Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

17 décembre 2011

MADAME, MONSIEUR, HIVER.

Françoise Tomeno
17 décembre 2011

Aujourd’hui, je vous vois arriver de loin. Vous débouchez de la petite rue en face du bistrot, de l’autre côté de la place. Vous avancez d’un même  pas, appuyés l’un sur l’autre, on dirait que chacun de vous empêche l’autre de tomber.

D’habitude, vous arrivez l’un après l’autre. C’est vous qui arrivez la première, Madame. Monsieur suit, de son pas boitillant. Vous « réservez » la table en y posant délicatement le bout de vos doigts, et vous attendez Monsieur. Vous ne vous asseyez que lorsqu’il est arrivé. Une fois, une fois seulement, c’est vous, Monsieur, qui êtes arrivé le premier. C’était un joli jour d’été, et vous veniez vite retrouver l’amabilité et la gaieté des jeunes serveuses. Cela vous rendait tout guilleret, vous faisiez plaisir à voir. Madame vous avait rejoint, elle n’était pas en reste, elle aussi avait la conversation alerte.

Vous avancez ce jour d’un pas « accordé », d’un pas encore un peu plus lent que d’habitude. Une chose me frappe tout de suite : en ce jour plutôt gris, vous portez, Madame, des lunettes de soleil, que l’on appelle aussi lunettes noires. Ce nom leur va à merveille aujourd’hui : les montures sont noires, les verres d’un noir opaque qui cache profondément votre regard. Vous portez aussi un foulard que je ne vous ai jamais vu : d’un rose orange, qui fait penser au soleil couchant, celui qui éblouit moins. Je me prends à rêvasser : vous portez, ce jour d’hiver, des traces du soleil de l’été. Comme des traces du soleil de l’été de votre vie, vous qui êtes entrée dans sa période hivernale.

De ce petit pas accordé, vous arrivez tout doucement au bistrot. « Votre » table est occupée par un homme seul. Il ne me semble pas que ce soit un habitué de vos horaires (nous avons les mêmes, vous et moi), et je ne pense pas qu’il vous connaisse. Vous avez l’un et l’autre un moment d’hésitation, vous ne savez pas encore quelle table vous allez élire. Vos regards et vos corps tournent presque imperceptiblement. Le Monsieur voit, saisit, et se lève, vous laissant occuper cet espace près de la porte d’entrée que vous affectionnez. Le temps de prendre place, vous m’apercevez, Madame, et me faites signe, de loin. Depuis quelque temps, nous avions pris l’habitude de faire un pas les uns vers les autres pour nous saluer. Aujourd’hui, vous semblez très fatiguée, le petit signe de loin fera l’affaire, et m’arrête net dans ce qui commençait à être mon élan. Monsieur, lui, ne m’a pas vue. Vous vous asseyez. Monsieur alors me voit, et m’adresse un salut de la main, façon « reine d’Angleterre ». Ce détail me fait rire : lorsque nos parents faisaient les courses en ville, et nous laissaient un moment dans la voiture, nous nous amusions, ma sœur et moi, à adresser à la foule ces fameux saluts façon reine d’Angleterre. Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu personne qui nous ait vues, mais cela n’avait aucune importance : le jeu dans lequel nous étions quasiment en permanence nous apportait des admirateurs fictifs, et nous étions joyeuses comme ça.

Ce jour-là, vous ne restez pas longtemps au bistrot, la fatigue, sans doute. Vous repartez de ce pas toujours accordé, en appui l’un sur l’autre.

C’est alors seulement que je laisse mon esprit vagabonder, et s’attarder sur le soleil couchant de votre vie,  Madame, et sur ces sortes d’emblèmes que deviennent tout doucement pour moi votre foulard et vos lunettes.

Je m’interroge sur le Soleil, son éblouissement dont vous vous protégeriez. Mais je ne peux m’empêcher de penser que vos lunettes pourraient aussi bien cacher quelques larmes. Et ces deux idées, rêveries, se mettent alors à cohabiter, l’une n’excluant pas l’autre, bien au contraire. Parmi ces larmes, j’en vois une, très belle, en forme de goutte. Au creux de cette larme est blottie une « chute » de soleil, une chute comme les chutes de tissu en couture, ces petits morceaux qui restent, tombent, une fois la forme du patron découpée. Trace en creux de la découpe de la vie. Un petit grain de soleil.
Dans mon imagination, la brillance de la larme éclaire le grain de soleil, tout comme la luminosité de la chute de soleil rejaillit sur le contour de la larme. Une larme qui se transforme en luciole, qui clignote la vie et les sourires bien cachés au creux de la larme. Une luciole qui se ferait l’écho de votre foulard couleur du couchant.

Se pourrait-il, Madame, que la vie laisse, au creux de nos larmes, des lucioles qui continueraient de clignoter, et que la pudeur commanderait de mettre à l’abri des regards ?

Mais alors, les lucioles ne seraient pas les ennemies du Soleil ? Elles en seraient la trace?

Je pense alors à la chanson de Gianmaria Testa, « Una lucciola d’agosto ». La luciole de la chanson meurt de trop de soleil, de sa lumière « assassine ». Et pourtant, tout à la fin,

« e la vide il sole da lontano
sopra quel fiore di neve
e alla lucciola
sorrise »

le Soleil la voit de loin, et lui sourit. Je n’ai jamais compris cette fin. Aujourd’hui, mon imagination, mes rêveries, me font entrevoir un joli lien de lumière qui unirait luciole et soleil. Mais peut-être alors ne serait-ce pas le Soleil éblouissant, trop plein. Ce serait plus simplement ce soleil couchant, celui de votre foulard, Madame.

