Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

17 mars 2012

CONVERSATION ORDINAIRE

OU
MADAME KLAUS KINSKI PENCHE ENCORE
OUI, MAIS ELLE PENCHE A DROITE
QUOIQUE…..

Françoise Tomeno
17 mars 2012

Depuis quelque temps, elle passe souvent quand je suis au bistrot, et vient de suite me rejoindre. Il a même fallu un jour que je fasse valoir que j’avais du travail, ce qui était vrai. Je devais lire « Soigner la folie, une vie au service de la clinique », un très beau livre qui rassemble des textes d’une grande dame de la Psychiatrie et de la Psychothérapie Institutionnelle, Hélène Chaigneau, et des entretiens qu’elle a eus avec Joséphine Norah Puel.

Mais pour l’heure, les « entretiens » (tenir entre), je les ai ici, au bistrot, avec Madame Klaus Kinski. Nous devisons de choses et d’autres, le chien qui a mal à la patte, la pharmacienne amie…. Et soudain je suis frappée : Madame Klaus Kinski affiche toujours une courbure du corps, mais cette fois-ci vers la droite. Il me faudra aller vérifier la chronique où j’ai parlé d’elle précédemment [1] pour m’assurer que j’y décrivais bien la façon dont elle inclinait sa tête vers la gauche, jusqu’à donner l’impression qu’elle voulait la faire entrer à l’intérieur de son corps. Vers la gauche, pas vers la droite.

Je tourne alors mon attention vers ce changement : oui, c’est bien vers la droite qu’elle penche, et cette fois la tête tient, ne cherche pas à s’enrouler vers l’intérieur. Madame Klaus Kinski converse, là est la différence, elle est en face de quelqu’un.

Le lendemain, je vérifie que ça tient bien vers la droite lorsque nous échangeons. Nous parlons alors des choses « ordinaires » de la vie : les relations mère-filles, les liens des petits enfants avec leurs grand-parents, les affaires de famille, quoi. La conversation dure un moment jusqu’à ce que mon attention soit retenue à nouveau par une modification de posture de Madame Klaus Kinski. La tête ne penche plus, elle est simplement appuyée, délicatement, sur la main, le coude sur la table. C’est une belle posture, reposée, celle de la tournure qu’a pris notre conversation.

Et soudain (j’utilise souvent « soudain », n’est-ce pas ?) je réalise que j’ai exactement la même posture…
Ca rit à l’intérieur de moi. Laquelle de nous deux a « engagé » la tournure de la conversation ? 
Allez savoir !

11 mars 2012

LA BOÎTE À MOMO

Françoise Tomeno
11 mars 2012

Cela aurait dû s’appeler « le porte-clef de Momo ».

Le bistrot a été fermé pendant une semaine, pour travaux. Vieille moquette remplacée par du parquet,   peinture fraîche.

Pendant les travaux, il était amusant de croiser l’un ou l’autre se rendant sur une « position de repli », comme me l’a dit Daniel, un habitué qui ne m’avait encore jamais adressé la parole ; la fermeture du bistrot nous faisait nous reconnaître comme faisant partie du même village…. Ou bien la rencontre de deux copines qui n’avaient pas vu la pancarte annonçant la semaine de fermeture, et qui rentraient bredouilles à la maison, sans position de repli, elles…..

À mon retour, j’apprécie. Le parquet, même faux et flottant, est du plus bel effet. Il fait d’autant plus regretter les anciennes tables, remplacées il y a un bon moment déjà, dont les plateaux étaient en vieux bois foncé, bien marquées par les traces du temps et de l’usage. Les nouveaux plateaux sont sans doute plus fonctionnels et plus en accord avec les normes de l’hygiène. N’empêche, moi et mon amour des vieilleries, et particulièrement des vieux bistrots, nous sommes au regret.

Ne chipotons pas, la nostalgie ne dure qu’un temps, court, heureusement, c’est la vie dans le bistrot qui compte.
Je remarque alors quelque chose que je n’avais encore jamais vu ici. Il y a derrière le comptoir, fixé sur le mur, une boîte à clef en acajou, avec les encoches pour les clefs, en laiton, façon vieil hôtel des années vingt ou des années trente. Je trouve ça très beau, mais je me demande ce que ça fait là, vu que le bistrot n’est pas un hôtel. Je suis intriguée, mais n’ose pas demander.

