Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

26 mai 2012

TOUT DOUX, LULU ?

Françoise Tomeno
26 mai 2012


Elle est installée au fond du bistrot, à une place en retrait, dans un coin un peu sombre. Pas à sa place habituelle, pourtant libre. Besoin d'un peu d'ombre, Madame Lulu?

Je vais tout de suite la saluer. Je suis toujours sensible à cette façon qu'elle a de dire 'Bonjour Madame", avec l'intonation et l'accent à la "Marie-Chantal". Ca tranche avec son apparence vestimentaire, pas du tout Marie-Chantal. Ceci-dit, il y a quelque chose dans sa façon de se tenir qui est très digne: droite, la tête levée, le visage affrontant... quoi? La vie? Y compris quand elle sort fumer sa clope en terrasse. Toujours cet air fier et pourtant accueillant. Est-ce une façon de faire semblant?

Je lui demande comment ça va. "Tout doux" répond-elle. C'est tout de même extraordinaire, cette langue française. Lorsqu'on dit que ça va "tout doux", cela veut dire exactement le contraire, que la vie n'est pas douce du tout! À  ce moment-là, je remarque que le corps de Lulu s'est un peu affaissé sur la chaise, épaules basses, la tête rentrée. Hum, ça va vraiment tout doux, Madame Lulu.

Peu après, deux Messieurs arrivent et viennent s'installer avec elle. Ils échangent, parlent de connaissances communes, donnent des nouvelles de l'un ou l'autre, et arrive l'incontournable "Le principal, c'est la santé". Bon, ce n'est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus.

À un moment, je croise le regard de Lulu, qui me dit: "Très beau!". "Mais quoi donc?" s'étonne mon regard à moi. "Votre coiffe" répond Lulu à la question que ma voix n'a pas posée. Ma "coiffe"! Incroyable Lulu. Il s'agit d'un Borsalino, faux, bien entendu, sorti ce jour pour empêcher le soleil de m'asséner un de ces coups dont il a le secret. Ma coiffe! Je me vois déjà disant à l'occasion: "Il ne faut pas que j'oublie ma coiffe".

Je reprends mes activités de bistrot, ici la lecture de la drôle de revue "Causette", "un magazine plus féminin du cerveau que du capiton", mise à disposition des clients (clientes?) par le bistrot.

À coté de moi, la conversation continue, je ne fais plus vraiment attention. À un moment, je crois percevoir la voix de Lulu qui chante tout doucement. J'écoute: "Je suis heureuse, j'ai pas d' soucis....." chantonne Lulu. Tout doux, Lulu? Tout doux? Mais lequel des deux "tout doux"? Le doux ou le dur? La présence de vos deux compagnons a-t-elle pour quelques instants adouci votre vie, votre humeur? Ou bien, ma chère Lulu, frimez-vous devant eux, pour paraître à votre avantage?

Puisse cette fin de journée vous être plus douce, ma chère Lulu. Et si c'est du fait de votre compagnonnage avec les deux homme qui sont venus vous rejoindre, alors c'est pour la bonne cause. Je vous salue, Madame Lulu, et à la prochaine.

20 mai 2012

DANS UNE AUTRE VILLE

Françoise TOMENO
20 mai 2012

Céline est de service ce matin. Momo est sur le pas de la porte d’entrée du bistrot, il ne rentre pas. Peut-être n’a-t-il ni l’argent nécessaire pour s’offrir un café, ni son sac plein de bricoles qu’il propose à l’un ou à l’autre (jamais à la cantonade, il choisit toujours). Une façon pour lui d’entrer en contact, d’engager une conversation. Hier, il avait une boîte de bonbons acidulés, il m’en a offert un, à la fraise. J’étais dans une journée « sucre », j’étais frigorifiée ; je m’étais fiée au soleil apparu sur le petit carré météo de l’écran de mon ordinateur, et je m’étais habillée en été, sandales et pieds nus. J’ai intégré le bonbon acidulé dans le lot de ce que j’avalais pour me réchauffer, même si ça devait compter pour beurre….

Momo à Céline : « Tu vas aller travailler dans une autre ville ».
Céline dit que non, qu’elle continue à travailler ici.
Momo : « Tu vas aller dans une autre ville avec ton mari »
Céline continue d’affirmer le contraire.

Accoudé au bar, un fidèle client se tourne vers Momo et lui dit tranquillement: « C’est toi qui vas bientôt aller dans une autre ville ».