Vous aviez ce jour-là, Madame, revêtue de vos emblèmes de soleil et de larmes, une bien belle élégance de l’âme.





19 novembre 2011

"CE MATIN, ON AVAIT PERDU LES CHAUSSETTES"

Françoise Tomeno
19 novembre 2011

Depuis quelque temps, il arrive assez fréquemment que l’on voit des enfants dans les bistrots le mercredi. Oh, en tout bien tout honneur, accompagnés qui d’une maman, plutôt l’après-midi, qui de ses grands parents, l’après-midi également, qui d’un papa. Avec les papas, tous les horaires sont  permis. Papas de garde ce jour-là, qui commencent par exemple la journée par une petite collation bavarde, qui se décline en chocolats, coca, jus de fruits.

Ce matin, un jeune papa, la trentaine brune et bien bouclée, arrive un large sourire aux lèvres avec une petite fille dans les six ou sept ans, et un petit gars un peu plus jeune.

C’est Petit Gars qui s’avance le premier, d’un pas assez assuré, et qui choisit la table : « C’est un bon choix », commente papa. La demoiselle, elle, prend son temps, promène d’abord son regard partout, puis les rejoint.

Les deux gars en chocolat, père et fils, commandent deux chocolats, comme il se doit. Et la fille à la vanille, veut… un sirop à la rose ! Bon, il n’y en a pas dans ce bistrot-là. Marie, la serveuse, est au regret. Elle s’apprête à énumérer le nom de tous les sirops possibles dans ce bistrot, mais le premier fera l’affaire, un sirop de kiwi, voilà un semblant de rime rétabli.

Pendant ce temps-là, papa a réfléchi et se désolidarise de son gars en chocolat : finalement il redevient grand, papa, et prend un café. Papa n’est pas en chocolat, mais en café. Qu’a fait quoi, papa ? Gaffé, je dirais bien, vous allez voir….

Une dame et un monsieur s’installent à la table à côté de la leur. Avenants, ils engagent la conversation, sans montrer beaucoup d’originalité : « Tu as quel âge ? »… c’est d’un barbant, les grandes personnes. C’est pour elles que ça a de l’importance, ce genre de question ; parce que leur âge, à elles, il en a pris un sérieux coup dans l’aile, et ils sont envieux de l’enfance qu’ils ont perdue. Les enfants sont polis, et Petit Gars dit qu’il a quatre ans. Papa ajoute : « Cinq dans quinze jours ». Mais Petit Gars, tant qu’il n’a pas cinq ans, il en a quatre. C’est aussi un truc de grandes personnes, les intermédiaires de l’âge. Le jour où Petit Gars aura cinq ans, il aura grandi brusquement dans la nuit, et il saura qu’il pèse autrement dans la tête des grands. Mais tant que c’est pas fait, ça reste à faire.

Une fois ces banalités passées, Petit Gars en vient à ce qui l’intéresse lui, et déclare aux voisins : « Ce matin, on avait perdu les chaussettes, alors je suis venu ici pieds nus ».

Je suis estomaquée par cette phrase : pas par le coup des chaussettes, ce sont des choses qui arrivent, qu’on perde ses chaussettes. Ce qui me frappe et qui m’amuse, c’est l’indétermination de la phrase. « On » avait perdu : mais qui ça, on ? « Les » chaussettes : mais à qui, les chaussettes ?

Pour le "on", solidarité de bonshommes, en perspective de maman qui va râler? Et « les » chaussettes, ça permet de se dédouaner pour Petit Gars ? S’il avait dit « mes » chaussettes, n’aurait-il pas été considéré comme responsable de ces fameuses chaussettes, malgré ses quatre, presque cinq ans ? Alors il n’aurait pas pu dire « On avait perdu mes chaussettes », et  aurait été obligé de dire : « J’avais perdu mes chaussettes ».

La phrase aurait pu être aussi : « Papa avait perdu mes chaussettes ». Mais accuser papa comme ça, c’est risqué, surtout si c’est « mes » chaussettes. Restait encore possible : « Papa et moi, on avait perdu mes chaussettes ». Ca, ce sera pour quand Petit Gars aura cinq ans, et pourra se poser comme papa, responsable de ses chaussettes. Grâce à l’indétermination de sa petite phrase, il peut profiter encore quinze jours de ses quatre ans.

Et papa, finalement, c’est lui qui a gaffé : c’était à lui de faire attention à l’endroit où étaient passées les chaussettes.

Bon café, papa.

10 novembre 2011

SOI ET LES AUTRES



Françoise Tomeno
10 novembre 2011

Soi et les autres : oui, carrément ! J’emprunte ce titre à Michel Foucault, titre d’un des chapitres de son livre « Le souci de soi »[1]. Parce que c’est en travaillant ce chapitre, ce matin, au bistrot, que m’est venue cette petite chronique. Parce qu’aussi il y est question d'un certain souci de soi et des autres.

J’ai du temps ce matin, ou plutôt je le prends, au lieu d’aller baguenauder dans la ville avant mon cours de gym. Je me mets au boulot pour le prochain « groupe Foucault », un groupe de travail que j’aime beaucoup. Hier j’avais déjà essayé, mais je n’arrivais pas à me concentrer ; l’esprit ailleurs.

Ce matin, non seulement j’y arrive (ne dirait-on pas qu’il s’agit d’un mouvement délicat de gymnastique? La participation du corps est peut-être bien requise dans cet exercice … !), mais j’y prends grand plaisir. L’écriture de Michel Foucault ! Beau maillage de mots, de phrases.

Tous ces derniers temps, la concentration était devenue difficile. Il se nichait là, discrètement, et heureusement, à titre provisoire, une difficulté à me débrouiller du monde. Une sorte de souci de soi et de mes autres qui m’absorbait, m’aspirait.

