Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

28 décembre 2015

On est fermés jusqu'à lundi

Françoise Tomeno
28 décembre 2015

Venir régulièrement, venir souvent. 
Saluer, toujours, même si personne ne répond. 
Veiller... veiller à quoi, au fait?
À tout, à rien, à l'ambiance, aux passages, aux mouvements, aux regards, francs, furtifs.
Être là.

Et puis un jour, un "Au revoir Messieurs Dames" reçoit sa réponse, c'est Marlène, la patronne. 

Et puis un jour, le crème habituel arrive sans avoir eu besoin de le commander, par la grâce de Marlène, à peine eu le temps de m'asseoir.

Et puis un autre jour encore, c'est un sourire de Georges, le serveur, un sourire qui frise la pudeur. 
Geroges se met à dire "Un crème?", et je réponds "Comme d'hab.".

Plus tard, c'est le patron qui, au "Au revoir Messieurs Dames, bonne journée" lancé à la cantonade, répond "Au revoir Madame, bonne journée". Le patron au sourire aussi pudique que celui de Georges. La pudeur des hommes, c'est peut-être un caractère sexuel secondaire de ce côté-ci du monde.

Par la suite, Marlène viendra me demander si ça va, j'en ferai autant, je ne sais même plus laquelle de nous deux a commencé.

La permanence de la présence engage une femme, puis une autre, à m'entretenir, certes très brièvement, de ses maux de dos, du temps qu'il fait, des vêtements choisis
Les messieurs sont plus discrets. Un regard, un salut, c'est déjà ça, peut-être est-ce même beaucoup, dans ce quartier coupé en deux par une avenue qui marque la frontière entre les classes sociales. 

Le bistrot est essentiellement fréquenté par les habitants des grandes barres, parmi lesquels les plus pauvres doivent, à partir du 15 du mois, aller chercher à manger à la banque alimentaire du comité de quartier. Ici, toutes les couleurs sont permises, du blanc au noir. Ça cohabite au comptoir, à certaines tables. Souvent, on me dit "il ne doit pas y avoir de femmes", venant ainsi au secours de mon discours qui explique que je fais tâche dans le bistrot. Mais si, il y a des femmes, il y en a toujours, et encore plus le samedi. Ce jour-là, des femmes d'un certain âge se retrouvent au son de tonitruants "Bonjour les filles". Retrouvailles pas gênées du tout dans ce bar de prolos. Je devrais plutôt dire "de chômeurs". Parce que ce qui fait la différence dans la fréquentation du bistrot, ce n'est pas la couleur de la peau, c'est le contenu du porte-monnaie.


Je me suis donc obstinée, et toute petite différence ensoleillait ma journée.

Est arrivé ce jeudi 24 décembre 2015. Petit crème du matin, comme d'hab. Je sors avec mon  "Au revoir Messieurs Dames", comme d'hab. J'avais déjà franchi à moitié le seuil de la porte quand je vois plus que je n'entends Marlène me faire signe: "Vous savez, on est fermés jusqu'à lundi".

Par la grâce des dieux, celui des chrétiens fait homme, autrement appelé Jésus, dont on célèbrera la naissance demain, et Allah lui-même, dont on célèbrera ce même 25 décembre la naissance du prophète Mahomet, j'avais été suffisamment adoptée pour recevoir cet égard de la patronne.

Inch Allah, à la grâce de Dieu.