Le temps passe et, un jour, je surprends un bout de conversation entre le patron et un client. Il lui explique que c’est Momo qui a apporté ça, puis je perds la suite de la conversation. Momo c’est Momo[1]. Il fréquente le bistrot régulièrement, y apportant la récolte de ses fouilles dans dieu sait quels lieux, poubelles ou autres ? un chineur de première. Je ne sais pas comment il se débrouille, Momo, mais ce qu’il apporte est toujours propre. Il donne, Momo, il ne vend pas, il n’échange pas. Ou plutôt si, il échange, contre de l’attention, voire de l’affection. C’est sa façon à lui d’engager la conversation, et ça lui évite certains jours de se précipiter sur une femme pour lui faire la bise. Je suis tout émue, avec mon cœur d’artichaut, de ce que le patron ait accepté de faire trôner sur le mur du comptoir un objet de Momo. Je commence à me faire un film, me demandant où Momo a bien pu dénicher un porte-clef d’hôtel des années trente. Je pense à la coiffeuse que j’avais autrefois, en loupe de fruitier, qui avait navigué sur un paquebot des années trente, et qui me donnait l’impression d’être en pleine mer quand j’étais dans ma chambre. Quand je démarre comme ça, rassurez-vous, je sais que je rêvasse, que je comble les blancs de l’histoire par une rêverie.

Un jour où Michel est de service, je m’approche pour lui demander des précisions. Michel est l’ami du fils d’une amie, ça nous fait des liens. Michel m’explique que c’est bien Momo qui a apporté ce… cette… boîte à thé ! Que l’idée était de mettre des sachets de toutes les sortes de thé vendues dans le bistrot, dans leur enveloppe en papier, dans les cases en métal. Mais voilà, la boîte était pour des sachets Lipton, et les sachets du bistrot sont trop gros. Alors ils sont dans la boîte.

Et je découvre d’un seul coup que le porte-clef est en fait le couvercle d’une boîte à thé, que celle-ci n’est pas en acajou, mais en contre-plaqué peint, et que les cases en laiton sont en vulgaire métal doré. J’ai envie de rire…..

Et puis je me dis que ça ne change rien à l’affaire. Momo a pu apporter sa marque et la rendre visible dans ce bistrot qui lui a fait une place à ce point. La boîte n’a pas pu servir à ce à quoi elle avait été destinée dans un premier temps, et pourtant, on l’a gardée. Momo est là, et ce qu’il a apporté a trouvé usage, a trouvé sa place. Et je suis toute contente pour lui.

D’accord, ça n’était pas un porte-clef d’hôtel, d’accord, ça n’était pas des années trente, d’accord, l’acajou n’était pas de l’acajou. Mais c’était un don, un vrai don, de Momo, et quelqu’un avait été là pour l’accueillir.

Tout ça, c’est comme dans la vie : derrière ce qui nous semble briller de ses pleins feux, par exemple ce que l’on aurait tendance à idéaliser, peut se cacher parfois un ordinaire tout simple, mais dont la singularité et l’unicité clignotent comme une luciole. Accueillir la luciole suppose d’abandonner les pleins feux. Alors seulement on peut la saisir

Je pense à ce que  j’avais entendu dire, à la télévision, il y a très très longtemps, par Vladimir Jankélévitch :
« La vie est une occasion, il faut la saisir ». Une occasion, comme la boîte à Momo.
La vie, ordinaire, nous offre ses lucioles.




[1] Voir sur ce blog « Meurtre d’une petite cuillère »   

AUTRES CHINOISERIES

OU « DES CAFÉS À PÉKIN » ?

