Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

16 juillet 2012

UN ALLER ET RETOUR POUR UN 14 JUILLET SANS TAMBOUR NI TROMPETTE

Françoise Tomeno
16 juillet 2012

Ce samedi 14 juillet 2012, 8 heures du matin, au Buffet de la Gare de Saint Pierre des Corps. Mon amie serveuse n'est pas là, dommage, j'aurais aimé lui faire signe. Les deux serveurs ont déjà l'air fatigué: en ces jours de départ en vacances, ils ont fort à faire, d'autant que certains clients manquent parfois d'égard envers eux.

Et moi, me voilà à nouveau là, dans ce buffet de la gare de Saint Pierre. Ce jour, je pars rejoindre un certain nombre de mes camarades de l'ALFPHV [1]. Une de nos collègues belge venant travailler à Paris le 13 juillet, elle nous a proposé, pour notre réunion de travail, la date du samedi 14 juillet. Pour un Belge, ça ne veut pas dire grand chose. Les Français, eux, ont ri... et ont dit banco. Cela nous a amusés de nous imaginer penchés, laborieusement, sur notre tâche d'établir un Florilège de nos textes les plus importants, parus depuis une quarantaine d'années. Et ce à deux pas des Invalides, à trois pas du défilé militaire. Pied de nez aux festivités armées. Nos seules armes seraient notre amitié indéfectible, notre ténacité à défendre nos positions cliniques face à l'envahisseur comportemental, et notre travail.

Je suis là, au buffet de la gare de Saint Pierre des Corps, et j'ai aussi en tête que c'est aujourd'hui le jour anniversaire de la création de ce Blog, des deux premières chroniques de bistrot qui l'ont fait démarrer, après avoir adopté une chronique plus ancienne. Parmi les deux chroniques écrites le 14 juillet 2011, il y en a une qui s'appelle précisément "Au buffet de la gare de Saint Pierre des Corps". J'ai en tête ce jour de création. J'emploie ce mot avec modestie: je n'ai pas de prétention littéraire ni artistique; il s'agit pour moi de témoigner de petits moments de vie. Création comme nous essayons de créer notre propre vie d'instant en instant. Mais rendre publiques ces témoignages (sans cette publicité, ils n'auraient pas cette qualité de témoignage), par l'intermédiaire d'un Blog, c'est, ce jour du 14 juillet 2011, une vraie création. Prendre le risque que je sache mal me débrouiller de ce bricolage, nouveau pour moi. Prendre le risque d'offrir à la lecture ce qui émane de moi, de m'exposer. Prendre le risque de l'écriture. Ca s'est fait comme ça, tout d'un coup. J'y pensais depuis un certain temps. Mais c'est ce jour-là, à cette heure-là de l'après-midi, que c'est venu, tout seul, comme un bébé qui pousse la porte de l'entrée dans le monde. Un long temps, riche, l'avait précédé, c'était le moment.

Depuis, ça n'a pas cessé, et j'ai même, il y a une quinzaine de jours, poussé la fantaisie jusqu'à créer un nouveau Blog. C'est que d'autres textes poussaient à l'intérieur de moi, qui n'étaient pas des chroniques de bistrot, mais des petits événements survenus ici ou là, des réflexions. J'ai appelé ce Blog "La Part des Anges", en allant sur la page vous saurez pourquoi. Ainsi, ce démarrage continue d'être porteur, fécond. 

Cependant, le jour premier où l'événement de la création a eu lieu reste unique. Une création presque malgré soi, dont on ne sait qu'elle a eu lieu qu'une fois qu'elle est advenue au monde. 

Plusieurs fois ces deux jours, j'aurai le sentiment de sentir une petite créature volante et diaphane frôler mes joues. C'est "le vague à l'âme". Elle (c'est une fille) est là parfois pour accompagner la mémoire de ces moments uniques, avec une certaine douceur. Elle est ombre et lumière. Je serai à certains moments sur mes gardes, parce que, parfois, deux effrontées, la Nostalgie et la Mélancolie, profitent du sillage de Mademoiselle le vague à l'âme, pour se glisser à sa suite. Je m'affolerai une fois ou l'autre, au cours de ces deux jours, à l'idée qu'elles pourraient s'être glissées là, et je me tiendrai sur mes gardes au cas où. 

Aujourd'hui encore, le bistrot m'inspire. Une famille arrive. Un des serveurs la salue à haute voix, avec beaucoup de gentillesse. Pas un mot en face, pas un regard. La famille s'installe. Je poursuis alors une réflexion que j'ai déjà entreprise, autour du mot "servir". Il y a servir à table, ce que font les garçons de café, les serveuses; il y a être au service d'un patron, c'est ce qu'ils font avec leur employeur. Ca n'a tout de même rien à voir. On devrait donner des cours de langue française aux clients des bistrots. Si le serveur les sert, c'est qu'il fait le service de table. Ce n'est pas parce qu'il est à leur service, et ils ne sont pas leur employeur.
Non mais!....