Alors là , en mon FI, For Intérieur (dans la langue de Fred Vargas) [1], je me dis : quelle idée, il ne va pas aller travailler dans une autre ville, Momo, attendu qu’il ne travaille pas.
J’ai à peine le temps de penser ça que le fidèle client ajoute : « Tu vas bientôt aller au Mont-Dore ».

Momo, dont le corps bouge tout le temps, s’arrête quelques brèves secondes. Imperceptible vacillement de son âme. Quelqu’un sait ça, se souvient de ça.  On se souvient de lui, on ne l’oublie pas, on n’oublie pas ses absences, ce qui veut dire qu’on s’attend à ce qu’il revienne, et en quelque sorte qu’on attend son retour.

Alors là je suis scotchée : mais bien sûr ! On approche du moment où Momo va partir en vacances, et il va chaque année au Mont-Dore. L’an passé, c’est Marco, un serveur qui prenait un soin très particulier de Momo, qui nous l’avait annoncé, en demandant à Momo s’il se préparait à son séjour. Marco au talent inimitable pour assurer cette tâche de prendre soin de Momo. Pas question que quelqu’un s’adresse à Momo comme à un enfant ou à un demeuré. Pas question qu’on le méprise, qu’on lui manque de respect, qu’on l’ignore, qu’on se moque de lui. Et pour Momo, Marco c’était son point de repère, son horloge, son fuseau horaire. Depuis le départ de Marco, parti travailler ailleurs, Momo a toujours sa place ici, dans ce bistrot [2]. La fonction de Marco s’est redistribuée entre les serveurs et des clients qui le connaissent bien.

Et voilà qu’aujourd’hui l’un d’entre nous lui signifie qu’il ne compte pas pour beurre.



[1] Fred Vargas, « Critique de l’anxiété pure ». Un petit traité vrai et drôle que je vous recommande, bon pour la santé.

12 mai 2012

UN SQUIGGLE AU COMPTOIR

Ou « « du Foyer de l’Enfance à la Brioche Perdue ».

Françoise Tomeno
12 mai 2012

La petite Léa vient s’installer sur la banquette devant une table libre. Elle doit avoir dans les huit ans. Ses parents sont en terrasse. Pourquoi vient-elle là ? Pour se mettre à l’abri du soleil ? À l’abri des grandes personnes ?

Elle reste là un bon moment, regardant à droite à gauche, en particulier les affiches sur la vitrine, qu’elle doit déchiffrer à l’envers. Elle ne semble pas s’ennuyer.

Arrive Églantine [1], une jeune femme. Léa et elle visiblement se connaissent. Léa va rejoindre Églantine qui s’est installée au bar, elles papotent toutes les deux. Et puis Églantine propose à Léa de dessiner, ce fameux jeu de dessin aux formules variables, qu’a utilisé un de mes psychanalystes préférés, Winnicott, le jeu du « squiggle ». Dans la forme adoptée par Léa et Églantine, une commence un dessin (un gribouillis ?), l’autre poursuit, et ainsi de suite. Et ça sur un des sets en papier kraft du bistrot.

Pendant ce temps, juste derrière, à une autre table, j’entends une jeune fille parler de son travail dans un foyer qui accueille des enfants. Un peu plus tard, cette même jeune fille hésite sur les desserts. Alphonse les lui a énumérés, et j’ai entendu qu’il y avait de la brioche perdue. Vous ne voyez pas ce que c’est ? Vous souvenez-vous du pain perdu que faisaient nos mamans ? C’était par souci d’économie. On ne perdait rien, justement. Le pain qui commençait à rassir était trempé dans un mélange de lait et d’œuf avec un peu de sucre, et passé à la poêle. Un régal.

Et bien la brioche perdue, c’est encore meilleur. Même formule, sauf que le pain est remplacé par de la brioche, et le sucre par du caramel au beurre salé. Hum !.....

Je dis à la jeune femme hésitante que c’en est à tomber par terre tellement c’est bon. Va pour une brioche perdue.

Ce bistrot est un véritable foyer pour l’enfance. L’enfance des enfants qui peuvent y dessiner tranquillement sur les sets en papier kraft, et qui ont toujours à leur disposition des crayons, des bouquins. Foyer pour nos enfance rêveuses et à peine perdues puisque retrouvées ici, au travers de la brioche perdue, et de cette invention qui s’appelle « le frigo du livr’échange », dans lequel nous pouvons  nous aussi trouver, tout comme les enfants, de la lecture.


