Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

17 mai 2015

Je suis allée au paradis

Oui, je suis allée au Paradis.
Et j'en suis revenue.

Les murs du Paradis sont rouges, si!
Des anges, par deux, tels des chauve-souris, se sont accrochés ça et là aux murs du Paradis. Occupés à converser entre eux, ils ne se soucient pas de vous. Pourquoi le feraient-ils, d'ailleurs, puisque vous êtes arrivés à bon port. Peut-être sont-ce là des anges gardiens ayant terminé leur travail? 

Mais alors se pose une question: lorsqu'un ange gardien n'a plus personne à garder, se trouve-t-il en congé? Au chômage? À la retraite?
Et pourquoi se rassembleraient-ils par deux?

Il y a d'autres personnes au Paradis (si tant est que les anges soient des personnes!). Une vieille femme tibétaine tire sur une sorte de cigarette, le visage maussade, un vieil homme tibétain portant casquette vous regarde derrière ses lunettes noires, énigmatique. Sûr que le Paradis, ce n'était pas ce à quoi ils s'attendaient, Boudha ne leur en avait rien dit.

Au Paradis, il y a un bar, avec des serveurs, si! Plein de serveurs, qui n'arrêtent pas de se relayer. Mais peut-être y sommes-nous restées très longtemps, au Paradis? L'éternité peut-être?
Tous sympathiques d'ailleurs, les serveurs. 

On peut y commander des tas de bonnes choses, je goûterai avec plaisir la soupe de patates douces à la coriandre, un régal. Elle est bienvenue, il fait très froid dehors. 

Et puis, au Paradis, il y a mon amie Françoise, pas revue depuis des dizaines d'années. Elle aimait justement le Tibet, qu'elle avait frôlé lors d'un de ses voyages en Inde. 

Nous nous sommes retrouvées là, assises au Paradis, à déguster nos soupes et nos souvenirs, nos avenirs aussi.

Et puis il nous a fallu quitter le Paradis: qui eût cru que cela fût possible?

Je retournerai un jour au Paradis. J'aimerais y retrouver l'amie Françoise. J'aimerais y retrouver les autres amies, les autres amis, qui avaient dû se cacher ce jour-là, je ne les y ai pas vus. 

J'aimerais y retrouver aussi toutes celles et ceux qui n'ont pas encore été y faire un petit tour. 


Je retournerai au Paradis, c'est sûr.

Françoise Tomeno
17 mai 2015

AU PARADIS Au Paradis

16 mai 2015

Bistrots à Cuba

CIENFUEGOS




TRINIDAD





REMEDIOS


Bistrots à La Havane




 




HOTEL SEVILLA, ancien hôtel d'Al Capone






Extraction du  Guarapo, le jus de canne







Les yeux fermés de Mustapha, ou la connivence

Françoise Tomeno
16 mai 2015

L'ancien, le vieux, est là, sur la terrasse. En face de lui, Mustapha, qui semble endormi. Les yeux fermés, il ne bouge pas. À leur table, deux autres hommes, l'un d'un âge intermédiaire, l'autre très jeune, habillé "jeun's", tout en noir, la casquette et les lunettes noires.
Une discussion tranquille de bistrot, apparemment, les occupe, sauf Mustapha, qui dort, donc.

Quoique?
En deux temps trois mouvements, ses yeux s'ouvrent, quelques paroles s'échangent; il se lève, rentre dans le bistrot, et là, hésite. Il a à peine le temps d'hésiter, l'homme d'âge moyen s'est levé, est entré dans le bistrot lui aussi, Mustapha le rejoint, l'homme lui donne de l'argent et ressort.

Et voici notre Mustapha en courses, au comptoir des cigarettes et des gâteries. Le patron lui montre un paquet de cigarettes, Mustapaha regarde son argent, le patron a l'air de conclure qu'il n'a pas assez. Discussion s'en suit. De quoi, de qu'est-ce.

Finalement Mustapha reçoit une petite boîte en métal, genre boîte à petits bonbons. Il sort et rejoint ses amis sur la terrasse.

Pour qui elle est la petite boîte de bonbons? Pour Mustapha? 
Non, pour l'ancien.