Françoise Tomeno 
11 mars 2012

Pékin 2002. Nous récidivons [1]. Cette fois, voyage free-lance. Nous nous baladons le nez au vent, au gré de nos humeurs. Nous avons choisi un petit hôtel dans un quartier populaire du nord de Pékin, au Nord Est de la Tour du Tambour. Quartier de Hutongs, les vieilles rues où subsistent d’anciennes maisons à la très belle architecture. Dehors, sur les trottoirs, les petites gens, les petits métiers de la rue : réparateur de vélos, couturière, coiffeur. Les oiseaux dans leurs cages parlent; l’un d’eux se moquera, à s’y méprendre, de mon rire, ce qui me fera rire, et il recommencera.

Dans l’avion, j’ai lu sur le guide du routard qu’il y avait à Pékin un café remarquable, le Pass By Bar [2], créé en 1999. Il y a deux patrons. L’un est fou du Tibet, et s’y rend à vélo, il en rapporte de très belles  photos de Tibétains, sans folklore ; l’autre va régulièrement camper deux ou trois jours sur la Grande Muraille. 


J’ai lu également qu’un café tenu par un photographe expose régulièrement des photographes locaux.

Première sortie après notre installation à l’hôtel. Nous flânons dans les rues de ce qui va devenir « notre » quartier (j’y retournerai encore deux fois, toujours dans ce même hôtel, ce même quartier). Surprise : le Pass By Bar est là, au coin de notre rue. Un des premiers bistrots de Beijing. Jolie cour carrée comme dans toutes ces maisons anciennes, accueillante, colorée. À l’intérieur, trois salles. Les photos du patron sont là, mais aussi des affiches « maison », sorte de détournement des affiches de propagande officielles. Le slogan le plus fréquent est « Better travel than dead ». On peut devenir « membre » du bistrot, il suffit pour cela d’apporter trois livres de bonne littérature en langue anglaise, et c’est fait. Nous découvrons ce qui va devenir pour nous une sorte de quartier général. Pour fêter cette découverte, qui ressemble à une trouvaille, nous commandons un… « Cuba libre ». Certes, c’est un peu facile, mais ce genre de lieu était tellement inattendu !


Je découvrirai que l’autre bistrot, celui tenu par le photographe, est juste à côté, dans une rue perpendiculaire. De magnifiques photos ornent les murs, des photos prises par le patron, tout jeune. Certaines sont politiquement peu correctes, et je suis étonnée qu’elles aient droit de cité. Je m’installerai là souvent, lorsque je serai seule, lisant écrivant, observant la vie dans la rue.

Mais où sont les lucioles ? Tout simplement dans l’existence même de ces deux bistrots. Non seulement ils sont atypiques, mais  ils témoignent d’un esprit de liberté qui fait du bien dans cette ville où la parole est encore du côté de la langue de bois et du discours officiel de la propagande.

J’y retournerai en 2004 et en 2008. Nous découvrirons que ce quartier regorge de ces nouveaux bistrots. Ils ont encore ce côté sympathique du bricolage. Le mobilier est un mobilier de récupération. Des canapés déjà bien usagés et des fauteuils, disposés comme dans les maisons de thé, en plusieurs petits salons. On peut s’installer, commander une seule boisson, et rester là pendant des heures. On y verra de nombreux étudiants qui viennent y travailler avec leurs ordinateurs, et y profiter de la wifi. Les patrons, souvent une famille, viendront nous offrir du thé, avec beaucoup de gentillesse.

Mais on sentira aussi le vent du tourisme et du monde marchand envahir le quartier. Un magasin vend des vêtements, très beaux au demeurant, fabriqués à partir de vêtements tibétains, découpés, retravaillés. Je sentirai la colère monter en moi. Les commerces pour touristes commencent à fleurir, et les petits métiers ont disparu. La vie du quartier est encore là, mais pour combien de temps encore ?

Je rêve d’y retourner encore une fois, dire au revoir aux Hutongs que j’ai connues, à la simplicité. J’ai peur d’être déçue, de ne pas retrouver mes petits bistrots. J’ai lu que les patrons du Pass by Bar se demandaient s’ils n’allaient pas quitter le quartier, dont ils déplorent l’évolution vers un quartier à touristes et à commerces pour gens aisés.



Better travel than dead?



