Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

08 mai 2012

APPARITIONS

ou « Flegmatiquement vôtre ».


Françoise Tomeno
8 mai 2012

Il apparaît soudain, sortant de l’espace qui tient lieu de cuisine sous le grand barnum blanc. Nous sommes dans le Prieuré de Saint Cosme, un dimanche de mars 2010. Je passe la journée là avec mon amie Françoise, pour des concerts du Printemps de Saint Cosme. Nous nous sommes offert le concert Jeunes Talents du matin, et le premier concert de l’après-midi, avec le déjeuner sur place. Il fait un froid de canard, mais la musique nous a réchauffé l’âme.

Il sort donc nonchalamment de derrière le rideau blanc. Il est habillé de son costume de serveur, avec son petit gilet noir. Un costume de garçon de café, comme on ne dit plus maintenant... Quelque chose dans sa démarche m’est familier, quelque chose d’à la fois peu pressé et d’efficace. Un peu comme s’il n’y croyait pas lui-même, à ce rôle de serveur. Il y a aussi pour moi du familier dans son visage : une esquisse de sourire prêt à l’humour.

Mais d’où je sors ça, cette histoire d’humour ?

Je dis à Françoise que j’ai l’impression de très bien connaître ce Monsieur, et que, pour autant, je suis incapable non seulement de l’identifier, mais d’imaginer un lieu où j’aurais pu le rencontrer. Peut-être une de ces fausses reconnaissances comme il en arrive parfois ?

Quand il s’approche pour nous servir, je lui dis que j’ai l’impression de le connaître, et il me répond avec flegme qu’il a travaillé dans plein de bistrots, et que ça doit être dans l’un d’eux que je l’ai vu.

Certes, mais ça ne me suffit pas. L’extrême familiarité de son allure m’intrigue. Cette certitude qu’il est pince-sans-rire aussi.

Nous poursuivons notre déjeuner, et soudain une petite lumière clignote. Bon sang, mais c’est bien sûr : 1968, le bar Le Continental, « le Conti », comme on disait. Notre quartier général de révolutionnaires qui allions refaire le monde. Lieu de discussions passionnées et infinies. À cette époque, j’étais extrêmement silencieuse, un peu taiseuse même, mais je n’en perdais pas une. Là, il y avait souvent celles et ceux qui s’intéressaient à la Psychiatrie, je me destinais à la profession de psychologue et j’étais toute ouïe. Odile, François, Yves, Marie-Françoise et quelques autres étaient mes professeurs à la marge.

Et qui nous servait avec cette même nonchalance mâtinée de fausse indifférence, ce flegme, et un humour que j’ai perçu aujourd’hui avant même qu’il en ait usé ? Lui, qui réapparaît 42 ans plus tard. Vous n’allez pas me croire, il n’a pas changé. Enfin, quelque chose en lui d’essentiel n’a pas changé, qui transparaît dans sa dégaine, sa façon de se mouvoir, cette expression si particulière de son visage. Et, bien entendu, à cette époque, il était habillé en garçon de café, à l’ancienne.

À la fin du déjeuner, je vais le voir, lui parle de cette période du Conti, de son accueil que nous apprécions.

Bien sûr, je l’oublie aussitôt. Jusqu’au jour où, deux ans plus tard, dans un bistrot de la ville que je fréquente de temps en temps, je le retrouve finissant son service, et je comprends aux quelques mots qu’il échange avec le patron qu’il y fait des « extras ». Deuxième apparition… Lorsqu’il quitte le bistrot, il me salue avec ce sourire énigmatique. Simple hasard ? Ou bien m’a-t-il reconnue ? Je ne le saurai pas.

Quand et où vais-je le voir réapparaître ?

Je pense alors à un ami, René. Lui aussi fréquentait le Conti. Je l’ai par la suite perdu de vue. Je reçois un jour un courrier au dos duquel je trouve quelques mots écrits par lui, il travaille au tri postal, et a vu passer cette lettre qui m’était adressée, il en a profité pour me faire signe. Du temps passe à nouveau. Lors d’un voyage avec des amis, à  Copenhague, je retrouve mon René dans une toute petite rue absolument pas touristique. Surprise des retrouvailles. Nous décidons alors de laisser faire ce joli hasard, sorte de pari. Quelques années plus tard, des amis, qui avaient monté une maison d’édition de livres pour enfants, me disent : « Tu as le bonjour de René… ». Un livre de René était en cours de publication chez eux !

Quand et où vais-je voir réapparaître le garçon de café ?