Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

04 décembre 2014

"Vous savez, hier"

Françoise Tomeno
4 décembre 2014

J'ai senti sa présence sur le côté, quelqu'un qui s'arrêtait et me regardait. Je m'apprêtais à passer commande pour mon repas de ce soir. Je me tourne vers là où ça me regarde, sourire, sourires... c'est elle, c'est madame K, avec ses yeux bleus, aujourd'hui souriants.
Des lustres que l'on ne s'est pas croisées. 

Elle s'approche, je l'embrasse: trop bien, trop contentes.

Je remarque d'emblée ses cheveux: pour la première fois depuis que je la connais, ils ne sont pas filasses-et-pourtant-brillants, ils sont d'un beau blond cendré, toujours brillant cependant. Et puis, dépassant de son pull gris, il y a le tee-shirt rouge. C'est que ça va bien, quand il y a du rouge, j'ai appris ça au fil du temps.

"Ca va? Vous avez mis du rouge, ça doit aller". Elle est rayonnante.
"Vous savez, hier...", le ton n'est pas interrogatif, non. Affirmatif à souhaits. Je sais, hier.

Hier! Mais je ne l'ai pas vue depuis des mois. Hier! 
Elle est comme ça. La dernière fois, c'était donc hier, et c'était sans doute, dans sa tête, au bistrot où l'on se croisait autrefois. Un autrefois d'une extrême et étrange proximité dans ce "hier"....

Alors qu'est-ce que je sais depuis hier? Eh bien que son kiné lui a dit: "Il y a plein de gens qui aimeraient être comme vous!", en forme, quoi. C'est vrai qu'elle a la forme, la forme debout sur ses pieds, elle que j'ai connue si recroquevillée, si enroulée sur elle-même.

La serveuse de la charcuterie/traiteur est allée patienter pendant notre conversation. Elle doit la connaître. Elle sait que cela peut-être long.

Je lui fais signe, et passe ma commande, un plat tout prêt, pas le temps de faire ma popote ce soir.
Alors "elle", Madame K, me dit avec une grimace de circonstance: "Oh!!!" d'un air de dire "C'est une commande de bourgeoise". Je  ris, je lui dis: "C'est une commande chic?". Elle réfléchit, fait la moue: "Non, une commande de princesse!" Et tiens!
"De princesse comme vous!". "Ah non!" dit la bouche, ah oui dit tout le visage.

Elle file vers sa vie, de princesse, grâce au kiné, merci Monsieur, et moi je vais payer ma salade composée. Je dis à la serveuse: "Je l'adore..., c'est un personnage".
Réponse de la serveuse: "Oui, c'est un personnage...".
Elle n'a pas l'air de l'adorer?

Vous: "Mais ça n'a rien à faire là, ce n'est pas une chronique de bistrot". Bon, d'accord. Mais c'était hier, au bistrot. C'est là que je l'ai rencontrée, que j'ai appris à la connaître. S'il n'y avait pas eu le bistrot de son hier, il n'y aurait pas eu cette petite luciole du jour.
Donc, c'est une chronique de bistrot, que vous le vouliez ou non...

03 décembre 2014

Des Chroniques de Bistrot à La Chesnaie

École De Psychiatrie Institutionnelle De La Chesnaie
Clinique de Chailles
41120 CHAILLES

Lundi 15 décembre de 21h à 23h, à la Haute-Pièce
« DES CHRONIQUES DE BISTROT »
Par Françoise Tomeno

« Ça commencé par une rencontre avec Jésus. Il fréquentait le même bistrot que moi. Ou plutôt non : je fréquentais le même bistrot que lui. Je ne m’en suis pas remise. Il m’a fallu écrire, et le goût d’écrire est arrivé par là-dessus. Écrire, oui, mais écrire ça. Ces rencontres de hasard, ces petites histoires d’humanité, drôles et graves à la fois, qui se passent dans les bistrots. Ce que j’ai fini par appeler des lucioles, empruntant ainsi à Georges Didi Hübermann, lui-même inspiré par Pier Paolo Pasolini.

