Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

13 août 2011

BISTROTS DU SUD, OU RIRES DE FEMMES EN TERRASSE

Françoise Tomeno
13 août 2011

Cela fait maintenant des années que ce rendez-vous là est un incontournable. Au moins une fois l’an, je retrouve Blanche sur une des  terrasses de l’un des deux cafés de P., un gros bourg un peu plus au sud. Blanche habite un peu plus haut, dans un hameau. Et au moins une fois dans la saison, pour fêter nos retrouvailles, nous nous devons de boire un kir à la terrasse. Aujourd’hui, le kir est à la rose : nous sommes passées dans une autre ère du monde.
Mais ce n’est pas seulement le kir qui a changé. Autrefois, il y a quelques années encore, Blanche pouvait saluer les uns et les autres. Elle les connaissait par l’intermédiaire de Jean, dont la famille habitait depuis des lustres le hameau de Blanche. Là, Jean invitait aux vendanges ses copains, mais aussi les habitants du hameau, y compris les nouveaux venus. On liait connaissance, des fêtes s’ensuivaient, et il n’était pas question d’oublier d’y inviter l’un ou l’autre. Et puis Blanche, pour les travaux dans sa maison, avait eu besoin de l’aide d’artisans, dont l’un ou l’autre lui donnait le nom, l’adresse. Alors, le jour de marché, à la terrasse, c’était bonheur d’assister aux saluts, aux petits mots des uns et des autres ; prendre des nouvelles d’un tel, que l’on n’avait pas vu au bistrot depuis un moment ; ou bien : « oh, ça n’a pas l’air d’aller, Jean : la goutte, ça ne va pas  mieux ? ». Et la mère untel, et le père bidule dont le miel était un régal.

Aujourd’hui, à la veille d’un week-end de 15 août, c’est jour de marché. Pas beaucoup de commerçants : «aujourd’hui, ils prennent tous leurs vacances avant le 15 août », me dit Blanche, navrée. Les terrasses, depuis quelque temps, se vident. Ce sont parfois les Anglais, qui ont beaucoup acheté dans le coin, qui apportent un peu de monde à la terrasse. Blanche m’apprend que la nouvelle patronne du bar où nous sommes met un peu de vie dans tout ça, en organisant des soirées-repas à thème.

Aujourd’hui, surprise : allez savoir pourquoi, il y a du monde à P. Blanche est ravie, et lie conversation avec des voisines de table . L’une des deux femmes a travaillé autrefois à P. ; elle y revient chaque année passer une semaine, au camping, avec une copine ; « on laisse les bonshommes à la maison… ».

Avec Blanche, nous papotons. Inévitable d’évoquer les souvenirs liés à ces terrasses, à tous ces étés, à nos discussions sans fin. Un jour de cet été de 1991 où, par hasard, alors que, comme chaque année, nous vivions hors du monde et du temps, nous avions eu l’idée d’aller acheter le journal, et nous avions découvert la chute de l’URSS. Choc à la terrasse !
Et cet autre été où, agacées par l’envahissement de la région par les Anglais, nous avions inventé un roman policier, et attribué des rôles à toutes les personnes qui circulaient sur la place les jours de marché. Il y avait des espions des deux côtés, côté anglais, et côté P. ; c’était le village gaulois P. contre l’envahisseur britannique. Nous avons aujourd’hui du mal à nous rappeler si le garde-champêtre était un espion à notre service, ou à la solde de l’ennemi, si la buraliste était dans le coup, faisant agence de renseignements, etc.  Nous rions. Comme des enfants ? Comme des filles ? Comme des femmes ? De ce rire de femmes qui a fait dire, je crois, à un philosophe (était-ce Emmanuel Levinas ?) : « Quand un homme demande à une femme pourquoi elle rit, en retour, ….elle rit ! »?

Nous rentrons chez Blanche. La journée se déroule comme à l’accoutumée, entre sériosité et falbalas de mots. Nous rions encore. Le soir, après le dîner que nous partageons avec le compagnon de Blanche rentré tard du travail, nous nous installons, comme autrefois, sur les chaises longues, face à la grande nuit et aux étoiles. Blanche se souvient des nuits passées là avec ses enfants, jusqu’à des heures avancées, où la rosée les faisait se replier bien vite au chaud des lits.
Souvenirs aussi des balades « sur le plateau », à la poursuite des étoiles filantes, avec d’autres amis de Blanche. Rires à nouveau.

Cette nuit-ci, pas d’étoiles filantes, mais des avions à ne plus savoir qu’en faire.

Alors un autre souvenir remonte, juste retour du roman policier et de nos rires. Il y a maintenant quelques années, la British Air Ways cherchait, pour sa publicité pour les vols en direction de la France, une terrasse typique d’un café français. Un prospecteur avait repéré la maison de Blanche comme pouvant servir de décor à ce fameux café virtuel. Et la British Air Ways avait fait affaire avec Blanche. Blanche, qui cette année-là retardait toujours le jour de repeindre sa table de jardin, fut ravie : la table fut repeinte par la British, et aux frais de celle-ci.

Nous étions donc ce soir-là, tous trois, installés à la terrasse d’un café estampillé British, café de l’envahisseur, et le Sud avait été rattrapé par le Nord. Les étoiles filantes nous avaient filé entre les doigts. L’étoile polaire, elle, nous faisait un pied de nez, nous mettant au défi de nous y retrouver. Le compagnon de Blanche, qui s’y connaît en astres, et se rappelait les nuits de colo passées à les  observer, tentait vainement de nous ramener à ce monde qui nous était commun.

Mais nos rires, eux, prenaient le dessus, parfumés de nos rêves.