Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

17 décembre 2011

MADAME, MONSIEUR, HIVER.

Françoise Tomeno
17 décembre 2011

Aujourd’hui, je vous vois arriver de loin. Vous débouchez de la petite rue en face du bistrot, de l’autre côté de la place. Vous avancez d’un même  pas, appuyés l’un sur l’autre, on dirait que chacun de vous empêche l’autre de tomber.

D’habitude, vous arrivez l’un après l’autre. C’est vous qui arrivez la première, Madame. Monsieur suit, de son pas boitillant. Vous « réservez » la table en y posant délicatement le bout de vos doigts, et vous attendez Monsieur. Vous ne vous asseyez que lorsqu’il est arrivé. Une fois, une fois seulement, c’est vous, Monsieur, qui êtes arrivé le premier. C’était un joli jour d’été, et vous veniez vite retrouver l’amabilité et la gaieté des jeunes serveuses. Cela vous rendait tout guilleret, vous faisiez plaisir à voir. Madame vous avait rejoint, elle n’était pas en reste, elle aussi avait la conversation alerte.

Vous avancez ce jour d’un pas « accordé », d’un pas encore un peu plus lent que d’habitude. Une chose me frappe tout de suite : en ce jour plutôt gris, vous portez, Madame, des lunettes de soleil, que l’on appelle aussi lunettes noires. Ce nom leur va à merveille aujourd’hui : les montures sont noires, les verres d’un noir opaque qui cache profondément votre regard. Vous portez aussi un foulard que je ne vous ai jamais vu : d’un rose orange, qui fait penser au soleil couchant, celui qui éblouit moins. Je me prends à rêvasser : vous portez, ce jour d’hiver, des traces du soleil de l’été. Comme des traces du soleil de l’été de votre vie, vous qui êtes entrée dans sa période hivernale.

De ce petit pas accordé, vous arrivez tout doucement au bistrot. « Votre » table est occupée par un homme seul. Il ne me semble pas que ce soit un habitué de vos horaires (nous avons les mêmes, vous et moi), et je ne pense pas qu’il vous connaisse. Vous avez l’un et l’autre un moment d’hésitation, vous ne savez pas encore quelle table vous allez élire. Vos regards et vos corps tournent presque imperceptiblement. Le Monsieur voit, saisit, et se lève, vous laissant occuper cet espace près de la porte d’entrée que vous affectionnez. Le temps de prendre place, vous m’apercevez, Madame, et me faites signe, de loin. Depuis quelque temps, nous avions pris l’habitude de faire un pas les uns vers les autres pour nous saluer. Aujourd’hui, vous semblez très fatiguée, le petit signe de loin fera l’affaire, et m’arrête net dans ce qui commençait à être mon élan. Monsieur, lui, ne m’a pas vue. Vous vous asseyez. Monsieur alors me voit, et m’adresse un salut de la main, façon « reine d’Angleterre ». Ce détail me fait rire : lorsque nos parents faisaient les courses en ville, et nous laissaient un moment dans la voiture, nous nous amusions, ma sœur et moi, à adresser à la foule ces fameux saluts façon reine d’Angleterre. Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu personne qui nous ait vues, mais cela n’avait aucune importance : le jeu dans lequel nous étions quasiment en permanence nous apportait des admirateurs fictifs, et nous étions joyeuses comme ça.

Ce jour-là, vous ne restez pas longtemps au bistrot, la fatigue, sans doute. Vous repartez de ce pas toujours accordé, en appui l’un sur l’autre.

C’est alors seulement que je laisse mon esprit vagabonder, et s’attarder sur le soleil couchant de votre vie,  Madame, et sur ces sortes d’emblèmes que deviennent tout doucement pour moi votre foulard et vos lunettes.

Je m’interroge sur le Soleil, son éblouissement dont vous vous protégeriez. Mais je ne peux m’empêcher de penser que vos lunettes pourraient aussi bien cacher quelques larmes. Et ces deux idées, rêveries, se mettent alors à cohabiter, l’une n’excluant pas l’autre, bien au contraire. Parmi ces larmes, j’en vois une, très belle, en forme de goutte. Au creux de cette larme est blottie une « chute » de soleil, une chute comme les chutes de tissu en couture, ces petits morceaux qui restent, tombent, une fois la forme du patron découpée. Trace en creux de la découpe de la vie. Un petit grain de soleil.
Dans mon imagination, la brillance de la larme éclaire le grain de soleil, tout comme la luminosité de la chute de soleil rejaillit sur le contour de la larme. Une larme qui se transforme en luciole, qui clignote la vie et les sourires bien cachés au creux de la larme. Une luciole qui se ferait l’écho de votre foulard couleur du couchant.

Se pourrait-il, Madame, que la vie laisse, au creux de nos larmes, des lucioles qui continueraient de clignoter, et que la pudeur commanderait de mettre à l’abri des regards ?

Mais alors, les lucioles ne seraient pas les ennemies du Soleil ? Elles en seraient la trace?

Je pense alors à la chanson de Gianmaria Testa, « Una lucciola d’agosto ». La luciole de la chanson meurt de trop de soleil, de sa lumière « assassine ». Et pourtant, tout à la fin,

« e la vide il sole da lontano
sopra quel fiore di neve
e alla lucciola
sorrise »

le Soleil la voit de loin, et lui sourit. Je n’ai jamais compris cette fin. Aujourd’hui, mon imagination, mes rêveries, me font entrevoir un joli lien de lumière qui unirait luciole et soleil. Mais peut-être alors ne serait-ce pas le Soleil éblouissant, trop plein. Ce serait plus simplement ce soleil couchant, celui de votre foulard, Madame.

Vous aviez ce jour-là, Madame, revêtue de vos emblèmes de soleil et de larmes, une bien belle élégance de l’âme.