Le plaisir de lire, de lire cette belle langue foucaldienne, cette belle pensée, qu’on soit d’accord ou pas avec elle, revient tout doucement ce matin, après les premiers échauffements des premières pages. Je suis toujours surprise lorsque, l’âme un peu abîmée, on retrouve souffle, vie, par une étrange alchimie qui transforme un souci de l’âme en plaisir de vivre. Mon attention est là, à nouveau amusée. Mais elle m’isole, tant elle est forte, du bruissement du bistrot.

Soudain, cette attention entrouvre sa fenêtre. Depuis un moment, je ne faisais plus non plus bien attention à ce qui se passait dans le bistrot. C’est alors comme si, ayant retrouvé de l’attention amusée, je pouvais la transférer à cet ailleurs si proche.

C’est à ce moment précis que j’entends la voix de Jean. Pas encore les mots. Une voix qui s’exclame. Je ne sais pas encore de quoi, je prends le train en route, y compris celui de l’intonation. Jean, au bar, s’adresse, le journal local à la main, à Claire, la serveuse. Quelque chose l’intrigue ? L’étonne ? Le tracasse ? Le scandalise ?

Je m’éveille au son de cette voix, et sors alors de mon retrait. Je regarde Jean et son journal. Jean me voit le voir. Jean m’appelle toujours « Madame », depuis un premier échange au cours duquel il s’était montré dans un premier temps agressif, allez savoir pourquoi, et j’avais tenu tranquillement face à lui. Jean s’approche et vient me montrer l’objet de son étonnement : à la une du journal, la photo d’un homme qui fait la manche. Jean m’explique avec démonstration à l’appui en se touchant le visage et en montrant la photo, que c’est son sosie. Je suis étonnée, je ne vois pas du tout la ressemblance, mais cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est ce que ça fait à Jean : « J’ai un sosie ! Quand je vais aller chiner aux puces, on va m’envoyer balader, on va penser que je viens faire la manche ».

Mais qu’est-ce que Jean reconnaît donc de lui dans cette photo ? Son visage, ou plutôt une certaine posture dans le monde, qui aurait été démasquée à son insu ?

Et qu’est-ce donc qu’un chineur ?

Moi aussi j’aime chiner. Tout. Les fringues, les objets de maison, et tout ce que je trouve sans l’avoir cherché, ou sans savoir que je le cherchais, comme les belles rencontres. Samedi, justement, l’âme en bandoulière, je me suis retrouvée, sans l’avoir vu venir, à l’étale de la marchande de dentelles du marché aux puces. Je me suis plongée avec délices dans des boîtes qui contenaient non pas des objets finis (elle en a, la marchande : robes, nappes, rideaux…), mais dans les boîtes qui contenaient des chutes, comme on dit, des morceaux rescapés, des petits bouts, comme ces objets de la vie qui nous restent de rencontres, d’épreuves, de plaisirs….. J’étais incapable d’expliquer à la marchande, affable et intéressée par ma recherche, ce que j’allais en faire ; je me prenais à rêver, tout en choisissant, "à la couleur", que j’allais composer quelque chose avec ça. Mais je sais bien que c’est avec les mots et seulement les mots, que je tisse, coupe, assemble, coud, reprise, brode. J’ai d’ailleurs depuis quelques semaines la métaphore couturière, genre travaux d’aiguilles, points, mailles, etc. Mes mains, elles, se refusent obstinément à faire ce même travail. Je peux juste rapprocher des bouts de tissu, de dentelles, de couleurs, comme des associations d’idées.

Le nez dans les boîtes, je retrouve, sans le réaliser tout de suite, un plaisir de gamine : lorsque je plongeais dans les boîtes de ma maman, couturière de son métier, et qui, n’exerçant plus, cousait des vêtements pour nos poupées, pour nous. Plaisir des boîtes à boutons, plaisir des boîtes de bobines de fil. Il y avait les fils sérieux, les grosses bobines DMC, la noire et la blanche. La blanche, c’était pour bâtir, assembler une première fois les différentes pièces du vêtement en cours de fabrication, avant l’essayage, et les éventuelles modifications qui allaient suivre, et avant de passer à la couture définitive. Et puis les bobines de fil de couleur, plus petites, dans leurs boîtes, ou posées, avec les canettes, dans la grande boîte où l’on rangeait la machine à coudre. Le bruit délicieux de la machine à coudre, ronron rassurant d'une permanence de maman. Le bruit particulier lorsqu’on fait passer le fil de la bobine sur la canette. Boîtes d’enfance. Délices des tissus, des textures, des motifs (motif dans le tapis, écrivait Henry James), des dessins des patrons sur le papier de soie, de soi, qui allait coller au corps au moment de l’essayage, pendant lequel on pouvait se faire piquer par une épingle qui s’égarait une seconde, des broderies, des  trous de la dentelle ou des jours, lorsqu’on tire les fils.

Moi je « couture » des mots.  Texte, textile, texture et tissu, tisser, ont la même racine latine: "tessere". Dans un texte, il y a aussi des coutures, des jours, des points, des mailles. Je peux glisser, dans les jours d'un texte-tissu, un silence, une absence, une couleur, un rêve, une luciole de vie, mais aussi rien, une vacance, une vacuité, qui ouvre sur l’inconnu, l’événement, ou tout simplement le manque. On peut faire, avec les mots, des  reprises à la vie déchirée, écornée : une reprise à la vie ? Mais alors, on peut reprendre vie, reprendre la vie?