Grâce à Jésus, je me suis mise à fréquenter les bistrots autrement. Il fallait être là dans une certaine vacance, se laisser surprendre par une parole, un déplacement, un léger changement dans les habitudes. Mais il fallait aussi qu’il y ait quelqu’un à qui le raconter.
Ainsi sont nées ces petites histoires de bistrot, ainsi se sont parfois noués des liens avec les uns ou les autres : Lulu, Léon, Michel, madame K...... »

Françoise Tomeno est la petite fille d’une tenancière d’estaminet dans le pays minier, et l’arrière petite fille d’un forgeron italien. Elle ne dédaigne aucun café, depuis le jus de chaussette façon cafetière posée toute la journée sur le fourneau d’une maison du Pas de Calais, jusqu’au ristretto le plus serré possible.
Son goût des petites choses se lie sans aucun conteste à l’attention portée au singulier, à la fonction diacritique, à la nécessité du récit à un autre pour faire vivre l’humanité de l’humain. Sa rencontre avec la Psychothérapie Institutionnelle y est pour quelque chose. Psychologue, elle occupe parfois la position de psychanalyste.


05 novembre 2014

BUDAPEST












CAFÉ CENTRAL 





CHEZ RAHEL FLÒDNIJA






AUX HALLES CENTRALES











Café Barjot




Distinction

Françoise Tomeno
5 novembre 2014

Je lui avais trouvé l'air distingué. On pouvait le distinguer, des autres clients, par une tenue un peu plus classe, veste et pantalon sombres, chemises blanches. Pour les autres, c'était plutôt jeans, survêtements, en plus ou moins bon état. Pour autant, il habitait du  même côté du quartier qu'eux, ce côté de l'avenue où vivent les immigrés et les précaires, ce qui souvent ici désigne les mêmes personnes. Le médecin homéopathe, la pharmacienne et moi-même faisions tâche dans ce bistrot. Moi, cependant, je m'obstinais à y aller de temps en temps. C'était le bistrot de mon quartier, je ne pouvais tout de même pas le laisser passer sous silence.

Ce jour-là, je le vois à une table proche, de profil, appuyant une tasse à café juste sous son oreille droite. Que lui arrive-t-il donc? Geste étrange....
Je le vois s'adresser un moment à des hommes attablés tout près. Il semble s'expliquer de sa posture, mais je n'entends pas ce qu'il dit.

Un moment plus tard, le voilà qui tourne légèrement la tête, nos regards se croisent. Devant ma mimique étonnée, il esquisse une grimace. Je souris : "Qu'est-ce qui vous arrive, vous avez mal?" Alors il m'explique: oui, il a mal, il ne sait pas ce qu'il a. 
Quelques mots s'échangent, facilement, aimablement. Depuis quatre ans, c'est la première fois.

Je suis contente de m'être obstinée. 

La passion de distinguer m'a encore offert un cadeau. 

13 octobre 2014

On a volé l'Ange Bleu

Françoise Tomeno
12 octobre 2014

Il paraît que c'est arrivé un soir de fête au bistrot. On a volé l'Ange Bleu. Personne n'a rien vu.

Permettez que je lui rende hommage. Il m'a bien accompagnée tout le temps qu'il a été là. Je tiens à l'en remercier.

Et si celui ou celle qui, par mégarde, et probablement en état d'ébriété, l'a glissé dans sa poche un soir de fête, lit ces lignes, qu'il ait l'élégance de venir un autre soir de fête (les occasions ne manquent pas), et dépose notre ange n'importe où dans le bistrot, discrètement, bien entendu. Dieu et tous les autres anges lui en seront éternellement reconnaissants.




12 octobre 2014

Suspendus

Françoise Tomeno
12 octobre 2014

Nous étions suspendus.
Suspendus à l'attente de la nouvelle, de l'annonce de la réouverture de notre bistrot.
On voyait bien avancer les travaux. On entendait bien des rumeurs: ce sera tel jour, ou tel autre. Mais comment savoir avec certitude?


 L'ange bleu nous adressait un sourire malicieux. Il avait invité son copain le soleil qui se moquait gentiment de nous....



