asiatiques comme on en voit partout. La cuisine, de cambodgienne, est devenue elle aussi asiatique, tous terrains, du Cambodge au Vietnam en passant par la Chine bien entendu, et la Thaïlande, pendant qu'on y est.

Surprise, je la trouve là sur le bord de l'entrée.
Salutations, je ne me souviens plus du tout du bonjour cambodgien. Ca la fait rire. Une vieille dame est assise à une table, elle veille sur deux énormes salades. C'est le printemps, Chantal est fière d'avoir trouvé ces grosses salades au marché. La dame, c'est sa mère. Elle semble endormie là depuis des siècles,  inséparable des salades qui ont elles aussi un air d'éternité.

J'ai, comme souvent, un livre à la main. 

"Qu'est-ce que c'est?" demande Chantal?
"Un livre de poèmes".
"Ah, comme j'aimerais qu'on me lise des poèmes... je parle le français, je ne sais pas le lire, J'aime beaucoup la poésie".
"Il faudrait alors que je vous lise des poèmes....".
"Oui, dehors, sur une pelouse. À l'ombre des arbres. J'écouterais là".


Chiche, Chantal? Je vous lirais des poèmes? 

J'ai déjà une idée du jardin. 

04 décembre 2013

Dis-don(c), l'Ange....

Bon, l'Ange*, tu vas veiller sur lui, sur notre café Comptoir, sur les Colette's?
T'as intérêt, tu sais, l'Ange. Parce que c'est un bon lieu. Un lieu où chacun va et vient à sa guise, le matin, ou le soir, dehors ou dedans, avec ou sans cigarette, dans le bruit ou le silence, et puis dans la musique. On y a parfois ses humeurs, ses rires aussi. 

Moi, j'y aime les moments tranquilles, ceux où je peux lire tout en veillant au monde qui est là, le petit monde de par là, avec ses confidences, ses retraits, ses p'tits bonheurs, ses p'tits malheurs. Parfois passe un grand bonheur, ça ne fait pas de bruit pour autant, mais ça passe. Tout passe, d'ailleurs. Parfois passe un grand malheur, ça ne fait pas de bruit non plus, ça se partage cependant. 

"Il faut de tout pour faire un monde", proverbiait Raymond Queneau, qui disait un peu plus loin "Il faut des milliards de secondes, il faut chaque chose en son temps". Eh bien dans ce monde de là-bas, du Café Comptoir de chez les Colettes, il y en a des milliards de secondes, il y en a des choses, en son temps, et en d'autres temps.

Bon, l'Ange, t'as compris? Tu veilles? Et tu y veilles, à ce qu'il dure encore des milliards de secondes, notre Café? 
"Chaque chose en son temps", tu dis? C'est son temps maintenant, au Café Comptoir, au café Colette. Maintenant, pas demain.

* C'est l'Ange du Café, bien sûr!




DONS ICI: http://fr.ulule.com/reprenons-le-cafe-comptoir-colette-appel-a-soutien/





15 octobre 2013

La brioche à Marie

Françoise Tomeno
16 octobre 2013

De petites perles de rosée venaient se poser sur le bord de mes paupières inférieures. Je n'y pouvais rien, elles surgissaient par vagues. Puis elles séchaient et, très vite, étaient remplacées par une nouvelle vague. Je n'avais pu les cacher à Marie, je ne le voulais d'ailleurs pas. Ni les montrer, ni les cacher, ni essayer de les ravaler, comme on dit.

Marie avait vu, j'avais dit. J'avais dit le départ. Elle allait avoir 98 ans, on s'y attendait, et puis... non, on ne  s'y attendait pas, je ne sais pas. Elle avait toujours tout géré, elle avait géré ça aussi. C'était tout frais.

Daniel avait vu aussi, à la périphérie de son regard; il est comme ça, Daniel. Si discret qu'on dirait qu'il ne voit pas, qu'il n'entend pas. J'ai appris à connaître le contraire. Nanard aussi s'était aperçu de quelque chose, un petit mouvement inhabituel de sa tête me l'avait fait savoir.

Ce matin-là comme tous les autres, j'ai pris mon grand crème. Le service était précautionneux, comme si j'allais me casser.

