Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

23 avril 2012

COUP DE SANG CHEZ LA REINE


Françoise Tomeno
23 avril 2012

Quand j’arrive chez la reine Delphine[1], la table d’à côté est occupée par une maman et ses deux enfants. Je prends, comme d’habitude, et comme Delphine nous invite à le faire, mon plateau, les couverts, un verre, et je m’installe. En me voyant arriver, Delphine me demande : « Poisson, aujourd’hui, ou boudin blanc purée de céleri ? ».  J’hésite un peu, mais ce sera poisson.

Pendant que Delphine s’affaire à servir les clients, il se passe à la table à côté une petite scène étonnante. La maman qui est déjà venue plusieurs fois (c’est Delphine qui le dira plus tard) n’a pas pris son plateau, et tout ce qui va avec, ses enfants non plus. Ils attendent qu’on les serve. Soudain, la maman : «  C’est quoi, les légumes ? ».
Delphine : « Purée de céleri et pomme au four ».

La maman s’engage alors dans une conversation animée et indignée avec ses deux enfants. Ça ne va pas du tout, ils n’aiment pas la purée de céleri, on aurait pu leur dire, ils vont devoir aller ailleurs, ils vont être en retard, et, sous-entendu, mais tout le monde dans le bistrot l’entend, c’est la faute de Delphine. Delphine qui, tranquillement, précise : « C’est écrit sur le tableau dehors, et sur la carte affichée au fond ».

La famille se lève, les trois ensemble comme un seul homme, et part fièrement, indignée d’être traitée de la sorte.

Seulement alors Delphine explose. Ça n’est pas la première fois qu’ils viennent, ils connaissent le fonctionnement, ils s’attendent toujours à être servis. C’est le style du quartier. On doit être à leur service.

Des personnes qui entendent être servies bourgeoisement. Avez-vous jamais vu une reine servir  «bourgeoisement » ?



PSYCHOLOGIE DE COMPTOIR



Françoise Tomeno
23 avril 2012

C’est sur ma route. Je passe par là presque toutes les semaines. Et comme je suis toujours en avance, je m’arrête chez Isa. Ce n’est pas vraiment un bistrot, chez Isa. Tabac presse, et on peut y boire un café. Isa, elle est toujours bien mise. Elle est courageuse,. Elle est seule à assurer, elle ne peut pas se permettre de fermer plus d’une demi-journée par semaine. Parfois elle râle un peu, quand la vie ne va vraiment pas comme elle aimerait, que les clients sont à peine polis.

Depuis quelques mois, quand je passe chez Isa, il y a une jeune maman avec son petit, qui grandit tout doucement. Ce petit m’a toujours sidérée par son humeur toujours tranquille et souriante. Un bébé qui va bien.

Ce jour-là, il chichougne, ça ne va pas comme d’habitude. Nous papotons comme souvent, et la maman s’inquiète de ce changement :  le petit ne supporte plus qu’elle s’éloigne de lui. Hum… Je lui demande l’âge du petit, à peine 9 mois.

Je fais ma psychologue ou je la fais pas ?

Allez, j’y vais. Je dis à cette maman que c’est peut-être tout simplement qu’il arrive à l’âge où on réalise qu’on perd un peu sa maman quand elle s’éloigne, et qu’on n’est pas sûr qu’elle revienne. A lors la vie devient un petit drame provisoire, puisqu’elle revient (en principe !...). « Pourtant, il a été attendu, celui là… » dit-elle.

Entre temps il s’est apaisé, et est à nouveau tranquille et souriant.

Alors elle me raconte : elle n’avait pas vraiment  souhaité cet enfant, il lui était arrivé comme ça ; le papa, qui, lui, souhaitait un enfant, était parti avant la naissance. Et tout doucement, au fur et à mesure que la grossesse avançait, il était là, bien en elle, bien à elle, son petit,  adopté, attendu, bien attendu.

Et puis il y avait eu Isa, la première à venir les voir, elle et son petit, à la maternité. Isa prend alors le petit dans ses bras, et je ne vous dis pas, ou plutôt si, je vous le dis, l’échange de regards, magnifique, entre Isa et le petit.

Joli ! Bien porté tu es, petit, bien portant tu seras…. ?


UN CAFÉ AU LAIT S'IL VOUS PLAÎT

Françoise Tomeno
22 avril 2012

Le Client, à la voix peu assurée: "Un café au lait, s'il vous plaît".
La Serveuse: "Un ristretto?".
Le Client: "Euh non, un plus grand...".
La Serveuse: "Un allongé?"
Le Client, de moins en moins assuré:" Euh... oui, avec du lait"


Un peu plus tard, la Serveuse apporte un allongé.

