Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

20 mai 2012

DANS UNE AUTRE VILLE

Françoise TOMENO
20 mai 2012

Céline est de service ce matin. Momo est sur le pas de la porte d’entrée du bistrot, il ne rentre pas. Peut-être n’a-t-il ni l’argent nécessaire pour s’offrir un café, ni son sac plein de bricoles qu’il propose à l’un ou à l’autre (jamais à la cantonade, il choisit toujours). Une façon pour lui d’entrer en contact, d’engager une conversation. Hier, il avait une boîte de bonbons acidulés, il m’en a offert un, à la fraise. J’étais dans une journée « sucre », j’étais frigorifiée ; je m’étais fiée au soleil apparu sur le petit carré météo de l’écran de mon ordinateur, et je m’étais habillée en été, sandales et pieds nus. J’ai intégré le bonbon acidulé dans le lot de ce que j’avalais pour me réchauffer, même si ça devait compter pour beurre….

Momo à Céline : « Tu vas aller travailler dans une autre ville ».
Céline dit que non, qu’elle continue à travailler ici.
Momo : « Tu vas aller dans une autre ville avec ton mari »
Céline continue d’affirmer le contraire.

Accoudé au bar, un fidèle client se tourne vers Momo et lui dit tranquillement: « C’est toi qui vas bientôt aller dans une autre ville ».

Alors là , en mon FI, For Intérieur (dans la langue de Fred Vargas) [1], je me dis : quelle idée, il ne va pas aller travailler dans une autre ville, Momo, attendu qu’il ne travaille pas.
J’ai à peine le temps de penser ça que le fidèle client ajoute : « Tu vas bientôt aller au Mont-Dore ».

Momo, dont le corps bouge tout le temps, s’arrête quelques brèves secondes. Imperceptible vacillement de son âme. Quelqu’un sait ça, se souvient de ça.  On se souvient de lui, on ne l’oublie pas, on n’oublie pas ses absences, ce qui veut dire qu’on s’attend à ce qu’il revienne, et en quelque sorte qu’on attend son retour.

Alors là je suis scotchée : mais bien sûr ! On approche du moment où Momo va partir en vacances, et il va chaque année au Mont-Dore. L’an passé, c’est Marco, un serveur qui prenait un soin très particulier de Momo, qui nous l’avait annoncé, en demandant à Momo s’il se préparait à son séjour. Marco au talent inimitable pour assurer cette tâche de prendre soin de Momo. Pas question que quelqu’un s’adresse à Momo comme à un enfant ou à un demeuré. Pas question qu’on le méprise, qu’on lui manque de respect, qu’on l’ignore, qu’on se moque de lui. Et pour Momo, Marco c’était son point de repère, son horloge, son fuseau horaire. Depuis le départ de Marco, parti travailler ailleurs, Momo a toujours sa place ici, dans ce bistrot [2]. La fonction de Marco s’est redistribuée entre les serveurs et des clients qui le connaissent bien.

Et voilà qu’aujourd’hui l’un d’entre nous lui signifie qu’il ne compte pas pour beurre.



[1] Fred Vargas, « Critique de l’anxiété pure ». Un petit traité vrai et drôle que je vous recommande, bon pour la santé.