Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

08 août 2011

DE QUEL CÔTÉ DU COMPTOIR?

Françoise Tomeno, 8 août 2011

Trois questions s’imposent à nous ce matin :

1)    Si un serveur de bistrot (pas n’importe quel serveur, mais celui-là, celui qui travaille ce matin-là) lance des vannes « de comptoir » (c’est lui qui le dit) à ses clients (des habitués, ses potes quoi), est-il protégé, par son comptoir, des vannes que ceux-ci, les fameux clients-habitués-et-potes, ne manqueront pas de lui retourner ? Réponse du serveur : oui !

2)    L’inverse est-il vrai, demandent les susdits clients, inquiets de la suite des évènements ? Réponse du serveur : non !

3)    Si les vannes de comptoir émises par le serveur, ce jour-là, appartiennent, comme il semble le penser, à la catégorie des « beaufitudes », sont- elles l’apanage du serveur ? Les clients concernés sont-ils bien, comme ils l’espèrent de façon très explicite, à l’abri de la « beaufitude » ? Réponse du serveur : non !

Question subsidiaire : mais qu’est-ce que la « beaufitude » ? Ou, plus exactement, qu’est-ce qui se cache derrière la fameuse « beaufitude » ?


Voici donc comment se présente la situation ce matin du mois d’août. Le serveur en question, qu’ailleurs nous avons nommé Marco, est en grande forme. Il faut dire que dans quelques heures seulement il part en vacances.

Je suis arrivée d’assez bonne heure ce matin, et j’ai eu tout le loisir d’observer que son humeur à blaguer ne s’adressait pas qu’à ses potes. Non non, les consommateurs de passage sont soumis aux mêmes salves d’humour de comptoir. Il tient la corde, Marco. Ces consommateurs de passage  sont quelque peu éberlués, ou font semblant de ne pas avoir entendu.

Arrivent alors des enfants qu’il connaît bien, avec leur maman, qu’il connaît bien aussi. Il les chine, fait semblant d’avoir deviné ce qu’ils veulent boire, alors qu’il le leur a demandé quelques minutes plus tôt. Une façon de dire qu’il fait attention à eux, qu’il les aime, quoi, ce qui est flagrant.
L’un des enfants se met à circuler entre les tables avec sa trottinette. Je fais partie des personnes qui se font frôler par la trottinette et l’enfant. Alors Marco lance : « Faites attention, parce que la Dame, là (c’est moi), elle peut se transformer en monstre, et alors là ça craint vraiment ». J’éclate de rire. Et l’enfant à la trottinette arrête immédiatement sa déambulation trottinante au beau milieu des gens.
S’impose alors à moi une réflexion sur l’autorité, « faire autorité ». Parce qu’ « autorité », ça vient de « autor » en latin, « auteur ». Un des sens de « auteur », selon Monsieur Robert le Grand, ça peut être « être responsable ». Certes, on peut être responsable d’un crime, mais on peut aussi être  responsable de sa parole. Auteur de ses blagues, Marco peut même faire autorité en blaguant.

Pendant ce temps, ses potes sont arrivés. D’abord une jeune femme qui s’attarde au comptoir. Elle s’entretient avec Marco du proche départ en vacances de celui-ci, où ça, quand ça, comment ça. Bref, elle prend du temps auprès de Marco, comme Marco prend parfois du temps auprès d’elle, comme il prend aussi du temps auprès de quelques autres. Un monsieur, qui ne semble pas faire partie de la catégorie des potes, s’étonne de ce que la jeune dame n’aille pas s’installer en terrasse, et qu’elle passe ainsi tant de temps au comptoir. La jeune dame lui donne quelques explications, il s’en va. Arrive alors un autre de ses potes, qu’il chine régulièrement. Aujourd’hui, Marco s’amuse avec le nom de son pote, qu’il déforme. Il lui balance des tas de sottises rigolotes. Chacun essaie de lui retourner la  monnaie de sa pièce. Et bien sûr quelque chose du genre : « Ouf, tu pars en vacances, on va enfin être tranquilles ». C’est le moment des échanges de ce que Marco va nommer des « beaufitudes ».

Alors Marco se lance dans une sorte de refrain qui devient de plus en plus fréquent, et qui concerne son possible départ, un jour, pour de vrai pour de bon, parce qu’il a d’autres projets, Marco, et ailleurs sans doute, dans une autre ville.  Un jour où il franchira une dernière fois la « barrière » de ce comptoir.
Et là il a beau jeu : « Il va voir, quand je serai parti, je vais lui manquer », lance-t-il indirectement à son pote.

Oui mais voilà, il va manquer à beaucoup, Marco. D’abord à Momo, qui est actuellement en vacances[1]. Et puis à beaucoup d’entre nous, et même à moi, la Dame. Il a une telle présence, même quand il est de mauvaise humeur, ou chagriné, et qu’il est là sur son « quant à soi ».

En guise de conclusion :

1)    Oui, il me semble bien qu’il est protégé, Marco, par son comptoir, mais un comptoir qui lui tient lieu de pudeur. Il lui évite d’être gêné quand ses potes lui adressent toutes sortes de « bêtises » sympathiques.

2)    Ses potes sont-ils protégés de même ? Faut voir, parce qu’il insiste, le Marco, quand il s’y met.

3)    Si « beaufitude » il y a, elle me semble largement partagée des deux côtés du comptoir.

Enfin, à la question subsidiaire : « mais qu’est-ce qui se cache derrière ce mot de « beaufitude » ? », je répondrais volontiers que c’est tout simplement que, parfois, il arrive, y compris dans un bistrot, que des gens en aient quelque chose à faire d’autres gens. Et que c’est bien ainsi.

Conclusion de la conclusion : un comptoir, ça permet de distribuer des zones d’ « humanitude », et de permettre que celle-ci  s’échange.



[1] Voir « Meurtre d’une petite cuillère ».