Le Client regarde dans sa tasse. Embarrassé, il lève le visage vers la Serveuse:
"Je pourrais avoir du lait?".
La Serveuse: "Ah, vous voulez du lait?".
Le Client, dont la voix est en train de disparaître: "Oui...."

Commentaires:
- si le client avait commandé un crème, il n'aurait sans doute pas eu tous ces soucis
- un café au lait, c'est ce que l'on boit chez soi, au petit déjeuner
- dans un hôtel, on dit: "Du café, avec du lait".

Conclusion: ah, les subtilités de la langue!


17 avril 2012

RECONNAISSANCE

Françoise Tomeno
17 avril 2012

Ces temps-ci elle est toute grise, le visage en peau de chagrin. Je la vois passer dans le quartier, courbe, sans regard au monde. Qui conduit l'autre: elle? Le chien de sa fille, Gaston? Entre eux-deux, une laisse. Est-ce la laisse qui la fait tenir? Laisse, laissée, lassée. je la vois là, dans la rue, trottiner, laissée par la vie, lassée de la vie.
La vie est grise pour Madame Klaus Kinski.

Ce jour-là, elle rentre dans le bistrot, toujours sans regard. Sa voix rauque énonce "un café, en terrasse". Elle ne m'a pas vue.

Et puis, juste avant de sortir, elle lève la tête dans ma direction. Et soudain, le visage s'élargit, la peau se détend, les yeux bleu d'acier allument leur petite lumière, un sourire donne sa forme définitive au visage de cet instant là.

Reconnaissance. Nous nous sommes reconnues. Elle est redevenue belle.

Ce sera bref, fugace. Elle repartira en terrasse pour pouvoir fumer sa clope. Cette fois, elle ne viendra pas s'asseoir à ma table pour que nous tenions conversation comme cela arrive parfois, souvent même.

Ces conversations avaient fini par me devenir pesantes, parce que répétitives dans la plainte, et je n'avais pas d'autre place que de recevoir, tel un réceptacle, cette plainte.

Aujourd'hui que sa beauté apparaît dans cette rencontre de visage à visage, avec ce sourire de reconnaissance, je me dis que ça valait bien la peine. 
Ca valait bien la peine de ces conversations sans retour, le retour était ailleurs.






09 avril 2012

JE VOYAGE

Françoise Tomeno
9 avril 2012

« Je voyage, je voyage
Dans les astres, les désastres
Et puis surtout les cadastres
Dans les maquis les marais
Tout en haut des minarets
Tout au fond des minerais
Et dans les estaminets......"

Jean Vasca, « Voyager ».


Parfois je vais chez David. Je traverse l’île, entre les bras du Cher, puis la grande avenue, et je vais jusqu’à la petite place.

David, c’est la stabilité même.
Il est tout le temps, presque tout le temps, à la même place, pile au milieu du comptoir. Derrière lui la machine à café, et la caisse. Il n’a pas besoin de se déplacer. Devant lui, entre lui et le comptoir, l’endroit où il fait les peluches, le journal pour les épluchures, la cuvette pour les légumes. Il fait la popote, David, il la fait bien. Une cuisine comme à la maison.

 De temps en temps il quitte l’immuable pour se rendre à sa gauche, dans sa cuisine. On l’entend, on le voit si on se penche sur le comptoir. Parfois, il faut l’appeler pour payer. Et puis il revient à sa place.

J’ai l’impression que cette place dans le milieu est son fuseau horaire, dans lequel il revient tout le temps. Peut-être aussi le nôtre, à nous qui venons régulièrement. Je crois que si je parle de fuseaux horaires, c’est parce que David est un passionné de trains. Que j’affectionne les longs voyages, comme le Transsibérien que j’ai pris… allez, il y a une trentaine d’années maintenant.

Dans le bistrot, des affiches et une photo.

Des affiches des Chemins de Fer Paris Orléans, « Côte Sud Bretagne, Audierne », « Le Casino d’Enghien-les-Bains », « Le Golfe du Morbihan  et ses circuits automobiles », « La Touraine, Jardin de la France, Capitale Tours, Golf, Circuits Automobiles aux Châteaux historiques ». Un petit tableau de bois est  accroché sur le haut du comptoir : « Annecy-Saint Gervais- Chamonix, le TransAlp ». Ces affiches-là sont joyeuses et colorées, invitant au tourisme et à l’insouciance.






Des affiches de film : « La Bête Humaine », avec Jean Gabin, de Jean Renoir, « Les portes de la Nuit », de Marcel Carné. Affiches sombres et graves. Mais quand on aime les trains comme David, on ne compte pas, on garde tout, le grave et le léger, on ne fait pas de tri.