Nous étions également suspendus à une autre question. Allait-il nous reconnaître, lui, le bistrot, dans son nouveau décor? Allaient-elles nous reconnaître, elles, les nouvelles personnes qui seraient derrière le comptoir, et qui ne nous avaient jamais vues? Comment allions-nous faire? La rencontre aurait-elle lieu?

Et puis le jour de la réouverture est arrivé. Un matin, je suis retournée m'installer là, à ma table. Personne ne savait ce matin-là que c'était ma place. Personne sauf moi, l'ange bleu, et peut-être le soleil si l'ange lui avait passé le mot. 

Cela faisait longtemps que je ne demandais plus mon crème dans ce bistrot, on avait fini par me l'apporter d'office. Mais ce jour-là, j'ai à nouveau prononcé les mots "Un crème s'il vous plaît". "Un grand?"-"Euh... un grand, oui". 
Mince! Un grand, c'était un allongé avec du lait. Mêmes les mots avaient changé. 
"Alors, non: pas un grand, mais pas une noisette non plus". Voilà que je ne savais même plus parler. 
Le lendemain, c'était quelqu'un d'autre au comptoir. Panique: je demande quoi: un crème normal? Un moyen? Ca n'existe pas, un moyen crème. Je ne sais plus ce que j'ai balbutié.

Tout doucement, on s'est repérés. Tiens, c'est plutôt lui le lundi, lui ou elle, le mardi. Lui du lundi a eu un prénom, lui, elle, du mardi, aussi. Et puis Céline, qui avait travaillé là autrefois, est repassée par ici, elle repassera par là. 

Pendant ce temps, Lulu boudait. Enfin, c'est ce qu'elle disait. Mais le dimanche, elle était là, l'autre bistrot était fermé. Je l'y ai même surprise un autre jour que le dimanche. Hum, Lulu.... 
C'est vrai qu'il faut du temps pour l'apprivoisement.

Suspendus nous avions été. Nous l'étions encore, suspendus à un regard, une reconnaissance, au repérage d'une habitude.

Mais, le saviez-vous? Un café aussi peut-être suspendu. Vous ne me croyez pas? 
J'avais entendu parler de ça cet été; je crois que c'était en Grèce que, face aux mesures "d'austérité" , on avait adopté le café suspendu. C'est tout simple: lorsque vous allez prendre une consommation dans un bistrot, vous achetez un café que vous ne buvez pas. Il est pour la prochaine personne qui ne pourra pas se payer un café. Le café est suspendu, en attente.....

Tout comme nous l'avions été, en attente d'apprivoisement.

04 août 2014

Un dernier p'tit rosé, M'sieur Léon?

Françoise Tomeno
3 août 2014

Ce dimanche sent la fermeture estivale. Blanche est là, en grande forme, je veux dire ces formes d’excitation dont elle a le secret. Elle danse sur la terrasse au son d’une musique imaginaire. Elle me suit dans le bistrot et me donne les dernières nouvelles, j’ai été absente une bonne semaine. Le bistrot ferme ce soir. La représentation qu’elle a donnée récemment a bien marché, il y a eu du monde, ça a bien marché pour Yan aussi.

Et puis dans le flot des paroles, apparaît le nom de Léon. Lui aussi il a bien marché, il a tant marché qu’il vient de passer de l’autre côté, de passer de vie à trépas, comme on dit. Je pense au poème de Robert Desnos, « J’ai tant longtemps marché », retrouvé sur lui après son décès au camp de Theresienstadt, après la « marche de la mort » qui l’a conduit avec ses compagnons du camp de Flöha à celui de Theresienstadt, Terezin.

Il est passé de l’autre côté du fleuve qu’il aimait tant, Léon, ce fleuve dont il savait si bien parler.

Léon est parti pendant mon absence.