Et Jean, qui se mirait tout à l’heure dans la photo d’un autre lui-même, immédiatement projeté dans ses voyages aux puces, que va-t-il y chercher ? "Ils" vont penser qu’il vient y faire la manche. La manche, un bout de vêtement. Il va peut-être y promener ses revers de manche, ses revers de vie. Il va peut-être y plastronner. Il espère peut-être y trouver le papier de soie, pour faire le patron de sa vie. Il va peut-être y promener sa vie les mains dans les poches.






[1] Le souci de soi, tome III de « Histoire de la sexualité », Michel Foucault, Gallimard

06 novembre 2011

LES DÉCALÉES CHEZ MARYLÈNE

Françoise Tomeno
6 novembre 2011

Aujourd’hui, il pleure dans le cœur de Blanche comme il pleut sur la petite ville de P., où nous sommes allées boire un café. Juste avant, nous sommes passées par le Tabac Presse Papeterie. Blanche cherchait de la colle, sans doute pour recoller les morceaux de son cœur, et moi, je cherchais une improbable carte postale comme on n’en fait pas et comme on n’en a jamais faites dans ces pays-là, Monsieur.

Mon humeur à moi est bruineuse. Quand j’étais petite, on disait autour de moi (mais qui disait ça ? Ma maman ? Ma tante ? Ma grand-tante ? Une femme, en tout cas), que la bruine donnait le teint frais, je ne vais donc pas me plaindre !

En sortant du Tabac Presse Papeterie, nous croisons Lulu. Lulu habite avec son amie « en bas », à deux pas et demi de chez Blanche ; ce sont l’une et l’autre de fidèles amies pour elle. Blanche m’a souvent parlé d’elles, et particulièrement de Lulu. « Elle est aussi psychanalyste », m’avait dit Blanche. Lulu demande à Blanche comment elle va, et aussitôt ajoute qu’on ne parle pas de ça comme ça, sur le pas de la porte du Tabac Presse Papeterie, devant les oreilles du village. Remarque cocasse parce qu’il n’y a que nous sur cette fichue place. Mais chacun sait que les villages ont des oreilles là où on ne s’y attend pas.

Lulu nous annonce qu’elle va nous rejoindre au bistrot, chez Marylène, où l’on pourra parler tranquilles, mais avant ça elle fume une des nombreuses cigarettes de sa journée. Elle nous demande de lui commander un café en terrasse, le temps de terminer sa clope, et un autre pour boire avec nous à l’intérieur. Lulu se débrouille du café comme de ses cigarettes.

Lulu a un âge bien mûr, au-delà des quatre-vingt. Vaillante, elle fait encore des allers-retours fréquents sur Paris, histoire de ne pas abandonner ses patients. Sinon, elle consulte par téléphone. Mais Lulu est tombée il y a quelques jours, et c’est clopin-clopant qu’elle clope (facile, je n’allais tout de même pas m’en priver, juste pour la musique).

Lulu s’installe, et Blanche nous présente l’une à l’autre. Lulu corrige : « Non, pas psychanalyste, psychothérapeute ». Et elle m’explique son parcours, les collègues avec lesquels elle a eu l’occasion de travailler, rien que du beau monde. Je retrouve des points de repère de ma jeunesse étudiante, et de jeune professionnelle.

Lulu entreprend alors Blanche et lui adresse des paroles qui tiennent plus de la poésie que du conseil sage. Même pas psy ! Je regarde le tableau que nous formons toutes trois, au milieu d’une clientèle parcimonieuse et masculine. Marylène apporte les consommations, elle annonce « le déca-lait », et j’entends le « décalé », en même temps que je dis « c’est Blanche ». Alors j’éclate de rire. Hum….. Certes Blanche est un peu décalée en ce moment, décalquée même. Mais avec notre poésie, les larmes de Blanche, notre gravité dans ce bistrot du fin fonds du monde, nos rires envers et contre tout, sous le regard étonné de Marylène et des rares clients, ne sommes-nous pas un peu, toutes trois, des décalées, décalées du corps qui clopine, décalées du cœur, décalées de l’âme ? 

CHEZ MAURICETTE

Françoise Tomeno
6 novembre 2011

Nous sommes dimanche : Blanche me propose d’aller au marché de D., petite ville aux maisons aux paupières closes. Désertification de nos campagnes. Et malgré tout, le jour du marché, il y a toujours  du monde, me dit Blanche. Elle m’explique qu’il y avait autrefois une entreprise d’amiante, qui a fermé. Des liens s’étaient  tissés entre les anciens de l’entreprise, et ce sont eux, entre autres, qui viennent se retrouver « sur le marché ».

Nous sommes venues tôt, le « monde » n’est pas encore arrivé. Quelques pièces à l’accordéoniste : Blanche, musicienne, me fait remarquer que, quand même, côté harmonies, il ne s’est beaucoup pas foulé, l’accordéoniste. Moi, quand j’entends l’accordéon, je m'envole et j’ai tendance à oublier tout ce que j’ai appris en musique, c’en est désolant… 

Ça papote entre les travées des commerçants. Au détour d’une allée, j’entends un petit bout de conversation entre deux dames : « Et elle est enterrée ou ? ». Je réalise que nous sommes le dimanche du WE de la Toussaint. Il y a en effet moins de commerçants que d’habitude : « ils sont allés fleurir « leurs » tombes », me dit Blanche.

Une fois faites nos emplettes, nous cherchons un coin de terrasse. Il fait très bon pour une fin octobre, le soleil pointe son nez. La place s’est maintenant remplie, et l’unique terrasse est archi pleine. Il y a bien chez Mauricette, mais Mauricette doit être pessimiste. Elle a déjà installé, sur sa terrasse, une sorte de véranda dont le toit est le store de la belle saison. Nous nous résignons à nous installer là. Les jointures de la véranda sont assez approximatives, et Blanche m’explique que quand il fait froid, ce sont les courants d’air qui accueillent les clients. 

