Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

12 février 2012

BISTROT DANS LA STEPPE ET PENSÉE NOMADE


Françoise Tomeno
12 février 2012

Nous sommes à quelques jours de notre retour en France. Après une douzaine de jours passés sur les pistes, dans la steppe, nous y  faisons une dernière halte. Nous repartirons ensuite vers Ulan Bator, en passant par le très beau monastère d’Amabayarsgalant, le monastère de la Félicité Tranquille, et par une belle forêt qui nous rappellera les nôtres, ce qui nous fera rentrer dans nos paysages habituels en douceur.

Tout au long de ce parcours, nous avons toujours vu des yourtes disséminées dans le paysage. Nous avons  croisé, ici ou là, seul dans le paysage qui s’offrait à nos yeux, un cavalier passant au loin en chantant, un autre descendu de cheval, assis, fumant sa pipe, absorbé dans sa contemplation.

De bistrot, puisque c’est de cela qu’il s’agit ici, point. Seulement, dans les campements de yourtes, la possibilité, parfois, de consommer des boissons en même temps que la restauration.

Contrairement aux autres jours, nous venons de traverser une zone un peu plus vallonnée, sans croiser personne, et sans apercevoir de yourte, même lointaine. Cela nous laisse une impression d’étrangeté presque inquiétante. Soudain, nous débouchons sur un paysage plus proche de ce qui nous a été familier jusqu’ici, un paysage de steppe, des yourtes, qui sont en fait le campement qui nous attend. Mais une surprise nous attend aussi : le campement est entouré d’une barrière en bois, barrière sommaire qui ne protège de rien, et qui délimite quoi, puisque dans la steppe que nous avons rencontrée depuis notre départ, rien n’est jamais délimité. Autre surprise : lorsque nous approchons, nous distinguons un bâtiment tout en longueur. Nous apprenons qu’il s’agit d’une sorte de bistrot-boîte de nuit, à destination d’ouvriers qui travaillent sur un chantier non loin d’ici (l’expression « non loin », dans la steppe, revêt un caractère relativement indéterminé…). L’étrangeté de cette journée se poursuit sous une autre forme.







Le soir, nous irons manger dans ce « bistrot ». Un peu tristounet, il sera égayé par notre bonne humeur : Tsorgo, l’un de nos chauffeurs, le plus jeune, fête aujourd’hui son anniversaire. La vodka est de rigueur, en Mongolie comme chez l’ex-grand frère soviétique, comme dans les pays frères de l’Est. Nous restons cependant dans des limites raisonnables, et c’est le chant qui donne forme à notre gaieté. Je décide d’offrir à Tsorgo un air de la Périchole d’Offenbach :

« Ah quel dîner je viens de faire
Et quel vin extraordinaire
J’en ai tant bu
Mais tant tant tant,
Que je crois bien que maintenant
Je suis un peu grise, un peu grise
Mais chut, faut pas qu’on le dise,
Chut, faut pas, faut pas ! »

Les chansons s’enchaînent, et nos camarades mongols, accompagnatrice, chauffeurs, cuisinière, nous chantent les tubes du moment. Moi, je suis ravie d’entendre ces sonorités de la gamme à 5 notes de la musique Mongole. Tsorgo est heureux, et son visage rayonne l’enfance. Dans ce bistrot étrange, ce sera un joli moment de partage : la langue ne nous est pas commune, le chant nous permet la rencontre.

Le lendemain, Tsorgo, au volant du petit bus d’origine soviétique, au départ du campement, défoncera la barrière en reculant. Et, étrangement, nous en rirons…..

Voilà qui aurait pu faire une toute simple petite chronique de bistrot .

Mais sa composition m’emportera vers d’autres images, d’autres voyages. Je ne savais pas il y a quelques jours encore quelle serait la prochaine chronique que j’écrirais. J’avais le choix, j’en ai quelques-unes en réserve dans mes rêveries. Plusieurs concernent mes voyages.

Vendredi, je suis allée écouter un très très beau concert de Jazz , « Nights in Tunisia »[1]. Tout en écoutant, mes pensées allaient toutes seules vers la prochaine chronique à écrire, hésitant encore entre la Russie, la Chine, la Mongolie. Et je constatais qu’au fur et à mesure que se déroulait le concert, je revenais vers la Mongolie. Mes pensées s’attardaient quelques minutes sur le bistrot lui-même, mais m’emportaient immédiatement vers le voyage, les nomades. J’essayais de revenir au bistrot, mais chaque fois mes rêveries s’en évadaient. Un moment, Jean Christophe Cholet, « directeur artistique » du groupe, encore qu’il s’agisse d’une bien belle collaboration, annonce le morceau suivant, « Safar », « voyage »  en arabe. C’en était fait de moi, il légitimait en quelque sorte mes échappées.

Et soudain m’apparut quelque chose à quoi je n’avais jamais pensé. Certes, l’existence même de ce bistrot dans la steppe avait quelque chose d’irréel, l’existence de cette barrière également. Mais le bistrot enfermé derrière la barrière, ça c’était encore autre chose, dans ce pays de nomades, de gens qui n’arrêtent pas de se déplacer depuis le plus jeune âge à cheval. Et l’expression « assigné à résidence » me vient à l’esprit, ainsi que la question de la sédentarisation inévitable.

Bistrot enfermé derrière une barrière. Nomades menacés de perdre non seulement leur existence nomade, mais peut-être  aussi leur esprit nomade ? Leur liberté de rêver, de penser, prise dans les exigences du tourisme, de la rentabilité des troupeaux pour la vente, d’une nouvelle économie du fait des ressources du sous-sol, convoitées par beaucoup de pays, questions qui ne se posaient jamais auparavant ?

Et mes pensées à moi qui franchissaient sans arrêt cette barrière du bistrot pour en revenir aux voyages me ramenaient à cette liberté de rêver, d’inventer sa vie, de la créer, en dépit des exigences du monde. Mes pensées nomadisaient. Voyages !

Tsorgo, lorsque tu as « par inadvertance », foncé dans la barrière qui nous avait pour une nuit enfermés, tout comme le bistrot, est-ce que tu ne nous as pas tous réjouis de voir cette barrière cassée? De voir l’esprit nomade plus fort que tout faire un pied de nez à l’absurdité?

Tsorgo, par-dessus les frontières, les kilomètres, et les années puisque cela fera bientôt quatorze ans que nous fêtions ton anniversaire, ne laisse jamais personne assigner à résidence ton âme, tes pensées, tes rêves. Peu importe la sédentarisation si ton âme garde ses possibilités de nomadiser. Elle erre ? Bah, elle retrouvera ses pistes, comme avec Amra, ton compagnon chauffeur, vous saviez trouver une piste là où nous, nous ne distinguions pas grand-chose. Et si vous vous étiez trompés, ce n’était jamais grave, on s’y retrouve toujours dans la steppe, il y a toujours quelqu’un qui connaît un tel, qui sait où il s’est installé, par où on peut passer pour rattraper le chemin.

Merci, Tsorgo, d’avoir défoncé la barrière absurde dans la steppe.