Et qu’est-ce que je fais, moi, en ce moment, sur le côté droit du set en papier kraft qui est devant moi ? Je prends des notes pour mes petites chroniques du jour.


ET DEUX CHAISES POUR LULU, DEUX

Françoise Tomeno
12 mai 2012


Nini est aux fourneaux, Alphonse assure le service. Le couvert est mis pour une personne sur la table à droite en entrant, il y a juste une chaise, les autres sont parties en terrasse.

Un jeune couple arrive et veut s’installer à cette table. « Ah non », dit Alphonse en s’excusant, « c’est pour une dame, qui a ses habitudes ».

Pas de problème, le jeune couple va s’asseoir à une autre table. 

Et puis la voilà. Je pensais bien que c’était d’elle qu’il s’agissait. Une dame qui gentiment, il y a un bon moment maintenant, me voyant là assez régulièrement, était venue me saluer la première .

« Bonjour Lulu », dit Aphonse. Je ne savais pas qu’elle s’appelait Lulu. Elle répond poliment, tout en gardant le regard rivé sur la seule chaise devant « sa » table. Elle s’attarde un moment ainsi, puis voit qu’il y a à ma table une chaise libre, et me demande si elle peut en disposer. « Bien sûr ». Alphonse lui demande si elle attend Augustin. « Non non, ça fait bien longtemps que je ne l’ai pas vu ! ».

Mais pourquoi donc Lulu a-t-elle besoin de deux chaises ? Églantine, une des "filles" qui travaillent au bistrot, qui aujourd’hui vient en cliente et s'est installée au bar, me regarde d’une façon entendue, et je comprends qu’elle, elle sait.

Alors je vois ma Lulu sortir d’un petit sac un morceau de tissu qui a l’air tout doux, le poser sur la deuxième chaise qu’elle a installée à côté de la sienne. Et c’est pour qui, la deuxième chaise ?


C’est pour son petit chien, si petit que je ne l’avais pas vu.

Non mais ! On a ses habitudes ou on ne les a pas.

Sacré Lulu!





VOUS DÉSIREZ, MONSIEUR?

Françoise Tomeno
12 mai 2012

La météo annonçait un refroidissement, un ciel couvert, et des averses.
Il est 9h30 passé, il doit faire déjà 20 degrés, et le soleil est bien là. La terrasse est déjà à moitié pleine, et Michel, qui est de service ce jour-là, a fort à faire, d’autant qu’il est seul jusqu’à midi et demi.

Voilà que le comptoir est soudain envahi : qui pour régler sa consommation, qui pour commander, quelque autre annonce son transfert de la terrasse à la salle, troquant sa tasse de café pour un jus de fruit, un autre encore souhaite savoir où se trouvent les commodités (« derrière le miroir », répond-on invariablement, ce qui a chaque fois me donne envie de rire. Je pense à Alice au Pays des Merveilles et à sa traversée du miroir, et je me dis que le consommateur ou la consommatrice risque de rencontrer la reine de cœur qui va crier : « coupez-lui la tête, coupez-lui la tête ). Au milieu de tout ce beau monde, une seule personne est assise au comptoir: un monsieur, plongé dans la lecture du journal local. Michel fait ce qu’il peut pour assurer les commandes en cours et accéder aux nouvelles demandes.

Le monsieur, qui n’a encore rien commandé, est toujours le nez dans sa lecture. Une fois qu’il a fait le tour, Michel hésite une toute petite seconde et finit par s’adresser à lui: « Vous désirez, Monsieur ? ». La formule, dans la bouche de Michel, me fait rire. Mais le monsieur, dans un premier temps, ne bronche pas. Quelques secondes s’écoulent, il lève le nez de sa page, regarde autour de lui, cherchant à qui s’adresse la question. Désemparé, il regarde Michel, hésite, et finit par dire, sur un ton incertain : « un café ? ».

Je me demande où était donc parti ce monsieur, et me dis que la question de Michel était pertinente : en effet, que désirait-il, en cet instant, assis sur son tabouret de bar, semblant ne pas comprendre pourquoi le serveur s’adressait à lui, et ne plus se souvenir que c’était dans un bar qu’il était installé ?

08 mai 2012

APPARITIONS

ou « Flegmatiquement vôtre ».