J'étais bien ici, j'étais à l'abri. À l'abri de quoi? Je ne sais pas, à l'abri, le mot se suffit à lui-même. J'avais du temps, je n'avais pas envie de partir de cet abri. J'ai demandé un autre crème. C'est Daniel qui s'en occupait. J'ai alors entendu la jolie voix de Marie, sa voix qui chante: "Daniel, tu ne mets pas de speculos à Françoise. Je vais lui donner un petit bout de la brioche".

C'est Marie qui m'a apporté le crème, avec le morceau de brioche. "C'est de la brioche que j'ai été acheter à la boulangerie à côté. Vous allez voir, elle est bonne".

C'était vrai qu'elle était bonne, la brioche à Marie. Bonne comme son attention, comme ses mots; j'avais l'impression qu'il coulait à l'intérieur de moi de la douceur, de la bonté, des paroles de réconfort.

Les gouttes de rosée s'étaient apaisées, absorbées par la brioche. 
Un petit bout de sourire les avait remplacées.

Le mandarin noir

Françoise Tomeno
16 octobre 2013

C'est la fin du mois d'août, le bistrot vient juste de réouvrir. Le patron assure, la patronne est encore en vacances.

Il arrive, comme tous les matins, et me salue. Ca fait un bail que l'on ne s'est pas vus. Il me demande si j'ai lu le fameux livre dont il m'avait parlé, un jour où j'avais été surprise de la qualité de notre échange. C'est lui dont je vous parle parfois, qui fait la manche dans le quartier. Il vient boire sa bière dès le matin, seul ou avec une connaissance. 

"Alors, vous l'avez lu, Le Mandarin Noir?".

Ben non, je l'ai pas lu, Le Mandarin Noir. Autre chose à faire, autre chose à penser. L'auteure de mes jours a choisi de partir en voyage il y a deux semaines tout juste. Un grand voyage. Cela faisait un moment qu'elle ne se déplaçait plus; mais là, elle y est allée, carrément. Et pas un petit voyage, un grand voyage, le plus grand voyage du monde, celui qu'on fera tous un jour. On y pense, parfois, et puis on n'y pense plus. 

Je lui dis, à mon ami du bistrot. 

Alors, la main droite toujours attachée au verre de bière, il lève la gauche, et, grave: "Mes excuses, je ne savais pas. Condoléances". Et, avec pudeur et discrétion, il s'en retourne s'attacher des deux mains à sa bière.

Mon ami du bistrot sait, c'est bien.

Je lirai Le Mandarin Noir, plus tard.

Chou(qu)ette

Françoise Tomeno
16 octobre 2013

Je suis venue de bonne heure ce matin, Lulu n'était pas encore arrivée. 

Il pleuvait des cordes, comme on dit, et je n'avais pas l'intention de filer ma balade le long de le Loire. Je me suis donc plongée avec délices dans la lecture d'un livre de Gilles Lapouge, "Utopies et civilisations". J'adore!
J'adore Gilles Lapouge et son incomparable style où la poésie le dispute à la culture et à la géographie. Si si, à la géographie; c'est un rois des "lieux", il en parle si bien. 
J'adore ce livre, je l'avais déjà lu il y a bien longtemps.

Lulu arrive. je lui passe la Nouvelle République, le journal local, que j'avais parcouru avant de foncer tête baissée dans mon livre. Je la lui passe, mais seulement après qu'elle ait installé très confortablement sa petite chienne Justine sur la couverture qu'elle transporte toujours quand Justine est avec elle.

Et puis voici un  nouveau, un  nouveau pour moi dans ce bistrot. Seulement dans ce bistrot, parce qu'il m'est familier. Lorsque je travaillais dans le quartier, je le croisais parfois, lunaire. Il semblait entouré d'un nuage de coton très doux. On aurait presque pu palper le nuage.

Jean Louis, il s'appelle. C'est Mimi qui, en lui disant bonjour, me l'apprend. Il va bien, Jean-Louis. "juste un peu humide" précise-t-il en répondant au "Bonjour Jean-Louis, ça va?" de Mimi.

Il dégage quelque chose de ralenti, de doux. Il est là et il n'est pas là. 

Mimi, elle, est bien là, c'est elle qui est de comptoir ce matin-là.