Bien que pessimiste, Mauricette est charmante. Elle papote avec chacun, un petit mot par ci, un petit mot par là. Au bout d’un moment, nous entendons puis voyons le store se rétracter : Mauricette a décidé de le relever, pour laisser pénétrer le soleil. Et nous voilà enfermées dans  une sorte de bocal, style  aquarium. Ça nous fait rire.

Pendant que nous dégustons notre apéro, je ne peux pas m’empêcher de me livrer à mon activité favorite quand je suis au bistrot. Je suis impressionnée depuis un moment par un monsieur sur la place, au T-shirt d’un vert flamboyant, qui tient, de façon raide, un bouquet tout aussi raide, bien dressé dans son cellophane : une fleur de lys blanche, et un lys que je pense être un lys martagon, d’un beau violine ; celui-ci donne un peu de douceur au tableau, en étant légèrement penché. Lys martagon : je rêvasse. Quel drôle de nom. J’ai le sentiment de ne l’avoir jamais entendu prononcer que par ma mère. Au point d’aller vérifier chez Google. Martagon, comme ma maman s’appelle Marthe ; la Marthe à Gon. Qui est ce Gon ? Ça chantait peut-être comme ça dans mon enfance. J’imaginais peut-être un amoureux de l’enfance à ma mère, Gon.

Ce Monsieur, bien que raide, donne le contrepoint à ce dimanche de WE de Toussaint. Tous les autres sont là avec leurs chrysanthèmes, annoncent qu’ils quittent le bistrot pour aller au cimetière. Et notre homme, lui, arbore franchement ses fleurs de vie. Il ne bouge pas, dans l’attente : de sa femme ? De sa bonne amie ? Nous ne le saurons pas. Après avoir patienté un bon moment, il est rejoint par un couple, et s’en va, avec son bouquet.

Fleurs de vie, fleurs des morts. Je repense à cette scène qui m’avait tant impressionnée il y a quelques années. En visite dans la petite ville du Pas-de-Calais où était né  mon père, j’étais allée, avec une cousine, au cimetière, à la recherche de mes origines. Nous allions à pied, et nous étions régulièrement dépassées par des femmes à bicyclette, chargées de balais et de seaux. Elles allaient nettoyer les tombes, nous étions juste avant la Toussaint. Une fois arrivée au cimetière, j’ai été saisie par l’ambiance qui régnait là. Les femmes briquaient, comme on le fait dans le Nord. Et tout en briquant, elles s’invectivaient, se donnaient des nouvelles, des nouvelles des vivants, riant.

Les fleurs, elles, ne savent pas qu’elles peuvent être de vie ou de mort. Elles disent la vie, tout simplement. Et ce monsieur un peu vert,   disait aussi la vie, malgré sa raideur.


12 septembre 2011

MADAME, MONSIEUR, LE RETOUR


Entendons-nous bien, le retour, c’est le mien. C’étaient les vacances, je suis venue moins souvent au bistrot, et pas forcément aux mêmes horaires que d’habitude. Mais quand je les vois arriver aujourd’hui, j’ai le sentiment que ce sont eux qui rentrent de vacances. D’autant plus que tout a changé. C’est Monsieur qui, bien que boitillant, arrive le premier, guilleret. Il est entreprenant, et particulièrement avec les deux serveuses qui travaillent l’après-midi. Il papote avec elles au comptoir, les taquine, plaisante, avant d’aller s’installer à sa table habituelle. Madame arrive et se joint à la conversation.

Ils sont transformés : Monsieur est en pantalon et chemisette clairs, Madame porte par dessus un chemisier blanc une chemise pleine de fleurs colorées sur fond bleu foncé, le foulard Hermès a été relégué dans l’armoire et a été remplacé par un foulard beige en mousseline de soie (comment je sais que c’est de la mousseline de soie ? Excusez-moi, mais je suis fille de couturière, et rien qu’à le voir, je reconnais un tissus presque à tous les coups…).

Ils ne chuchotent plus, ils se sont mis à voir le voisinage, et je suis gratifiée d’un bonjour et d’un au revoir. Je suis sidérée. Suffit-il que des jeunes filles soient là, aimables, gaies, quasi affectueuses, pour qu’un vieux Monsieur retrouve de la vigueur et de la fantaisie, pour qu’un vieux couple se réveille et retrouve le goût des autres  ?

On dirait bien que oui !


[1] Voir « Madame, Monsieur »

MAIS QU'EST-CE QU'UN BISTROT?

Françoise Tomeno
12 septembre 2011

C’est le matin, il doit être dans les 9h.30. Un inconnu entre dans le bistrot, plutôt bien sapé, sans être trop chic. Son ton est précis, décidé, presque tranchant : il connaît la vie, lui.

Le Monsieur : « Bonjour. Le chapelier d’en face m’a dit que vous faisiez bistrot. Qu’est-ce que vous avez au menu ce soir ? ».

La jeune serveuse remplaçante, un peu surprise : « …. Euh…non, on ne fait pas à manger ».

Le Monsieur : «  Ah bon ! Alors, qu’est-ce qu’il y a comme bistrot dans le coin ? »

La jeune serveuse, décontenancée, hésite, un peu perdue dans ces évidences qui soudain s’effondrent : «Euh….. Il y a plusieurs restaurants là, sur la place ».

Le Monsieur, brusque, avec un ton quasi méprisant : « Ah non !!! Pas un restaurant ! Un bistrot, enfin ! Autrefois, il y avait la Brasserie X…. »

Perplexité sans fin dans le bistrot. Ça trotte dans les cervelles : mais qu’est-ce alors qu’un bistrot, si ce n’est pas notre café ?