Arrivée à Paris, je dois rejoindre mes camarades au bistrot Le Duroc. Notre bistrot habituel, le François Coppée, est fermé, pour cause de fête nationale. J'aime toujours autant nos rendez-vous. Ils sont l'occasion, outre le travail, de moments privilégiés à deux, à trois, pendant lesquels, attendant les autres, on prend le temps de se donner des nouvelles de nos âmes. Lorsque j'arrive, Geneviève est là, et c'est ce que nous faisons. Ce n'est qu'ensuite que je remarquerai qu'il y a sur les murs des fresques, que je n'avais encore jamais vues. Elles me font penser à celles du Café du Père Riou [2]. 

Après la matinée de travail, nous ferons la pause déjeuner au Duroc. Le Duroc sera notre guinguette du 14 juillet. Il manquera la Marne, l'accordéon, mais il n'y aura qu'à l'imaginer, et remplacer le French Cancan par une valse musette.



Alors bien sûr, je penserai au groupe dont j'ai fait partie, "Puisque Rien N'est Fini" [3], avec lequel j'ai chanté, dans les rues, sur les marchés, des chansons réalistes, et justement "La Guinguette a fermé ses volets", volets qui rouvrent à la fin, pour la plus grande joie des danseurs.

"La guinguette a rouvert ses volets.
Les joyeux triolets
De l'accordéon fusent
Les lampions éclairent, discrets,
Les couples guillerets
En leurs ombres confuses."


15 juillet. Aujourd'hui, je prends un train de banlieue pour aller retrouver une vieille amie qui vient de fêter ses 90 ans. Je suis, comme toujours, en avance. Je m'installe au buffet de la gare. Triste, le buffet. Le grand escalier en fer forgé est tout gris, des géraniums en plastique tout poussiéreux ne tentent même plus de faire une décoration. À l'intérieur du buffet s'est installée une de ces entreprises de distribution de cafés, de boissons et de sandwichs, comme on en voit partout. Le café est servi dans un verre en carton. Bon, je n'ai pas trop le choix. Je prends mon mal en patience, lorsque je suis assaillie par une salve de bulles de savon. C'est le feu d'artifice que j'ai raté hier soir. Une fillette d'environ 7 ans lance les bulles, et sa toute petite soeur de 3, 4 ans, en robe à carreaux vichy, essaie de les attraper. C'est joli comme l'enfance et les rêves. La petiote court partout, lève les bras, en attrape une, rate l'autre. Une de ces bulles arrive près de moi, très haut, suivie par deux petits bras qui, malgré toute leur énergie, n'arrivent pas à atteindre le rêve transparent. Hop, je l'attrape, et la petite et moi rions ensemble. Cette journée de retrouvailles avec mon amie commence avec une couleur de rêve, je n'en suis pas fâchée.

Je retrouve ma vieille amie au sortir de cette petite gare de banlieue. Nous ne nous sommes pus revues depuis environ vingt années. Des fâcheries familiales, des malentendus, la fierté qui s'ensuit et qui empêche chacune de refaire signe. Et puis un jour, allez savoir pourquoi, l'une ou l'autre appelle, papote. Le temps est passé. Quelque chose a cicatrisé. Nous tombons dans les bras l'une de l'autre. Une dame qui passe par là ne peut s'empêcher de commenter "Que c'est beau, que c'est beau". Oui, c'est beau comme la vie qui nous pousse à vivre. Mon amie me dit "je te dois un restaurant de poisson depuis...". Je suis toute émue. Elle raccorde là où il y avait du plaisir à se voir, et du côté d'une dette restée en suspens. Nous voilà parties, et j'aurai presque ma guinguette au bord de la Marne. Celle-ci sera à deux pas, nous la traverserons, nous aurons le poisson, et à la place de l'accordéon musette et des danses, notre amitié. Elle me dira, en parlant de son âme, "Je continue d'avancer". Comme j'espère, si j'atteins un jour son âge, pouvoir dire comme elle. Elle me dit aussi: "Quand tu as appelé et que tu m'as dit que tu viendrais, je me suis dit que tu n'aurais sans doute pas le temps".
Ce 15 juillet, j'ai choisi de dire oui à ces retrouvailles, et notre guinguette, qui n'en était pas une, avait rouvert ses volets, chère, très chère vieille amie.

16 juillet, c'est le retour "à la maison". Arrivée à Saint Pierre des Corps, je fais un tour au buffet, mon amie n'est pas là, peut-être en vacances. Je file alors mon chemin, j'ai à écrire, ce texte, et quelques autres pour La Part des Anges.

[1] Association de Langue Française des Psychologues travaillant avec des personnes Handicapées de la Vue.

CAFÉ COMPTOIR