Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

11 mars 2012

PÉKIN, PASSAGE À L’AN 2000

Françoise Tomeno
11 mars 2012            

« Passage à l’an 2000 ». Je ne veux pas passer ce moment ici, en ville, au milieu de ces déploiements de bêtises et d’argent. Je ne sais pas trop où aller. Toujours attirée par l’Est, je chine dans les destinations possibles. Et je trouve un court séjour à Pékin, proposé par la Maison de la Chine, pour un prix plus que raisonnable. Je fais part de ma trouvaille à une amie rencontrée lors d’un voyage en Mongolie, banco, nous irons à Pékin passer le Nouvel An. La date du Nouvel An chinois étant plus tardive, nous espérons ainsi échapper au pire.

Nous partirons le lendemain de la grande tempête de Noël 1999, le départ en sera différé. Notre voyage comporte des moments possibles de visite en groupe, et beaucoup de temps à inventer. Le groupe est restreint, et j’y retrouverai une ancienne collègue infirmière psy, qui est partie s’installer à Grenoble. Nous nous donnerons des nouvelles des copains.

Nous faisons la ballade à pied jusqu’au Temple du Ciel, ce qui fait une bonne trotte, mais à Pékin, si on veut se déplacer, il ne faut pas avoir peur de marcher. Nous partons à trois, mon amie, une autre participante du voyage, et moi. Le parc du Temple du Ciel est dans un grand état d’abandon. Les bâtiments ne sont pas encore tous réouverts. Au retour, notre compagne veut absolument boire un café dans un café. Rien de plus absurde à Pékin à cette époque-là. Il n’y a pas de bistrot, et on ne boit pas de café. Il y a des restaurants, il y a des maisons de thé, mais pas moyen de faire entendre raison à cette dame. Nous atterrissons finalement dans un restaurant où nous voulons commander du thé : ahurissement des serveurs, du patron, des clients. Le thé, ça ne se commande pas, on vous l’apporte d’office. Et c’est gratuit.

Le seul lieu qui ressemblera à un bistrot pendant ce séjour-là, ce sera une salle de Karaoké que nous devrons traverser pour aller dîner le soir du Nouvel An, et veille de notre retour. En repartant, je ne sais pas ce qui me prend, je dis à mon amie déjà sur le pas de la porte : « J’ai envie de chanter ». Elle se marre, elle me connaît bien, et m’a déjà entendue chanter lors de notre voyage précédent, elle connaît mes lubies et mes fantaisies, le plaisir que j’ai à chanter dans des lieux parfois incongrus, ou en tout cas inhabituels. Tous les autres sont déjà dehors, sous la pluie. Elle va les chercher, tout le monde rapatrie la salle. Ils sont ahuris, et se demandent ce que  c‘est que cette idée. Un camarade du groupe, français d’origine chinoise, explique à l’animateur de la salle que quelqu’un de notre groupe propose de chanter. Pas de problème, on  nous installe à une table, on nous apporte du thé. Nos hôtes sont flattés, nous sommes les seuls « nez pincés » présents, ce n’est encore pas si fréquent à cette époque-là. Nous écoutons et regardons le karaoké, et moi, je me demande ce qui m’a pris, qu’est-ce que je vais bien pouvoir chanter ; je commence à m’affoler un peu. Voilà, c’est mon tour. Le silence se fait, l’accompagnement de karaoké cesse, et je m’entends commencer ce très bel air de Haendel « Lascia, ch’io pianga, mia cruda sorte, e che sospiri la liberta », « Laisse-moi pleurer, mon sort est cruel, j’aspire à la liberté ». Et tout en chantant, je réalise que nous sommes à deux pas de la Place Tien An Men, Tien An Men 1989…..

Je réalise que j’ai toujours imaginé aller chanter cet air à Oswiecim , en Pologne, là où un de mes grand-oncles et son fils sont partis en fumée, comme tant d’autres. Au lieu et place de cela, je suis ici, à Pékin, en Asie  (en Nazi ?), dans une sorte de bistrot. Personne ne comprend les paroles, je mentionnerai juste à la fin le nom du compositeur pour que le guide le transmette aux auditeurs de ce soir.


&&&  

Philippe Jarousski chante « Lascia ch’io pianga » :