Nous sommes absorbés, qui dans la Nounou (la Nouvelle République...), qui dans son nuage de coton très doux, qui dans ses Utopies. Nous n'avons pas vu Mimi enfiler sa veste. 
"Quelqu'un a besoin de quelque chose à la boulangerie?", interroge Mimi. Sourires, et ... non, personne n'a besoin de quelque chose à la boulangerie. Lulu s'inquiète de ce que Mimi n'emporte pas de parapluie. La pluie n'a pas cessé. "Je passerai à travers les gouttes" dit Mimi en franchissant la porte.

Lorsqu'elle revient, non seulement elle est passée à travers les gouttes, Mimi, mais elle a trouvé quelque chose à la boulangerie. Nous n'avions besoin de rien? Peut-être bien. Mais Mimi nous offre, à chacun, une chouquette. 

C'était chouette, ce matin. Et chacun, chacune, avec ou sans nuage, a goûté ce présent partagé. 

Il pleuvait des cordes et des chouquettes.

15 septembre 2013

Surprise rue Zabkowska

Ce jour-là, nous avions décidé d'aller passer notre après-midi dans le quartier Praga. Notre curiosité avait été sollicitée par la présentation du quartier que nous avions lue dans notre guide "Cartoville":

"Il faut traverser la Vistule pour se faire une idée de la Varsovie d'avant guerre, épargnée par les destructions. Rive droite, le quartier de Praga a conservé ses immeubles décrépits du XIXème s. et son bazar authentique. Populaire et malfamé, ignoré des touristes, Praga bouillonne depuis quelques années: des ateliers de peintres, des studios, des galeries d'art et des centres culturels underground colonisent usines désaffectées et autres espaces délabrés et bon marché. Praga "la mauvaise" devient peu à peu Praga "l'avant-gardiste", facette alternative et sans cesse en mouvement de la capitale". 

Le cartoville mentionnait la présence, dans ce même quartier, d'un ancien "bar à lait", dont nous avions trouvé, dans le Routard, cette description: "Les bars mlecznys (littéralement "bars à lait"): retenez bien ce nom. Pendant des décennies, ces petites cantines au décor et à l'atmosphère d'hospice ont été un peu la soupe populaire de la Pologne communiste. C'est assurément la façon la plus routarde de s'initier à la gastronomie nationale, folkore compris. Car même repeints, modernisés ou rebaptisés, les bars à lait gardent leurs usages traditionnels: panneau des plats de la taille d'un indicateur de chemin de fer généralement tout en polonais (...), cantinières souvent taciturnes, plateau à débarrasser soi-même... Le rituel est immuable: on fait la queue jusqu'à la caisse, où on passe et règle sa commande. Le ticket est alors transmis à la cuisinière" etc.....
Le bar Zabkowski, du quartier Praga était décrit ainsi: "L'emblématique "bar à lait" de Praga: ici rien n'a changé depuis l'époque communiste! Tons blanc sur blanc, silence de plomb et toute la cuisine populaire du pays. Soupes inévitables: barszcz, à la betterave, et krupnik, aux pommes de terre. S'y croisent de vieux habitués, étudiants et artistes sans le sou....". Sollicitée, la curiosité s'en trouvait aiguisée.

Après un tour au bazar, nous avons commencé notre exploration de Praga, et pris la rue Zabkowska, une des plus anciennes du quartier. Lorsque l'on passe les porches de cette rue et de quelques autres, on découvre la plupart du temps, dans les cours, cours parfois en enfilade, des petits autels colorés, illuminés, décorés, dédiés à la vierge. C'est autour de cette rue que Roman Polanski a tourné son très beau film "Le pianiste".

Tout au début de la rue Zabkowska, nous passons devant un bar qui me semble être à l'emplacement du bar à lait mentionné dans le guide. Vérification faite, oui, c'est bien le bar du n° 2 de la rue Zabkowska. Le temps que nous cherchions le précieux renseignement, un homme en jean, torse-nu, sort et s'adresse à nous en polonais. Nous utilisons une fois encore la formule magique: "We don't understand, we are french, France". L'homme nous adresse alors un sourire des plus réjouis, et nous parle en français.  Un français au fort accent polonais, à la syntaxe approximative, au vocabulaire hésitant, mais un français engageant et chaleureux, dont nous aurions aimé avoir, à notre disposition, l'équivalent en polonais. Il nous invite à entrer boire un verre. Nous lui expliquons que nous allons d'abord faire un tour dans le quartier mais que nous nous arrêterons au retour.