Françoise Tomeno
8 mai 2012

Il apparaît soudain, sortant de l’espace qui tient lieu de cuisine sous le grand barnum blanc. Nous sommes dans le Prieuré de Saint Cosme, un dimanche de mars 2010. Je passe la journée là avec mon amie Françoise, pour des concerts du Printemps de Saint Cosme. Nous nous sommes offert le concert Jeunes Talents du matin, et le premier concert de l’après-midi, avec le déjeuner sur place. Il fait un froid de canard, mais la musique nous a réchauffé l’âme.

Il sort donc nonchalamment de derrière le rideau blanc. Il est habillé de son costume de serveur, avec son petit gilet noir. Un costume de garçon de café, comme on ne dit plus maintenant... Quelque chose dans sa démarche m’est familier, quelque chose d’à la fois peu pressé et d’efficace. Un peu comme s’il n’y croyait pas lui-même, à ce rôle de serveur. Il y a aussi pour moi du familier dans son visage : une esquisse de sourire prêt à l’humour.

Mais d’où je sors ça, cette histoire d’humour ?

Je dis à Françoise que j’ai l’impression de très bien connaître ce Monsieur, et que, pour autant, je suis incapable non seulement de l’identifier, mais d’imaginer un lieu où j’aurais pu le rencontrer. Peut-être une de ces fausses reconnaissances comme il en arrive parfois ?

Quand il s’approche pour nous servir, je lui dis que j’ai l’impression de le connaître, et il me répond avec flegme qu’il a travaillé dans plein de bistrots, et que ça doit être dans l’un d’eux que je l’ai vu.

Certes, mais ça ne me suffit pas. L’extrême familiarité de son allure m’intrigue. Cette certitude qu’il est pince-sans-rire aussi.

Nous poursuivons notre déjeuner, et soudain une petite lumière clignote. Bon sang, mais c’est bien sûr : 1968, le bar Le Continental, « le Conti », comme on disait. Notre quartier général de révolutionnaires qui allions refaire le monde. Lieu de discussions passionnées et infinies. À cette époque, j’étais extrêmement silencieuse, un peu taiseuse même, mais je n’en perdais pas une. Là, il y avait souvent celles et ceux qui s’intéressaient à la Psychiatrie, je me destinais à la profession de psychologue et j’étais toute ouïe. Odile, François, Yves, Marie-Françoise et quelques autres étaient mes professeurs à la marge.

Et qui nous servait avec cette même nonchalance mâtinée de fausse indifférence, ce flegme, et un humour que j’ai perçu aujourd’hui avant même qu’il en ait usé ? Lui, qui réapparaît 42 ans plus tard. Vous n’allez pas me croire, il n’a pas changé. Enfin, quelque chose en lui d’essentiel n’a pas changé, qui transparaît dans sa dégaine, sa façon de se mouvoir, cette expression si particulière de son visage. Et, bien entendu, à cette époque, il était habillé en garçon de café, à l’ancienne.

À la fin du déjeuner, je vais le voir, lui parle de cette période du Conti, de son accueil que nous apprécions.

Bien sûr, je l’oublie aussitôt. Jusqu’au jour où, deux ans plus tard, dans un bistrot de la ville que je fréquente de temps en temps, je le retrouve finissant son service, et je comprends aux quelques mots qu’il échange avec le patron qu’il y fait des « extras ». Deuxième apparition… Lorsqu’il quitte le bistrot, il me salue avec ce sourire énigmatique. Simple hasard ? Ou bien m’a-t-il reconnue ? Je ne le saurai pas.

Quand et où vais-je le voir réapparaître ?

Je pense alors à un ami, René. Lui aussi fréquentait le Conti. Je l’ai par la suite perdu de vue. Je reçois un jour un courrier au dos duquel je trouve quelques mots écrits par lui, il travaille au tri postal, et a vu passer cette lettre qui m’était adressée, il en a profité pour me faire signe. Du temps passe à nouveau. Lors d’un voyage avec des amis, à  Copenhague, je retrouve mon René dans une toute petite rue absolument pas touristique. Surprise des retrouvailles. Nous décidons alors de laisser faire ce joli hasard, sorte de pari. Quelques années plus tard, des amis, qui avaient monté une maison d’édition de livres pour enfants, me disent : « Tu as le bonjour de René… ». Un livre de René était en cours de publication chez eux !

Quand et où vais-je voir réapparaître le garçon de café ?