Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

26 février 2012

SINGING IN THE RAIN

Françoise Tomeno
26 février 2012

Été 76. Depuis juin, aucune précipitation.
Les vacances sont terminées, et le petit monde qui fréquente habituellement le Helder, devenu le lieu de rassemblement d'un grand nombre de "marginaux", comme on disait à l'époque (le mot n'avait pas le même sens qu'aujourd'hui, il désignait les post soixante-huitards et la jeune génération qui suivait), tout ce petit monde se retrouve dans ce bistrot pour un rendez-vous quasi quotidien. 

Nous sommes début septembre. Personne en terrasse, il fait trop chaud. Nous nous réfugions non pas au frais, mais au moins chaud. Nous n'osons plus espérer la pluie.

Et soudain, la voilà. Quelqu'un lance dans la salle du bistrot la bonne nouvelle, la pluie, enfin. Dans un mouvement  unanime, notre troupe bigarrée se précipite sur la terrasse, et nous voilà tous tendant nos bras à la pluie, riant, dansant, comme si nous réinventions un rituel des temps anciens, retrouvé presque malgré nous. Nous fêtons la pluie, nous lui rendons hommage.

Nous resterons là pendant longtemps, tout le temps que la pluie tombera sur nous. Nous sommes trempés, dégoulinant, mais peu importe, c'est la fête. Notre avidité est insatiable.

Aujourd'hui, je suis repassée par le Helder. Mon bistrot du dimanche a pris ses quartiers d'hiver, et il n'est pas encore ouvert. Il me faut trouver un endroit où bouquiner en attendant l'ouverture de la libraire Veyssière, où aura lieu tout à l'heure la rencontre avec Jean-Jacques Martin, qui y expose ses "crobards". Jean-Jacques, qui a travaillé 26 ans à la clinique de La Chesnaie, et assuré de longues années la tenue des séminaires de l'EPIC (École de Psychiatrie Institutionnelle de La Chesnaie). Jean-Jacques qui va recevoir tout à l'heure ses amis de La Chesnaie, et beaucoup d'autre amis. Jean-Jacques qui m'avait dit, après que j'aie présenté, lors de l'un des séminaires, mon travail avec des enfants sourds, et plus particulièrement "Mademoiselle Papillon, par Madame Tomate": "Il faudra que tu publies, ça pourrait s'appeler Contes Psychanalytiques".

Je suis au Helder, je lis un peu, mais je repense surtout à cet été 76. À nos jeunesses certes, mais surtout à cet immense espoir qui nous animait. Nous étions à quelques années de la fin des trente Glorieuses, nous ne nous étions pas aperçu qu'elles étaient terminées... Nous pensions le monde ouvert devant nous. C'était l'année de la réunification du Vietnam. Nous allions faire un monde solidaire, nous allions créer, inventer des formes de vie où la justice sociale serait au devant de la scène.

Je suis au Helder, je pense à nos rêves, nos élans idéalistes. Je pense à Jean-Jacques que nous allons saluer les uns et les autres tout à l'heure, et aux cliniques de La Chesnaie, Laborde, Saumery, Freschines.

Que reste-t-il de nos élans, de nos capacités à inventer, espérer, créer? Que va-t-il rester bientôt de ce travail en psychiatrie qui, lui, était bien réaliste, et persiste encore dans des lieux qui risquent de se raréfier?

Raréfaction. Comme la pluie en 1976.

D'où nous viendra la pluie, si ce n'est de nous-mêmes, de l'intérieur de nous-mêmes?

Quels sont les territoires qui peuvent encore accueillir nos rêves?

Je pense à l'art, à la création. 

Alors, sachons être les poètes de nos vies, y compris face à l'adversité du monde? 

Je pense à cette phrase proposée par Jacques Prévert alors que, dans les années 30, il oeuvrait avec le groupe Octobre Rouge: "Soyons heureux, ne serait-ce que pour l'exemple".



Il faudra que je pense à dire à Jean-Jacques que, si les Contes Psychanalytiques n'ont pas été publiés, ils ont pour autant trouvé une terre d'accueil..... sur un blog, que j'en suis ravie, et que, depuis, sont nées ces petites chroniques de bistrot, et j'en suis tout aussi ravie.