Après une visite étonnante au cours de laquelle nous goûterons l'inventivité du quartier (les murs sont couverts de peintures, dessins, fresques de qualité, des bistrots et des galeries se sont installés dans l'ancienne usine de Vodka, les deux côtés d'un porche sont ornés l'un de mosaiques, l'autre d'une sculpture à laquelle visiblement ont participé des enfants, l'empreinte de leurs petites mains dessinant tout le pourtour du tableau), nous revenons à notre bar à lait; celui dont nous allons apprendre un peu plus tard qu'il s'appelle Tadek nous accueille, épanoui. Il est là pour réparer un frigo du bistrot, la patronne est une amie.

Nous découvrons alors que le décor ne correspond pas plus à la description du Routard qu'à celle du Cartoville. Tout est coloré, des tableaux en nombre ornent les murs, de même que plusieurs grandes photos de militaires polonais, ce qui nous intrigue dès notre entrée: que font-ils dans un bistrot?
Plusieurs tables avec des fauteuils, des nappes en tissu dépareillées, mais toutes un peu façon début XXème, un piano sur lequel est posée une partition. 

Tadek nous présente la patronne, Zanka, une jeune femme au si beau sourire. Ils sont ravis l'un et l'autre de nous proposer bières, plats, soupes. La soupe, en Pologne, est quasi incontournable. Pour moi, ce sera une soupe froide à la betterave.

En attendant l'arrivée de nos boissons et plats divers, Tadek nous raconte: le Français, c'est la Belgique où il va régulièrement travailler. Il aime être là-bas, il s'y est fait des amis. Je n'ose lui demander s'il est payé au tarif du plombier polonais. Il semble en tout cas apprécier son patron. Il dit ses allées et venues.

Et puis il s'est aperçu de notre surprise devant les photos de militaires sur les murs, il a vu que nous nous interrogions. Il nous explique: ce sont des soldats qui ont appartenu à la résistance polonaise d'abord face à l'armée nazi, puis qui ont continué la lutte contre le gouvernement stalinien en Pologne.

Nous avons du mal au début à comprendre, et puis Zanka apporte un gros livre qu'elle pose sur notre table. Elle tient à nous expliquer, mais ne parle pas français. Tadek traduit: ici même, à Praga, ça a été rude pendant la période soviétique. Ici on a souffert, pas loin, il y avait les soldats clandestins.  Nous n'en comprendrons pas plus, barrière de la langue. 

Mais nous comprendrons combien cette affaire tient au coeur de Zanka qui a toujours habité le quartier. Quelles douleurs, quelles pertes se dessinent derrière cette insistance à nous faire savoir?

Zanka viendra reprendre le livre sur notre table, pour s'installer en terrasse et le feuilleter: à nouveau? 

Croyant trouver un bar à lait qui aurait été à la hauteur de cet exotisme passéiste qui tient certains touristes, et nous en étions, nous avons rencontré deux belles personnes, leur ordinaire fait de traces de souffrance, de sourire et de gaieté. La vie, quoi, la vraie.

Et puis, pendant que se déroulait cette rencontre, était arrivée sur la table la soupe froide à la betterave (botvinka).

Le bar à lait est devenu pour moi le bar à Zanka, à Tadek, le souvenir que j'en ai a une jolie couleur rose et un goût incomparable.






27 juillet 2013

Beau Séjour

Françoise Tomeno
27 juillet 2013

Oui, c'était un beau séjour. Je ne sais plus lequel d'entre nous nous y avait emmenés. C'était sur les hauts, sur le coteau, juste avant les vignes.

Elle nous accueillait là, avec ses cheveux mauves comme les vieilles dames les portaient à l'époque. Toute en rondeur, elle cuisinait comme pas une. La bonne cuisine au beurre, les petits pois maison tout fripés, le rôti cuit à point, qu'elle apportait de sa démarche un peu déhanchée. Elle était tout sourire.

Nous aimions y porter notre jeunesse, peut-être était-elle un peu notre grand-mère. Notre dimanche avait cette saveur du bon vivre.

Et puis la vie nous a emmenés chacun de notre côté, nous avons été plus citadins, et lorsque j'ai voulu y retourner, elle n'était plus là, le Beau Séjour avait fermé.