[1] Voir ci-dessous : Pékin, passage à l’an 2000.
[2Pass by bar




PÉKIN, PASSAGE À L’AN 2000

Françoise Tomeno
11 mars 2012            

« Passage à l’an 2000 ». Je ne veux pas passer ce moment ici, en ville, au milieu de ces déploiements de bêtises et d’argent. Je ne sais pas trop où aller. Toujours attirée par l’Est, je chine dans les destinations possibles. Et je trouve un court séjour à Pékin, proposé par la Maison de la Chine, pour un prix plus que raisonnable. Je fais part de ma trouvaille à une amie rencontrée lors d’un voyage en Mongolie, banco, nous irons à Pékin passer le Nouvel An. La date du Nouvel An chinois étant plus tardive, nous espérons ainsi échapper au pire.

Nous partirons le lendemain de la grande tempête de Noël 1999, le départ en sera différé. Notre voyage comporte des moments possibles de visite en groupe, et beaucoup de temps à inventer. Le groupe est restreint, et j’y retrouverai une ancienne collègue infirmière psy, qui est partie s’installer à Grenoble. Nous nous donnerons des nouvelles des copains.

Nous faisons la ballade à pied jusqu’au Temple du Ciel, ce qui fait une bonne trotte, mais à Pékin, si on veut se déplacer, il ne faut pas avoir peur de marcher. Nous partons à trois, mon amie, une autre participante du voyage, et moi. Le parc du Temple du Ciel est dans un grand état d’abandon. Les bâtiments ne sont pas encore tous réouverts. Au retour, notre compagne veut absolument boire un café dans un café. Rien de plus absurde à Pékin à cette époque-là. Il n’y a pas de bistrot, et on ne boit pas de café. Il y a des restaurants, il y a des maisons de thé, mais pas moyen de faire entendre raison à cette dame. Nous atterrissons finalement dans un restaurant où nous voulons commander du thé : ahurissement des serveurs, du patron, des clients. Le thé, ça ne se commande pas, on vous l’apporte d’office. Et c’est gratuit.

Le seul lieu qui ressemblera à un bistrot pendant ce séjour-là, ce sera une salle de Karaoké que nous devrons traverser pour aller dîner le soir du Nouvel An, et veille de notre retour. En repartant, je ne sais pas ce qui me prend, je dis à mon amie déjà sur le pas de la porte : « J’ai envie de chanter ». Elle se marre, elle me connaît bien, et m’a déjà entendue chanter lors de notre voyage précédent, elle connaît mes lubies et mes fantaisies, le plaisir que j’ai à chanter dans des lieux parfois incongrus, ou en tout cas inhabituels. Tous les autres sont déjà dehors, sous la pluie. Elle va les chercher, tout le monde rapatrie la salle. Ils sont ahuris, et se demandent ce que  c‘est que cette idée. Un camarade du groupe, français d’origine chinoise, explique à l’animateur de la salle que quelqu’un de notre groupe propose de chanter. Pas de problème, on  nous installe à une table, on nous apporte du thé. Nos hôtes sont flattés, nous sommes les seuls « nez pincés » présents, ce n’est encore pas si fréquent à cette époque-là. Nous écoutons et regardons le karaoké, et moi, je me demande ce qui m’a pris, qu’est-ce que je vais bien pouvoir chanter ; je commence à m’affoler un peu. Voilà, c’est mon tour. Le silence se fait, l’accompagnement de karaoké cesse, et je m’entends commencer ce très bel air de Haendel « Lascia, ch’io pianga, mia cruda sorte, e che sospiri la liberta », « Laisse-moi pleurer, mon sort est cruel, j’aspire à la liberté ». Et tout en chantant, je réalise que nous sommes à deux pas de la Place Tien An Men, Tien An Men 1989…..

Je réalise que j’ai toujours imaginé aller chanter cet air à Oswiecim , en Pologne, là où un de mes grand-oncles et son fils sont partis en fumée, comme tant d’autres. Au lieu et place de cela, je suis ici, à Pékin, en Asie  (en Nazi ?), dans une sorte de bistrot. Personne ne comprend les paroles, je mentionnerai juste à la fin le nom du compositeur pour que le guide le transmette aux auditeurs de ce soir.


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Philippe Jarousski chante « Lascia ch’io pianga » :