Et puis la photo du train express n° 56, le Grandville Paris, qui, le 22 octobre 1895, traversa le mur de la façade de la Gare Montparnasse et « tomba dans la rue ».





Quand je nous vois aller et venir, nous, les habitués, nous installer, faire nos petites affaires (le journal est un moyen d’échange riche d’attentions réciproques, une fois qu’on s’est repérés comme liseurs), repartir vers nos occupations, et puis revenir le lendemain, ou la semaine d’après, j’ai l’impression que pour nous le bistrot, et peut-être même David, c’est en quelque sorte notre fuseau horaire où nous venons nous reposer régulièrement.

David sait y faire, une attention pour chacun, il connaît des prénoms. Beaucoup d’artisans fréquentent ce bistrot, et y viennent avec leurs tout jeunes apprentis. Ceux-ci sont tout gênés au moment de la commande : les patrons et les ouvriers prennent souvent un café, une bière ; eux sont un peu désemparés, pas l’habitude. David souhaite à tous bon courage.

Et moi, quand je suis chez David, avec tous ses trains, je pense au mien, de train, mon Transsibérien. Ça m’avait pris comme ça, tout d’un coup. Autour de moi, c’était l’étonnement. Jamais je n’avais voyagé aussi loin, seule. Mais j’étais déterminée, sans du tout savoir pourquoi.

Je suis partie un 15 juillet, je me souviens avoir vu la veille du départ le feu d’artifice à Paris, avec les amis chez qui je logeais. J’avais choisi de faire tout le trajet, de Tours à Vladivostok, en train.

Paris-Moscou, en  trois jours, départ gare de l’Est. Émotion, bien sûr. Pas de bistrot dans le train. On partage la nourriture avec ceux qui n’ont pas prévu le coup. Nous traversons la Pologne. Les affiches de Solidarnosc sont partout. Pensées. Pensées également pour celles et ceux qui ont fait cette traversée sans retour, trains noirs, Nacht und Nebel.

Je voyage, je voyage
Dans les astres les désastres
Et puis surtout les cadastres.

À la frontière russo-polonaise, à Brest Litovsk, il faut changer de bogie, l’écartement des rails est plus large en URSS (c’est encore l’URSS). On a le choix de rester dans le train, ou de descendre sur le quai. Je reste.

Je ferai deux courts séjours de quelques jours, en Géorgie d’abord, puis en Arménie. J’ai choisi ces républiques parce qu’elles étaient connues pour leur tempérament de résistance. En Arménie, je me fais piquer par une bestiole qui va changer tout mon voyage.

Départ, après deux jours passés à Moscou, par le Transsibérien. Le train mythique est là, rutilant. Ce sont encore à cette époque-là des locomotives à charbon, et on se prendra les petites poussières de charbon dans les yeux, sur les vêtements. Plaisir de retrouver ces impressions d’enfance quand nous partions par le train en vacances. On s’installe, c’est le soir. On commence discrètement à faire connaissance, repérer les lieux, et le voyage commence.
On franchit quasiment un fuseau horaire par jour, et nous sommes vite perdus dans le temps. Nous, des voyageurs qui faisons progressivement connaissance. Deux jeunes Suisses sont partis avec tout ce qu’ils possèdent sur le dos. Ils partent d’abord au Japon, puis tour du monde, en travaillant ici ou là, selon les trouvailles. Un autre Suisse, un peu plus âgé que nous tous, part rejoindre un ami à Oulan-Oude, en Mongolie. Un immense Canadien, qui ne circule qu’avec Suzanne, sa bicyclette ; il travaille six mois de l’année, puis voyage les six autres mois. Un Danois d’origine russe, qui revient d’une visite à sa famille en Ukraine. Un autre Danois, Knut. Et puis Christine, française, sans qui j’aurais eu bien du mal à terminer le voyage.

Notre point de stabilité, c’est le bistrot dans le train, le wagon-restaurant. Au bout d’un moment, nous sommes tellement décalés dans le temps, que nous nous pointons là-bas sans plus très bien savoir quel est le repas qu’on sert à cette heure-là. On prend ce qui se présente, et on réalise à peu près quelle heure il est. En fait, tout le train est un immense bistrot. Dans chaque wagon, un homme et une femme se relaient pour le ménage, mais aussi pour le thé toujours disponible dans un samovar, et aussi le  kéfir russe, lait fermenté dont je raffolerai.




Je découvre tout doucement que je suis « malade ». Autour de la piqûre d’insecte se développe un anneau enflammé, qui grandit à toute vitesse. Ça avait commencé dès Erevan, la capitale de l’Arménie, mais ça ne m’avait pas inquiétée plus que ça. À Moscou, on m’avait envoyée dans une sorte de pharmacie où il fallait faire la queue, présenter le papier qu’on m’avait donné à l’hôtel où je logeais, attendre un autre papier, pour me voir délivrer après trois heurs d’attente quelque chose comme de l’ultra-levure.