Rentrée chez moi, je pose la question à Robert, au grand Robert. Voici ce qu’il me répond : « Un bistrot, c’est un marchand de vin tenant café, et par extension, c‘est un café. Le mot bistrot est d’origine incertaine ».

« Ah bon ? » dis-je au grand Robert. « Donc, ce n’est pas un restaurant, on ne mange pas, dans un bistrot ».

Le grand Robert, toujours pointilleux, décide d’en référer à Georges, Georges Duhamel, spécialiste des petites scènes de vie. Réponse de Duhamel à Robert: « Petits bistrots de chez nous, petites salles basses, chaudes, enfumées, où trois bougres, épaule contre épaule, autour d’un infâme guéridon de fer bâfrent le boeuf bourguignon, se racontent des histoires, et rigolent, tonnerre ! rigolent en sifflant du piccolo ». Est-ce ce bistrot-là que cherchait notre homme ?

Pas complètement  satisfaits de la réponse de Georges, le grand Robert et moi-même prenons l’avis d’Albert Dauzat, qui publia un Dictionnaire étymologique de la langue française en  1938. Celui-ci nous répond qu’il pense que le mot bistrot peut venir de bistouille ou bistre, mais Dauzat ne veut pas trancher entre les deux possibilités. « Bistouille » nous dit-il, est un « mot du Nord, sans doute de bis, deux fois, et touiller, remuer ».
« Ah oui », lui réponds-je…, mais « bistouille », ça veut dire aussi mauvais alcool, mauvaise boisson, c’est Robert qui me l’a dit… ».

Dauzat reste sans voix, et c’est Robert qui poursuit : « Bistre » signifie « suie détrempée et mêlée d’un peu de gomme, d’où l’adjectif « bistre » , de couleur brun, jaunâtre ».

 Dauzat, en verve, nous raconte également qu’ "il y a une légende espagnole… On sait que dans le Nord et en Belgique les étymologistes amateurs donnent volontiers dans l’hispanisme. Donc sous l’occupation espagnole des soldats avaient apprécié une servante d’auberge qu’ils auraient appelée Mineta, et ils demandaient en arrivant : "Donde esta Mineta ? (où est Mineta ?) ". Les consommateurs n’auraient retenu que les deux derniers mots, dont ils auraient fait estaminet".

Alors là, moi, je biche, parce que ma grand-mère, c’est un estaminet qu’elle tenait. Elle ne s’appelait pas Mineta, mais Marie Tomeno, née Mercier. Si ç’avait été de son temps, on irait maintenant à l’estamarie.

Monsieur exigeant de ce matin, vouliez-vous aller au bistrot, pour la bistouille, au café restaurant, dans un estaminet bistre? J’espère que vous avez trouvé de quoi dîner (ou souper, selon les régions), même si ce n’était pas dans le bistrot de vos souvenirs ou de vos rêves…...

14 août 2011

MADAME, MONSIEUR

Françoise TOMENO
14 août 2011

Ils viennent, je crois, tous les après-midi. Ils arrivent doucement, lentement. Ils vont toujours s’installer à la même table. Ils sont âgés, bien mis ; l’hiver les trouve dans des manteaux de beau drap de laine, et parfois, une fourrure pour Madame. Au printemps, le drap de laine et la fourrure sont remplacés par un blazer pour Madame, une gabardine pour Monsieur. Ils sont toujours  très chics, et Madame n’abandonne jamais son foulard Hermès.
À première vue, ils paraissent un peu décalés, dans ce bistrot qui n’est pas vraiment genre chic.
Et pourtant, leur régularité, et ce quelque chose en eux d’attaché à ce lieu, les fait habiter le paysage d’une façon qui finit par apparaître comme évidente. Ils ne viendraient pas, ils manqueraient à ce paysage du bistrot l’après-midi.

Ils semblent silencieux, échangent simplement quelques mots entre eux. On dirait que c’est leur vie-même qui est chuchotée. L’a-t-elle toujours été ?

 Les serveurs de l’après-midi finissent par savoir qu’ils prennent toujours un café chacun.

Si on les salue, ils répondent en souriant, mais n’engageront pas d’eux-mêmes le salut la fois suivante.

Un jour nous offre un petit bout de territoire commun. Madame a remarqué sur le comptoir un bouquet de muguet, apporté là par un ou une habituée sans doute. Madame change son mouvement habituel, et se dirige d’abord vers le comptoir, prend le vase, respire le bouquet, et commente son plaisir. Je m’associe en disant quelques mots sur le muguet, elle s’approche pour me le faire sentir. Une fois passé le temps du muguet, ce sera tout.

La vie se déroule ainsi, avec cette discrétion. Et puis un jour, Elias, un des jeunes serveurs de l’après-midi, arrive avec un beau cocard au visage : il a fait une chute de vélo. C’est l’heure du passage de Madame et Monsieur. Madame alors dévoile toute sa sollicitude, et probablement toute son affection pour Elias. Elle semble très touchée par ce qui lui arrive, lui demande des explications, s’inquiète de savoir si ce n’est pas trop douloureux, lui prodigue des conseils. Elle est touchante.

Puis la vie reprend son cours. On peut juste deviner, lorsque Elias est de service, un petit éclair de plus-de-vie dans la façon de se tenir de Madame, dans sa façon d’être là. Le printemps avance. Monsieur tout doucement ralentit son pas. Madame arrive avant lui, s’appuie sur une table pour l’attendre. Ils vont s’installer à leur table.

La vie chuchote.