Ce jour de juin, j'y suis montée à pied. La bâtisse est toujours là, avec son enseigne. Le souvenir de la dame aux cheveux mauves m'a saisie une fois encore, celui de nos jeunesses m'a souri.

J'ai poursuivi mon chemin, croisé le sentier des écoliers. Si vous passez par là, prenez le. Une trouée dans le feuillage, une lumière au bout du sentier. Tout en bas sur votre droite, un potager. Le potager de l'épicerie restaurant cachée là, à deux pas de la belle église romane. Rien que des bons produits: de belles conserves, de beaux produits frais. Il n'est pas rare de voir l'un ou l'autre des cuisinières ou cuisiniers descendre cueillir au potager les herbes dont il va avoir besoin dans les minutes qui suivent. Vous y boirez un verre de Vouvray bien frais, vous goûterez avec gourmandise les pêches en gelée à la verveine. S'il fait beau, vous vous installerez sur la terrasse en bois, sous les feuillages d'une tonnelle, ou sous un parasol. Vous ne manquerez pas de craquer devant les trésors de l'épicerie. Vous pourrez également y passer boire un thé l'après-midi.

Oui, décidément, c'était un beau séjour.





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16 juillet 2013



L'enfant au boudoir

Françoise Tomeno
16 juillet 2013

Elles sont trois autour d'une table, à l'intérieur. Il ne fait pas encore assez chaud pour s'installer en terrasse. L'une d'elle a auprès d'elle une poussette où siège un bambin d'environ une année et demie.
Elles papotent, et ne font guère attention à cet enfant, qui ne semble pas s'en porter plus mal. De façon distraite, celle qui semble être "l'assistante familiale" comme on dit maintenant (il n'y a pas si longtemps on disait "assistante maternelle", et encore avant, "nourrice". Ah, les mots!), tend un boudoir à l'enfant. Celui-ci s'en saisit... et ne le mange pas. Les enfant ont parfois d'autres préoccupations. Il se met à jouer avec le boudoir, et essaie de le faire tenir dans un tout petit espace entre la poussette et la table. Il finit par y arriver. Personne n'a rien remarqué. Après un petit moment, la femme qui accompagne l'enfant (à moins que ce ne soit l'enfant qui l'accompagne quand elle va boire un café avec ses copines?), tourne son regard vers lui, voit le boudoir à cette drôle de place sans pour autant marquer aucun étonnement, le lui redonne tout aussi tranquillement et distraitement, tout en continuant de papoter avec ses copines. L'enfant cette fois prend le boudoir et le mange avec plaisir.

Les enfants sont des chercheurs expérimentateurs infatigables, quand on leur laisse de l'espace pour ce possible. Un espace où la tranquillité de l'une assure la tranquillité de l'autre, où chacun peut vaquer à ses occupations, l'une à son bavardage, l'autre à ses expériences.

Cet espace peut même être celui d'un bistrot.

15 juillet 2013

Bonjour P'tit Jojo

Françoise Tomeno
15 juillet 2013

Le voici à nouveau tout gai. Ca a bien l'air d'aller mieux, la vie, pour lui. Bon, il est encore un peu dépenaillé, mais le sourire est revenu; il n'a plus l'air abattu.

Il vient me saluer comme il fait toujours, mais ne s'attarde pas. Il va droit au comptoir et j'entends "Bonjour p'tit Jojo". Savez-vous qui il salue ainsi? Le poisson rouge de la maison, qui nage, ou plutôt surnage au milieu d'une forêt aquatique installée dans un très grand verre à pied, bistrot oblige, qui sert d'aquarium à P'tit Jojo.

P'tit Jojo: ma foi, en voici un avec qui je n'oserai pas tenir une conversation de bistrot. Mais P'tit Jojo a un ami, alors....

Défait

Françoise Tomeno
15 juillet 2013

J'arrive et je le vois assis à une place où je m'installe souvent, d'où je vois tout le bistrot. "J'ai pris votre place" me dit-il. Je le rassure (si toutefois il en avait besoin). Son apparence m'inquiète: lui qui est d'habitude bien mis, très propre, est aujourd'hui tout dépenaillé. Ses vêtements sont sales, ses cheveux sont gras, il ne s'est pas rasé. 

C'est lui qui fait la manche dans le coin et dont je vous parle parfois. 