Il me manquait déjà : je ne l’avais pas revu dans ce bistrot après sa récente réouverture. Je l’avais croisé à la terrasse de l’autre bistrot, et surtout, je l’avais croisé sur le chemin de l’île, son île. Il n’était pas en forme, Léon. Il était tombé peu avant, et il avait un gros bobo au cou. J’avais eu immédiatement la pensée qu’il n’allait pas tenir le coup. Qu’il n’allait pas passer l’été sur sa Riviera. C’est comme ça qu’il appelait cette langue de terre qu’on appelle l’Île, l’été. Il m’avait décrit un jour son île sous le soleil, la beauté de ces paysages de Loire. C’était ses vacances, à lui, l’été dans l’île. Il était né là, dans cette maison qu’il habitait encore il y a quelques jours. Il n’avait jamais quitté cet endroit qu’il chérissait par dessus tout. C’est là qu’il « a passé », comme dit Blanche. « Passé, trépassé », ajoute-t-elle. Il s’est éteint tout doucement, entouré de proches, des habitués du bistrot.

Léon m’avait appris les oiseaux de l’île, les hérons cendrés, l’aigrette blanche, les migrations. On disait de lui qu’il était le maire de l’île.

Quand je le croisais, et que je lui demandais « Ca va Monsieur Léon ? », il répondait avec un sourire amusé : « …avec les pieds ». Ca me faisait rire. Il allait ainsi, avec ses pieds, de chez lui au bistrot, d’un bistrot à l’autre. Tout comme il avait été travailler dur, avec ses pieds, une bonne partie de sa vie.

Ce jour-là, Blanche me dit : « Il ne s ‘appelait pas Léon, il s’appelait Michel… C’est son patron qui l’avait appelé comme ça ; il y avait déjà cinq Michel dans l’entreprise ».

Émotion : ce nom d’ouvrier, il l’a donc gardé jusque-là, jusqu’à ce terme de sa vie, Monsieur Léon.

Je le connaissais penché sur son verre de rosé, le matin de bonne heure. Il lui arrivait de plaisanter « Rosa rosa rosam, rosae rosae rosa, rosae rosae rosae, rosarum rosis rosis ». La chanson de Brel lui venait aux lèvres, à ces lèvres qui sirotaient le rosé du matin.

J’espère pouvoir aller lui rendre un dernier hommage, à M’sieur Léon. Je lui porterai une rose, une rose rose, couleur rosé, une rose d’Anjou ou de Touraine, au bon goût de par chez nous.


25 avril 2014

La halte


Françoise Tomeno
25 avril 2014

Une toute petite maison, au bord d'un tout petit étang, à 1 kilomètre d'un tout petit village.

Lorsque j'ai su que ce serait là que j'irais passer mes vacances, j'ai voulu savoir s'il y avait encore des commerces, un bistrot. Sur un site dédié à la cuisine française, j'ai trouvé: 

"Dernier commerce de C., l'assiette de C. a été repris depuis 2007 par Françoise qui a redonné un nouveau souffle de vie à ce petit restaurant traditionnel et qui effectue également des repas de famille.

Directeur : Françoise

Nom du Chef : Françoise
Passe sa vie en cuisine"

L'affaire m'a paru sympathique.

Dès le premier matin, j'y fus prendre mon café. Le temps était beau bien que froid, c'est avec plaisir que j'y suis allée à pied. 

Il faisait chaud dans la salle du bistrot, je me suis approchée du poêle, il était éteint. La chaleur provenait de la cuisine où s'affairait Françoise, cuisine ouverte sur la salle par une sorte de passe-plats. Françoise venait de me servir à côté, parce qu'elle n'est pas qu'aux fourneaux, Françoise. Elle tient également l'épicerie qui jouxte le restaurant/bistrot. 

Françoise est là, efficace, passant de la cuisine à l'épicerie, de l'épicerie au bar, du bar au restaurant. Elle ne chôme pas, Françoise.

Quelques mots échangés, un vrai accueil, qui sait ne pas trop en faire, qui le fait bien et qui donne envie de revenir.

Et je suis revenue, tous les jours, sauf le jour de fermeture.

Un jour, j'y suis venue déjeuner, puis dîner la veille de mon départ, pour fêter ces jolies vacances. 