13 août 2011

BISTROTS DU SUD, OU RIRES DE FEMMES EN TERRASSE

Françoise Tomeno
13 août 2011

Cela fait maintenant des années que ce rendez-vous là est un incontournable. Au moins une fois l’an, je retrouve Blanche sur une des  terrasses de l’un des deux cafés de P., un gros bourg un peu plus au sud. Blanche habite un peu plus haut, dans un hameau. Et au moins une fois dans la saison, pour fêter nos retrouvailles, nous nous devons de boire un kir à la terrasse. Aujourd’hui, le kir est à la rose : nous sommes passées dans une autre ère du monde.
Mais ce n’est pas seulement le kir qui a changé. Autrefois, il y a quelques années encore, Blanche pouvait saluer les uns et les autres. Elle les connaissait par l’intermédiaire de Jean, dont la famille habitait depuis des lustres le hameau de Blanche. Là, Jean invitait aux vendanges ses copains, mais aussi les habitants du hameau, y compris les nouveaux venus. On liait connaissance, des fêtes s’ensuivaient, et il n’était pas question d’oublier d’y inviter l’un ou l’autre. Et puis Blanche, pour les travaux dans sa maison, avait eu besoin de l’aide d’artisans, dont l’un ou l’autre lui donnait le nom, l’adresse. Alors, le jour de marché, à la terrasse, c’était bonheur d’assister aux saluts, aux petits mots des uns et des autres ; prendre des nouvelles d’un tel, que l’on n’avait pas vu au bistrot depuis un moment ; ou bien : « oh, ça n’a pas l’air d’aller, Jean : la goutte, ça ne va pas  mieux ? ». Et la mère untel, et le père bidule dont le miel était un régal.

Aujourd’hui, à la veille d’un week-end de 15 août, c’est jour de marché. Pas beaucoup de commerçants : «aujourd’hui, ils prennent tous leurs vacances avant le 15 août », me dit Blanche, navrée. Les terrasses, depuis quelque temps, se vident. Ce sont parfois les Anglais, qui ont beaucoup acheté dans le coin, qui apportent un peu de monde à la terrasse. Blanche m’apprend que la nouvelle patronne du bar où nous sommes met un peu de vie dans tout ça, en organisant des soirées-repas à thème.

Aujourd’hui, surprise : allez savoir pourquoi, il y a du monde à P. Blanche est ravie, et lie conversation avec des voisines de table . L’une des deux femmes a travaillé autrefois à P. ; elle y revient chaque année passer une semaine, au camping, avec une copine ; « on laisse les bonshommes à la maison… ».

Avec Blanche, nous papotons. Inévitable d’évoquer les souvenirs liés à ces terrasses, à tous ces étés, à nos discussions sans fin. Un jour de cet été de 1991 où, par hasard, alors que, comme chaque année, nous vivions hors du monde et du temps, nous avions eu l’idée d’aller acheter le journal, et nous avions découvert la chute de l’URSS. Choc à la terrasse !
Et cet autre été où, agacées par l’envahissement de la région par les Anglais, nous avions inventé un roman policier, et attribué des rôles à toutes les personnes qui circulaient sur la place les jours de marché. Il y avait des espions des deux côtés, côté anglais, et côté P. ; c’était le village gaulois P. contre l’envahisseur britannique. Nous avons aujourd’hui du mal à nous rappeler si le garde-champêtre était un espion à notre service, ou à la solde de l’ennemi, si la buraliste était dans le coup, faisant agence de renseignements, etc.  Nous rions. Comme des enfants ? Comme des filles ? Comme des femmes ? De ce rire de femmes qui a fait dire, je crois, à un philosophe (était-ce Emmanuel Levinas ?) : « Quand un homme demande à une femme pourquoi elle rit, en retour, ….elle rit ! »?

Nous rentrons chez Blanche. La journée se déroule comme à l’accoutumée, entre sériosité et falbalas de mots. Nous rions encore. Le soir, après le dîner que nous partageons avec le compagnon de Blanche rentré tard du travail, nous nous installons, comme autrefois, sur les chaises longues, face à la grande nuit et aux étoiles. Blanche se souvient des nuits passées là avec ses enfants, jusqu’à des heures avancées, où la rosée les faisait se replier bien vite au chaud des lits.
Souvenirs aussi des balades « sur le plateau », à la poursuite des étoiles filantes, avec d’autres amis de Blanche. Rires à nouveau.

Cette nuit-ci, pas d’étoiles filantes, mais des avions à ne plus savoir qu’en faire.

Alors un autre souvenir remonte, juste retour du roman policier et de nos rires. Il y a maintenant quelques années, la British Air Ways cherchait, pour sa publicité pour les vols en direction de la France, une terrasse typique d’un café français. Un prospecteur avait repéré la maison de Blanche comme pouvant servir de décor à ce fameux café virtuel. Et la British Air Ways avait fait affaire avec Blanche. Blanche, qui cette année-là retardait toujours le jour de repeindre sa table de jardin, fut ravie : la table fut repeinte par la British, et aux frais de celle-ci.

Nous étions donc ce soir-là, tous trois, installés à la terrasse d’un café estampillé British, café de l’envahisseur, et le Sud avait été rattrapé par le Nord. Les étoiles filantes nous avaient filé entre les doigts. L’étoile polaire, elle, nous faisait un pied de nez, nous mettant au défi de nous y retrouver. Le compagnon de Blanche, qui s’y connaît en astres, et se rappelait les nuits de colo passées à les  observer, tentait vainement de nous ramener à ce monde qui nous était commun.

Mais nos rires, eux, prenaient le dessus, parfumés de nos rêves.

08 août 2011

DE QUEL CÔTÉ DU COMPTOIR?