Surprise de le voir dans cet état, je lui demande comment il va. J'apprends qu'il a des soucis de santé, qu'il va chez le médecin dans les heures qui suivent, qu'il attend des résultats d'examen.

Je lui adresse quelques mots pour lui signifier de prendre bien soin de lui. 

Après avoir quitté le bistrot, je souris: et si "ma place" lui avait donné un peu de coeur à l'ouvrage de la vie? Allez savoir....

Je vous reçois 5 sur 5

Françoise Tomeno
15 juillet 2013

Je suis en train de lire lorsqu'il arrive. Un gros livre, très sérieux. Comme à l'accoutumée, il s'approche et nous nous serrons la main avec les bonjours d'usage. Pas comme à l'accoutumée, et tout en se dirigeant vers le comptoir, il enchaîne: "Qu'est-ce que vous lisez?" Je suis surprise. Je le connais comme faisant la manche dans le quartier, fréquentant le bistrot régulièrement le matin et ne buvant que de la bière. Le cliché fait que je ne m'attendais pas à ce qu'il s'intéresse à mes lectures. Je me lance alors dans des explications alambiquées: je lis un gros ouvrage sur l'évolution des biotechnologies et les dérives qu'elles peuvent susciter. Toute à mon affaire, j'essaye non seulement de rendre compte de ce que je lis, mais également de l'intérêt que j'y trouve, je bafouille un peu face à cet interlocuteur inattendu. Lorsque je m'interromps, j'entends: "Je vous reçois 5 sur 5". Et notre homme de me donner son avis sur cette évolution, avis que je trouve tout à fait pertinent. Notre conversation sur le sujet prend fin, et il va rejoindre des connaissances qui se sont entre temps assises à une table.

Lorsque je m'en vais, je passe devant la table où il est installé, et il prend le temps, en une minute à peine, de me faire part d'une lecture qu'il a faite, un policier qu'il a jugé remarquable, dont il me donne les références. Toujours à sa façon, gaie et engageante.

Échange 5 sur 5.

19 juin 2013

Appelez-moi Françoise

Françoise Tomeno
19 juin 2013

À force, on finit par connaître les prénoms des uns et ceux des autres. Pour autant, on n'ose pas forcément les appeler, les uns et les autres, par leurs prénoms; cela voudrait dire que l'on se considère comme l'un de leurs familiers. 

À partir de quand passe-t-on, dans un bistrot, du statut d'habitué à celui de familier? À partir de quand fait-on partie de cette petite famille du quartier?

J'avais entendu son prénom comme celui de quelques autres. Un peu en retrait, elle m'adressait un bonjour intimidé et discret. Elle conversait avec ces quelques autres de façon familière. 
Son prénom était celui que mes parents avaient eu l'intention de me donner à ma naissance. L'histoire familiale en avait décidé autrement. Cette proximité du prénom me la rendait familière. 

Laquelle des deux a franchi le pas la première? Je crois que c'est elle, qui avait entendu que je donnais du Gaston à l'un, du Raymonde à l'autre. Un jour, toujours un peu lointaine et timide, je l'entends me dire "Bonjour Françoise".

Émotion, coeur d'artichaut, il faut vous y faire, je suis comme ça.

Par la suite, j'irai vers elle et l'appellerai par ce prénom qui aurait pu être le mien.

Depuis, il y a eu suffisamment de proximité pour que j'aie pu lui demander des nouvelles de Raymonde qui avait été hospitalisé pour une opération.

La discrétion reste de mise.

Ca va être sa fête

Françoise Tomeno
19 juin 2013

"Je peux prendre ça?" dit-elle.
"Ca", c'est une sorte de grand tableau double où l'on inscrit habituellement, dans ce bistrot, ce qui est destiné aux enfants le mercredi, jour qui leur est réservé, jour sans alcool.

Nous ne sommes pas mercredi. Que se passe-t-il? Une voix, du comptoir, répond que oui, elle peut prendre ça.

Elle prend ça, l'installe sur le trottoir à l'entrée de la terrasse. Je bois mon café à l'intérieur.

Lorsque je sors, je lis ce qui a été écrit par elle sur ça: "Bonne fête André".

Eh! C'est la Saint André. C'est André qui va être content de cette belle attention.

La vie vous a de ces façons.

