Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

15 octobre 2013

La brioche à Marie

Françoise Tomeno
16 octobre 2013

De petites perles de rosée venaient se poser sur le bord de mes paupières inférieures. Je n'y pouvais rien, elles surgissaient par vagues. Puis elles séchaient et, très vite, étaient remplacées par une nouvelle vague. Je n'avais pu les cacher à Marie, je ne le voulais d'ailleurs pas. Ni les montrer, ni les cacher, ni essayer de les ravaler, comme on dit.

Marie avait vu, j'avais dit. J'avais dit le départ. Elle allait avoir 98 ans, on s'y attendait, et puis... non, on ne  s'y attendait pas, je ne sais pas. Elle avait toujours tout géré, elle avait géré ça aussi. C'était tout frais.

Daniel avait vu aussi, à la périphérie de son regard; il est comme ça, Daniel. Si discret qu'on dirait qu'il ne voit pas, qu'il n'entend pas. J'ai appris à connaître le contraire. Nanard aussi s'était aperçu de quelque chose, un petit mouvement inhabituel de sa tête me l'avait fait savoir.

Ce matin-là comme tous les autres, j'ai pris mon grand crème. Le service était précautionneux, comme si j'allais me casser.

J'étais bien ici, j'étais à l'abri. À l'abri de quoi? Je ne sais pas, à l'abri, le mot se suffit à lui-même. J'avais du temps, je n'avais pas envie de partir de cet abri. J'ai demandé un autre crème. C'est Daniel qui s'en occupait. J'ai alors entendu la jolie voix de Marie, sa voix qui chante: "Daniel, tu ne mets pas de speculos à Françoise. Je vais lui donner un petit bout de la brioche".

C'est Marie qui m'a apporté le crème, avec le morceau de brioche. "C'est de la brioche que j'ai été acheter à la boulangerie à côté. Vous allez voir, elle est bonne".

C'était vrai qu'elle était bonne, la brioche à Marie. Bonne comme son attention, comme ses mots; j'avais l'impression qu'il coulait à l'intérieur de moi de la douceur, de la bonté, des paroles de réconfort.

Les gouttes de rosée s'étaient apaisées, absorbées par la brioche. 
Un petit bout de sourire les avait remplacées.

Le mandarin noir

Françoise Tomeno
16 octobre 2013

C'est la fin du mois d'août, le bistrot vient juste de réouvrir. Le patron assure, la patronne est encore en vacances.

Il arrive, comme tous les matins, et me salue. Ca fait un bail que l'on ne s'est pas vus. Il me demande si j'ai lu le fameux livre dont il m'avait parlé, un jour où j'avais été surprise de la qualité de notre échange. C'est lui dont je vous parle parfois, qui fait la manche dans le quartier. Il vient boire sa bière dès le matin, seul ou avec une connaissance. 

"Alors, vous l'avez lu, Le Mandarin Noir?".

Ben non, je l'ai pas lu, Le Mandarin Noir. Autre chose à faire, autre chose à penser. L'auteure de mes jours a choisi de partir en voyage il y a deux semaines tout juste. Un grand voyage. Cela faisait un moment qu'elle ne se déplaçait plus; mais là, elle y est allée, carrément. Et pas un petit voyage, un grand voyage, le plus grand voyage du monde, celui qu'on fera tous un jour. On y pense, parfois, et puis on n'y pense plus. 

Je lui dis, à mon ami du bistrot. 

Alors, la main droite toujours attachée au verre de bière, il lève la gauche, et, grave: "Mes excuses, je ne savais pas. Condoléances". Et, avec pudeur et discrétion, il s'en retourne s'attacher des deux mains à sa bière.

Mon ami du bistrot sait, c'est bien.

Je lirai Le Mandarin Noir, plus tard.

Chou(qu)ette

Françoise Tomeno
16 octobre 2013

Je suis venue de bonne heure ce matin, Lulu n'était pas encore arrivée. 

Il pleuvait des cordes, comme on dit, et je n'avais pas l'intention de filer ma balade le long de le Loire. Je me suis donc plongée avec délices dans la lecture d'un livre de Gilles Lapouge, "Utopies et civilisations". J'adore!
J'adore Gilles Lapouge et son incomparable style où la poésie le dispute à la culture et à la géographie. Si si, à la géographie; c'est un rois des "lieux", il en parle si bien. 
J'adore ce livre, je l'avais déjà lu il y a bien longtemps.

Lulu arrive. je lui passe la Nouvelle République, le journal local, que j'avais parcouru avant de foncer tête baissée dans mon livre. Je la lui passe, mais seulement après qu'elle ait installé très confortablement sa petite chienne Justine sur la couverture qu'elle transporte toujours quand Justine est avec elle.

Et puis voici un  nouveau, un  nouveau pour moi dans ce bistrot. Seulement dans ce bistrot, parce qu'il m'est familier. Lorsque je travaillais dans le quartier, je le croisais parfois, lunaire. Il semblait entouré d'un nuage de coton très doux. On aurait presque pu palper le nuage.

Jean Louis, il s'appelle. C'est Mimi qui, en lui disant bonjour, me l'apprend. Il va bien, Jean-Louis. "juste un peu humide" précise-t-il en répondant au "Bonjour Jean-Louis, ça va?" de Mimi.

Il dégage quelque chose de ralenti, de doux. Il est là et il n'est pas là. 

Mimi, elle, est bien là, c'est elle qui est de comptoir ce matin-là.

Nous sommes absorbés, qui dans la Nounou (la Nouvelle République...), qui dans son nuage de coton très doux, qui dans ses Utopies. Nous n'avons pas vu Mimi enfiler sa veste. 
"Quelqu'un a besoin de quelque chose à la boulangerie?", interroge Mimi. Sourires, et ... non, personne n'a besoin de quelque chose à la boulangerie. Lulu s'inquiète de ce que Mimi n'emporte pas de parapluie. La pluie n'a pas cessé. "Je passerai à travers les gouttes" dit Mimi en franchissant la porte.

Lorsqu'elle revient, non seulement elle est passée à travers les gouttes, Mimi, mais elle a trouvé quelque chose à la boulangerie. Nous n'avions besoin de rien? Peut-être bien. Mais Mimi nous offre, à chacun, une chouquette. 

C'était chouette, ce matin. Et chacun, chacune, avec ou sans nuage, a goûté ce présent partagé. 

Il pleuvait des cordes et des chouquettes.