J'avais annoncé ma venue, et voilà que j'apprends que, le soir, c'est pizzas. Et moi, j'ai une sorte d'intolérance au froment; alors, malgré mes origines italiennes, la pizza, ça n'est pas pour moi. Lorsque j'ai su ça, j'ai dit à Françoise que je ne pourrais pas venir.
Qu'à cela ne tienne, il resterait bien quelque chose du menu du midi, on se débrouillerait.

Ainsi, j'ai pu terminer mon séjour en passant chez Françoise me réchauffer, à la chaleur de ses fourneaux, à la chaleur de sa disponibilité, de sa gentillesse, de sa serviabilité, à celle de son accueil. Lorsque j'ai quitté le restaurant, Françoise m'a demandé si j'étais sur le départ; comme je lui répondais affirmativement, elle m'a souhaité bonne route, bon retour, et elle a ajouté: "Vous reviendrez nous voir".

Que oui, Françoise, je reviendrai.
J'ai ajouté que je passerais le lendemain matin, sur le trajet, acheter de l'excellent fromage de chèvre et des fraises, et que j'en profiterais pour prendre mon café.

Cette halte chez Françoise s'est trouvée en harmonie avec la halte dans la vie qu'a représenté pour moi cette semaine, dans la toute petite maison, au bord du tout petit étang, à 1 kilomètre du tout petit village. 

Au passage, j'aurai découvert la vertu du mot "halte", que l'on emploie si peu. Peut-être ne savons-nous plus faire halte?

14 avril 2014

Dis-donc, Chouchou

Françoise Tomeno
14 avril 2014

"Dis-donc, Chouchou, tu prends quelque chose ou bien t'es v'nu ach'ter l' comptoir!"

11 mars 2014

Le moule à manqué

Françoise Tomeno
10 mars 2014

"Le moule à manqué est un moule à bord haut. On l'utilise pour les génoises, les biscuits ou la tarte Tatin. Il en existe de plusieurs formes : rond, ovale, à bords lisses ou cannelés".



Mais aussi: 
"On admire avec raison la beauté et l'artifice d'un moule où, la matière étant jetée, il s'en forme un visage fait au naturel ou quelque autre figure régulière"Bossuet, Conn. IV, 2

Moule: "Certain nombre de feuilles de vélin ou de parchemin entre lesquelles on met les feuilles d'or et d'argent".

*************

Elles sont là depuis des années, figures et visages au naturel, dans ce lieu qu'elles ont animé depuis tout ce temps qu'elles l'ont "repris", après Colette. 
Elles ont été là, avec leur belle présence, leur attention, leurs humeurs, faisant des rencontres qu'elles ont suscitées des feuilles d'or et d'argent qui brillent telles de rares lucioles, de celles qui font la vie précieuse.

Ce matin encore j'y étais. 
Jean-Louis est arrivé, toujours la tête dans les nuages. Il était cependant bavard, Jean-Louis. Il a échangé quelques mots avec Pierre. 

Angèle était au comptoir.



"On fait une fête vendredi pour notre départ, Jean-louis" dit Angèle.
"Je viendrai" dit Jean Louis.

Jean-Louis, il est un peu à la ramasse, des fois ici, des fois là-bas très loin. Justement, il parlait des lieux où il avait habité. La place de notre bonne ville se trouvait être par un de ces tours de langage passe-passe, passera, passera pas, associée à je en sais plus quel pays très lointain, allez, disons la Macédoine, ça rimera avec la salade des mots.


Angèle répondait à Jean-Louis, accueillant ses paysages vagabonds. 

"Tu vas me manquer" dit Angèle à Jean-Louis.

"Vous aussi, vous allez me manquer" dit Jean-Louis, dont le regard  nomade avait trouvé ici asile..

Sourires, émotions, partages.

Angèle et Mimi vont bientôt quitter le comptoir. Bien sûr, d'autres viendront s'y glisser.
Mais elles vont nous manquer, elles vont me manquer.



Pierre a payé un deuxième café à Jean-Louis, accueilli avec sa ramasse, ramassé, rassemblé par tous ces accueils de l'âme.