18 juin 2013

À Bordeaux


Au cent quatre, Paris.


Tout simplement, pour rien, pour le plaisir

Aller au bistrot tout simplement, pour rien, pour le plaisir.

J'avais fini par me faire une quasi obligation de vous offrir une à deux chroniques par semaine. Une véritable petite entreprise de production de chroniques. Quel en était l'employeur imaginaire? Vous, dont j'étais en quelque sorte "l'obligée", comme on disait autrefois? Moi-même, menant ma petite auto-entreprise, façon libéralisme, où l'on doit faire fructifier son "capital humain", fût-il celui de l'écriture?

Retrouver le plaisir du "pour rien", simplement aller boire un café, se reposer, travailler. Ne plus être à l'affût, ne plus guetter les petites choses de la vie qui alimentaient ces chroniques. Pour autant, les laisser venir. Ne pas forcément les noter. Laisser faire la vie.

C'est ainsi qu'à la faveur de ce changement, j'ai pu me trouver à la rencontre de l'un, de l'une, ou de l'autre, un peu plus près. Je n'étais plus déjà-le-stylo-à-la-main-dans-ma-tête, pensant plus à ce que j'allais pouvoir écrire qu'à ce qui se jouait de l'un à l'autre, mais j'étais là, simplement. Alors les conversations se sont faites plus chaleureuses, plus proches, en restant dans la décence des connaissances de bistrot. Nous faisions connaissance. Cette connaissance a son coût: je ne peux plus publier une écriture concernant l'un ou l'autre de celles et de ceux qui me sont devenus plus proches. Respect pour leurs intimités. Et c'est bien comme ça, la vie n'est pas dans l'écriture, mais sur sa scène à elle.

Au passage, au cours de ce passage, des petites scènes se sont révélées cependant. Elles sont en réserve, prêtes à être écrites.

Chers habitués, vous ne vous apercevrez peut-être pas du changement. Pour moi, il a déjà eu lieu.
Je vous salue,
Françoise Tomeno
18 juin 2013


01 avril 2013

Pause

Françoise Tomeno
le premier avril 2013

Bonjour à vous,

je vais faire une petite pause. Si si.
Combien de temps? Je n'en sais rien. Une pause à un temps, une pause à deux temps, une pause à trois temps, une petite valse, peut-être? Allez savoir. Il existe des mesures à sept temps, onze temps. Alors, je ne vais pas me gêner.

Quelqu'un au fond de la salle: 
-"C'est un poisson d'avril!"

Mais non!
Allez, vous verrez bien....
Et puis ça vous permettra d'aller vous promener ailleurs, il faut faire attention à ne pas se laisser enfermer dans les habitudes.

Chers habitués, je vous salue.



Comment ça va, sur la terre?

Françoise Tomeno
31 mars 2013

Conversation

(sur le pas de la porte, avec bonhomie)

Comment ça va sur la terre?
- Ca va, ça va, ça va bien.

Les petits chiens sont-ils propères?
Mon Dieu oui, merci bien.

Et les nuages?
- Ca flotte.

Et les volcans?
- Ca mijote.

Et les fleuves?
- Ca s'écoule.

Et le temps?
- Ca se déroule.

Et votre âme?
- Elle est malade
le printemps était trop vert
elle a mangé trop de salade.

Jean Tardieu, Monsieur Monsieur (1951)


- "Comment ça va, Joséphine?"

Voici comment on l'accueille, depuis quelques jours, Joséphine. Comment la plupart des habitués l'accueillent, depuis son retour. 

On ne lui dit pas: "Bonjour Joséphine, ça va?". Vous savez, ce "ça va?" qui n'attend souvent pas de réponse, surtout pas de "Ben non, ça va pas". On dit ça comme ça, pour faire joli dans la conversation. 

Non, on lui dit, à Joséphine: "Bonjour Joséphine, comment ça va?". 
Et ça change tout. Parce qu'on voit bien, depuis qu'elle est revenue, que ça va mieux. Alors tout le monde est content de pouvoir à nouveau l'accueillir, Joséphine, et de l'entendre dire en souriant "Ca va".