Françoise Tomeno, 8 août 2011

Trois questions s’imposent à nous ce matin :

1)    Si un serveur de bistrot (pas n’importe quel serveur, mais celui-là, celui qui travaille ce matin-là) lance des vannes « de comptoir » (c’est lui qui le dit) à ses clients (des habitués, ses potes quoi), est-il protégé, par son comptoir, des vannes que ceux-ci, les fameux clients-habitués-et-potes, ne manqueront pas de lui retourner ? Réponse du serveur : oui !

2)    L’inverse est-il vrai, demandent les susdits clients, inquiets de la suite des évènements ? Réponse du serveur : non !

3)    Si les vannes de comptoir émises par le serveur, ce jour-là, appartiennent, comme il semble le penser, à la catégorie des « beaufitudes », sont- elles l’apanage du serveur ? Les clients concernés sont-ils bien, comme ils l’espèrent de façon très explicite, à l’abri de la « beaufitude » ? Réponse du serveur : non !

Question subsidiaire : mais qu’est-ce que la « beaufitude » ? Ou, plus exactement, qu’est-ce qui se cache derrière la fameuse « beaufitude » ?


Voici donc comment se présente la situation ce matin du mois d’août. Le serveur en question, qu’ailleurs nous avons nommé Marco, est en grande forme. Il faut dire que dans quelques heures seulement il part en vacances.

Je suis arrivée d’assez bonne heure ce matin, et j’ai eu tout le loisir d’observer que son humeur à blaguer ne s’adressait pas qu’à ses potes. Non non, les consommateurs de passage sont soumis aux mêmes salves d’humour de comptoir. Il tient la corde, Marco. Ces consommateurs de passage  sont quelque peu éberlués, ou font semblant de ne pas avoir entendu.

Arrivent alors des enfants qu’il connaît bien, avec leur maman, qu’il connaît bien aussi. Il les chine, fait semblant d’avoir deviné ce qu’ils veulent boire, alors qu’il le leur a demandé quelques minutes plus tôt. Une façon de dire qu’il fait attention à eux, qu’il les aime, quoi, ce qui est flagrant.
L’un des enfants se met à circuler entre les tables avec sa trottinette. Je fais partie des personnes qui se font frôler par la trottinette et l’enfant. Alors Marco lance : « Faites attention, parce que la Dame, là (c’est moi), elle peut se transformer en monstre, et alors là ça craint vraiment ». J’éclate de rire. Et l’enfant à la trottinette arrête immédiatement sa déambulation trottinante au beau milieu des gens.
S’impose alors à moi une réflexion sur l’autorité, « faire autorité ». Parce qu’ « autorité », ça vient de « autor » en latin, « auteur ». Un des sens de « auteur », selon Monsieur Robert le Grand, ça peut être « être responsable ». Certes, on peut être responsable d’un crime, mais on peut aussi être  responsable de sa parole. Auteur de ses blagues, Marco peut même faire autorité en blaguant.

Pendant ce temps, ses potes sont arrivés. D’abord une jeune femme qui s’attarde au comptoir. Elle s’entretient avec Marco du proche départ en vacances de celui-ci, où ça, quand ça, comment ça. Bref, elle prend du temps auprès de Marco, comme Marco prend parfois du temps auprès d’elle, comme il prend aussi du temps auprès de quelques autres. Un monsieur, qui ne semble pas faire partie de la catégorie des potes, s’étonne de ce que la jeune dame n’aille pas s’installer en terrasse, et qu’elle passe ainsi tant de temps au comptoir. La jeune dame lui donne quelques explications, il s’en va. Arrive alors un autre de ses potes, qu’il chine régulièrement. Aujourd’hui, Marco s’amuse avec le nom de son pote, qu’il déforme. Il lui balance des tas de sottises rigolotes. Chacun essaie de lui retourner la  monnaie de sa pièce. Et bien sûr quelque chose du genre : « Ouf, tu pars en vacances, on va enfin être tranquilles ». C’est le moment des échanges de ce que Marco va nommer des « beaufitudes ».

Alors Marco se lance dans une sorte de refrain qui devient de plus en plus fréquent, et qui concerne son possible départ, un jour, pour de vrai pour de bon, parce qu’il a d’autres projets, Marco, et ailleurs sans doute, dans une autre ville.  Un jour où il franchira une dernière fois la « barrière » de ce comptoir.
Et là il a beau jeu : « Il va voir, quand je serai parti, je vais lui manquer », lance-t-il indirectement à son pote.

Oui mais voilà, il va manquer à beaucoup, Marco. D’abord à Momo, qui est actuellement en vacances[1]. Et puis à beaucoup d’entre nous, et même à moi, la Dame. Il a une telle présence, même quand il est de mauvaise humeur, ou chagriné, et qu’il est là sur son « quant à soi ».

En guise de conclusion :

1)    Oui, il me semble bien qu’il est protégé, Marco, par son comptoir, mais un comptoir qui lui tient lieu de pudeur. Il lui évite d’être gêné quand ses potes lui adressent toutes sortes de « bêtises » sympathiques.

2)    Ses potes sont-ils protégés de même ? Faut voir, parce qu’il insiste, le Marco, quand il s’y met.

3)    Si « beaufitude » il y a, elle me semble largement partagée des deux côtés du comptoir.

Enfin, à la question subsidiaire : « mais qu’est-ce qui se cache derrière ce mot de « beaufitude » ? », je répondrais volontiers que c’est tout simplement que, parfois, il arrive, y compris dans un bistrot, que des gens en aient quelque chose à faire d’autres gens. Et que c’est bien ainsi.

Conclusion de la conclusion : un comptoir, ça permet de distribuer des zones d’ « humanitude », et de permettre que celle-ci  s’échange.



[1] Voir « Meurtre d’une petite cuillère ».