Angèle est repartie à ses fourneaux. 

Moi, j'ai poursuivi ma lecture. 


Moule à manqué, tu nous a accueillies, accueillis, avec nos casseroles parfois pas reluisantes. Tu as transformé tout ça en bonne chose, en rires, malice et tendresse, ce qui n'empêchait pas les humeurs.


Bon, "les filles", vous allez vraiment nous manquer.


Allez, je m'arrête, je sens que mon coeur d'artichaut va fondre, dans le moule.....






15 février 2014

Alcools

Françoise Tomeno
15 février 2014

Il arrive que nous soyons là à la même heure, le matin. Elle à un bout de la banquette, moi à l'autre.

À force, on a fini par se saluer, discrètement, respectueusement.

On a chacune nos habitudes. Moi, c'est un crème, elle, un rouge, des goûts et des couleurs. Elle en a des couleurs, sur ses joues couperosées. 
Elle commence là sa journée. 

Parfois je ne la vois plus pendant de longues périodes, puis elle réapparaît. Quelques mots se glissent entre nous, la vie, pas facile.

Un jour, Daniel lui a apporté un verre d'eau avec le verre de rouge. Avec sa discrétion habituelle, il l'a accompagné de quelques mots, doucement, mots chaleureux et petit signe vers un avenir qu'il lui souhaiterait différent. Il est comme ça, Daniel.

Un matin, elle commande deux rouges d'un coup. Elle me regarde, regarde Daniel, et commente: "Parce qu'aujourd'hui c'est la dernière fois, je m'arrête! J'en ai assez!" On parle cure, non, elle se débrouillera toute seule.

Sourires, compassion.

Et puis je ne la vois plus pendant un moment. Jusqu'à ce que je la retrouve à nouveau à sa place, sur notre banquette. Je vois le verre de rouge. Nous ne disons rien, seulement notre bonjour respectueux.

La vie, pas facile.

30 janvier 2014

Parfois, le matin, un ange passe

Françoise Tomeno
30 janvier 2014

"Bonjour, ça va?"
Elle vient d'entrer dans son bistrot, elle en est la patronne. Le patron arrive toujours avant elle. Elle arrive souvent avec de grands cabas pleins de bonnes choses pour les plats qui seront servis le midi.  Elle salue de sa voix légère, douce, chantante, sa jolie voix de soprano. La formule n'est jamais tout à fait la même, c'est comme ça que l'on sait qu'elle pense ce qu'elle dit, qu'elle ne dit pas bonjour machinalement, pour être simplement polie.

Aujourd'hui, elle commence comme ça: "Bonjour, ça va?", un "ça va?" semblant s'adresser aux clients attablés près de l'entrée. Quelques secondes à peine, et elle précise: "... tout le monde?". Pour qu'on sache bien, d'un bout à l'autre du bistrot, que l'on a tous été accueillis. Et oui, elle s'enquiert de toutes et de tous. Elle est comme ça, Marie.

Un peu plus tard, après qu'elle ait posé sacs et manteau, je la vois passer. Elle a mis un T-shirt craquant, avec deux ailes argentées dans le dos. Un ange, Marie, oui, un ange. Kitsch, les ailes? Oui, mais les ailes de Marie disent sa légèreté préoccupée de l'autre, de ses autres, de ses hôtes.

On se salue plus personnellement, parce que nous, on se fait la bise. Marie vaque à ses occupations, je travaille. Je l'entends dire à Daniel: "Il faut que je trouve des fleurs". Je l'aperçois endosser son manteau et sortir.

Lorsqu'elle revient, je la vois à peine, je suis absorbée dans ma prise de notes. 

Et puis la voici à côté de moi, sourire aux lèvres, avec une belle rose blanche. C'est pour moi, cadeau, cadeau de l'ange. "Tu la mettras dans ton cabinet", dit l'ange.
Je l'ai mise dans mon cabinet, appuyée sur l'épaule d'un chanteur des rues, sculpture offerte par une amie. 

Parfois, le matin, un ange passe.