Le printemps de l'hiver a été trop vert, son âme, à Joséphine, elle a mangé trop de salade. Alors ça lui a fait des salades dans la tête, à Joséphine. Ca lui arrive de temps en temps,  à ce qu'on m'a dit. De temps en temps, régulièrement, son âme mange trop de salade. Alors elle se met à en faire, des salades, dans le bistrot. 
D'abord, elle donne tout ce qu'elle peut, à tout le monde, même de l'argent qu'elle donne Joséphine. C'est le signal, le signal que ça commence à ne pas aller, ces histoires de salades. Et puis elle en fait bien d'autres, des salades. Elles sortent de sa bouche tout comme elles y sont rentrées. Alors elle parle, elle parle, à tout le monde, fort, elle envahit tout l'espace avec ses salades sonores, même que ça en devient gênant, à force. 
Il y en a une que ça gêne, c'est Lulu. Elle n'aime pas quand Joséphine fait des salades. Ca doit lui faire peur, à Lulu, les salades à Joséphine. Du coup, ça la rend mal aimable, Lulu.

Au milieu de ses salades, à Joséphine, il se cache des trésors. "Des trésors dans des salades?" dit quelqu'un. "Quelle drôle d'idée!".
Mais ce n'est pas une idée, c'est une vérité. Une vérité vraie. Ca n'est pas si souvent qu'on en tient une, de vérité vraie. Pour une fois! La plupart du temps, ce qu'on arrive à attraper au vol, ce sont des vérités fausses.
Un jour où Joséphine commençait à laisser s'échapper de sa bouche les premières salades sonores, elle m'a parlé de ce qui lui arrivait quand les salades montaient, montaient. Elle m'en a parlé dans des termes que même les docteurs ils ne sauraient pas dire. Mieux qu'eux. Avec ses paroles de salades de vérité. J'étais très émue. Je me disais "Il faudra que je me souvienne de ce qu'elle m'a dit là. C'est fulgurant de vérité". Et puis, sans doute par respect pour elle, j'ai oublié l'exactitude de ses paroles. Je me souviens de leur vérité, de leur vérité criante.

Quand les salades montent dans la tête à Joséphine, tout le monde est très embêté. Pas que pour l'ambiance du bistrot, mais aussi pour Joséphine. Parce que dans ce bistrot là, Monsieur (ou Madame, d'ailleurs), on y fait attention, aux personnes humaines qui vont et qui viennent. On en prend soin, même. Si, je vous le jure, ça ne paraît même pas croyable, je sais. Mais c'est comme ça.

Alors comme ça, un jour où elle n'est pas là, Joséphine, on en cause. On se demande comment faire, pour Joséphine. On sait que, des fois, elle va dans un lieu de repos pour les salades qui vous envahissent la tête. Oui, mais on ne peut quand même pas l'y emmener avec toutes ses salades. 

Et puis un jour, il y a dans son paysage une amie qui fait signe, et qui l'aide à aller faire reposer ses salades dans le lieu fait pour ça, fait pour les salades que l'on peut parfois avoir dans la tête. C'est des fois comme ça la vie, il y a des amis qui vous filent un coup de main.  Un coup de main pour les salades.

Le temps passe. 

Et puis un jour, elle arrive. 
Joséphine, le retour. 
Elle a la voix devenue douce, discrète. Elle salue avec plaisir. Ma foi, nous aussi, ça nous fait drôlement plaisir de la revoir là, moins encombrée de ses salades. 

La vie reprend son cours. Elle retrouve sa place naturellement, Joséphine, simplement. Personne n'en fait un fromage, des salades à Joséphine. Et elle, elle sait que c'est possible de revenir, naturellement. Parce que les salades à Joséphine, c'est du naturel; du naturel humain. Ici, dans ce bistrot, on sait ça. Les personnes derrière le comptoir le savent avec talent, avec humanité.

Vous savez quoi? J'aimerais des fois croire en Dieu. J'irais me caler quelques minutes dans une église (plutôt une belle, une église romane, tant qu'à faire...), et je le prierais le Dieu de garder sur cette terre ce lieu où "ça" peut arriver. De permettre que d'autres lieux comme ça existent et durent.

Pas de chance, je n'y crois pas, au Dieu. 
Ca ne va pas m'empêcher de causer pour autant. Et de dire tout le bien que je peux de ce lieu, où quelque chose peut avoir ainsi lieu, trouver place, l'humanité qui laisse monter ses salades. Ca arrive à tous les jardiniers et toutes les jardinières.