Tout en ayant les yeux fermés, Mustapha avait l'oeil.

Je pense au mot "connivence". Il vient du verbe latin connivere « cligner des yeux, fermer les yeux », au sens figuré, c'est la complicité.

Hum! Il me semble bien que cela soit d'actualité, chez ces gars là, la complicité, de celle qui fait du lien.   Et l'ancien, quelle place!

01 mai 2015


Protection rapprochée

Françoise Tomeno
30 avril 2015

Je m'obstine à fréquenter ce bistrot là. C'est celui de mon quartier, et il va bien falloir qu'un jour il m'adopte. Et pour qu'il m'adopte, pas d'autre solution que celle de  commencer moi-même par le faire. Pas facile, toujours ces différences de classe. Enfin, depuis que je m'obstine, la patronne a fini par me dire "un crème?", ce à quoi je réponds "oui, avec un verre d'eau". L'étape suivante, elle me dira "un crème avec un verre d'eau?", et la suivante encore, elle ne dira plus rien, elle m'apportera le crème et le verre d'eau.

Je bricole je ne sais quoi sur mon téléphone. Mais j'ai perçu du mouvement, annonciateur de perturbations dans ce lieu où tout semble d'habitude d'un rituel immuable. Les mêmes saluent les mêmes, s'assoient avec les mêmes, parlent avec les mêmes, jouent tous les jours aux mêmes jeux, espérant, chômeurs, précaires,  gagner un peu d'argent.

Mais aujourd'hui, ça castagne à la terrasse. Deux jeunes hommes en viennent aux mains, aussitôt ça se mobilise de partout. La patronne intervient auprès du plus gros des deux  et lui crie "laisse tomber Mustapha, tu vois bien qu'il a bu. Laisse". Mais Mustapha ne l'entend pas de cette oreille. Il se plaint, c'est l'autre qui l'a cherché, il ne va quand même pas se laisser faire.

Pendant ce temps-là, à la terrasse, quelques jeunes hommes, la trentaine, sont intervenus pour séparer les belligérants. Les uns s'occupent de l'un, les autres de l'autre. Mustapha oscille entre l'intérieur d'où lui parle la patronne, et l'extérieur où l'appelle le combat. Le jeune homme qui a bu est maîtrisé, avec beaucoup de douceur, par les autres jeunes hommes. Ils doivent le tenir ferme, parce que ça pourrait bien recommencer , il est hilare.

Notre Mustapha a l'air de s'orienter un peu plus vers l'intérieur, mais hésite encore.

Arrive un monsieur âgé, qui vient sans doute du même côté de l'avenue que Mustapha, du côté où règne la précarité. Il est bien mis, il vient s'asseoir à la table à côté de celle où je me suis installée. Mustapha le voit, hésite encore, à peine, et sans marquer de temps d'arrêt, s'en vient s'installer, sans plus de façons, en face du vieux. Oui, je dis "le vieux" avec tout le respect qu'il m'inspire. Parce que je pense que c'est de ça qu'il s'agit pour Mustapha, ou plutôt, que c'est comme ça que ça a agi. À peine installés l'un en face de l'autre, ils se parlent. Le vieux a un ton très clame, posé. Je n'entends pas ce qu'ils se disent, je vois juste le calme gagner Mustapha. Le vieux lui demande alors d'aller lui chercher quelque chose à l'extérieur du bistrot. Mustapha s'exécute, revient s'installer face au vieux, rend la monnaie. Un autre homme arrive, s'installe auprès d'eux, et voilà que la conversation s'engage à trois. Le sujet n'a plus l'air d'en être la bataille. Mustapha, protégé de lui-même, protégé de ce qui l'avait agressé, est maintenant en discussion ordinaire de bistrot.

J'ai été épatée, cher vieil homme, par votre talent.
Je ne l'ai pas moins été par celui des jeunes hommes qui ont entouré leur camarade imbibé, à la fois en le tenant ferme, et en lui parlant, eux aussi avec calme, voire avec douceur. 

Dans mon métier, on appelle ça la fonction contenante. Ici, c'est la vie, de celle dont on ne parle pas quand on parle des "quartiers".