Nous faisons halte à Irkoutsk, et je demande à voir un médecin. L’interprète me dit d’attendre dans la chambre. Finissent par arriver deux immense gaillards, je n’ai pas le temps de dire ouf, me voilà avec une piqûre qui me fera dormir toute la journée. Pendant ce temps-là, les autres feront la promenade sur le lac Baïkal.

Ça ne m’empêchera pas de prendre plaisir à une étrange soirée dans un restaurant, au cours de laquelle des touristes russes un peu ivres nous manifesterons l’amitié entre les peuples d’une façon très théâtrale. Nous dirons au revoir à ceux d’entre nous qui nous quitterons là, sans avoir, la nuit d’avant, dans le train, bu du champagne ukrainien, en chantant… « Mon beau sapin »…. Je vous jure que c’est vrai. La seule chanson que toute notre petite troupe connaissait.

Notre bistrot dans le train continue de nous servir de point de stabilité, de retrouvailles. Après à nouveau quelques jours, nous voici arrivés à Khabarovsk. Cette fois je m’énerve et exige de rencontrer un médecin, ce que j’ai est de pire en pire et je commence à être inquiète. J’en ai bien sûr parler à Christine. Une interprète m’accompagne à l’hôpital, discute en russe avec le médecin, jusqu’à ce que j’entende le mot « septicémie ». Alors là je me mets en colère et demande qu'on me traduise. « Ce n’est rien, Mademoiselle, non non, ne vous inquiétez pas, c’est juste une hypothèse ». On me précise que je peux  continuer le voyage jusqu’à Vladivostok, prendre le bateau pour le Japon, le tout sans surveillance médicale. Autre possibilité, faire le trajet inverse en avion.

De retour à l’hôtel, j’explique tout ça à mes camarades. Je n’ai pas l’argent que coûte le voyage de retour en avion jusqu’à Moscou, puis un Moscou-Paris. Il se passe alors quelque chose de bien joli. Chacun me prête une somme d’argent, Christine, qui retrouve son compagnon à l’arrivée au Japon, s’engage à rembourser tout le monde, charge à moi de la rembourser lorsqu’elle sera de retour en France. Ça valait la peine de se perdre dans ses fuseaux horaires, de se retrouver ensemble dans le point fixe du bistrot dans le train, et de boire du Champagne en chantant « mon beau sapin ».

Mais autre chose encore valait la peine. Après encore quelques péripéties, je suis enfin de retour en France. Le médecin de Khabarovsk a eu l’idée de me donner un antibiotique, et ça commence à aller mieux. Je n’avais pas de septicémie, mais quelque chose de pas très génial non plus, qu’il fallait soigner vite. Ce qui s’est fait.

Je retrouve alors mes copines, et leur raconte mon aventure. J’ai failli mourir, je n’avais pas pris d’assurance pour la partie asiatique de la Russie. J’ai arrêté mon voyage à Khabarovsk, juste après avoir franchi le fleuve Amour. Mes copines se tordent de rire. Faire tout ce long voyage, franchir le fleuve Amour, et rentrer en courant dans son fuseau horaire parce qu’on a manqué mourir, ça n’est pas banal.

Au fond, dans la vie, qu’est-ce qu’on fait d’autre que de traverser des passages ? On craint de s’y brûler les ailes, ou bien on s’y repose. On y fait des rencontres, et certaines comme celles du Transsibérien peuvent être secourables. On est parfois perdus et bien contents de trouver un point de repère, comme dans le bistrot du Transsibérien. On découvre des petits coins accueillants comme chez David.

On traverse ainsi la vie avec plus ou moins de bonheur. On découvre la vertu des « traverses », ces pièces de bois que l’on pose sous les rails, pour en maintenir l’écartement et l’inclinaison. Maintenir l’écartement dans la vie, la différence, sans lesquels l’air serait irrespirable. Maintenir l’inclinaison de la vie, sans laquelle la vie serait d’une raideur à mourir.
Et puis, si on franchit un obstacle, comme le fleuve Amour, sans en mourir, avoir le flan de poursuivre le voyage, de faire le tour avant de revenir dans son fuseau horaire. Ce n’est tout de même pas la même chose que de revenir dans l’autre sens en courant.








« Je voyage, je voyage
Dans tout ce grand bric à brac
Où je divague et je vaque
Où je déraille et délire
Avec les taupes les tapirs
Attendant le grand départ
La traversée du miroir
Je voyage, je voyage »

Jean Vasca, « Voyager  »



- Video de 1967, précédée d'une courte interview, 
- ou enregistrement audio, aller à "Voyager"