Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

25 février 2012

PASSAGERS CLANDESTINS

Françoise Tomeno
25 février 2012

Ils sont arrivés sans bruit, je ne les ai pas vus venir, ils se sont installés à ma table.

J’avais changé de bistrot, le « mien » était en travaux pour une semaine. J’avais choisi un bistrot que je connais un peu, dont j’apprécie l’accueil. Ce matin-là, j’y étais la seule cliente, et j’essayais de me concentrer sur la lecture d’un tapuscrit  que m’avait confié un jeune camarade, un texte qu’il s’apprête à publier sur le militantisme pro-immigré. J’avais un peu de mal à me concentrer : la radio était assez forte. Je m’obstinais, je voulais rendre compte de cette lecture à Greg le plus vite possible.

Dès les premières pages, je  me dis que certaines phrases qu’écrit Greg pourraient tout aussi bien se rapporter aux fous. Et je brode de mon côté, lâchant pour quelques minutes le texte.

Les fous, assignés à résidence, enfermés de plus en plus souvent dans des chambres d’isolement, elles-mêmes de plus en plus nombreuses, en particulier dans les nouvelles structures qui n’ont plus rien d’hospitalier. Les fous, dont la parole ne compte plus. Les fous, qui ne peuvent plus circuler librement pour aller à la cafétéria (quand il en existe encore une). Je pense à la Psychothérapie Institutionnelle, qui affirme les conditions d’un accueil dans un lieu de soin : liberté de circulation des personnes, de la parole, des biens, de l’argent. Je me dis qu’il en est pour les fous comme pour les immigrés sans papiers. Privés les uns et les autres de ces mêmes libertés. La Psychothérapie Institutionnelle qui prévoit une gestion commune, par les patients et les soignants, des ateliers, de l’argent des ateliers, du Club. Qui prévoit le « faire avec » plutôt que le « faire pour », dans la vie quotidienne.

Je poursuis le texte de Greg, et toujours mon esprit repart vers les fous.

Et soudain je les vois là, à ma table, les fous, la psychiatrie, la Psychanalyse, la Psychothérapie Institutionnelle. Un récent texte de la Haute Autorité de Santé sur les « Recommandations de bonnes pratiques », texte qui sera rendu public le 6 mars prochain, désavoue la Psychanalyse et la Psychothérapie Institutionnelle, classant leurs interventions comme « non recommandées ou non consensuelles ».

Et me vient à la mémoire un autre « café », dans un lieu de soin psychiatrique, le temps du café pour les personnes qui étaient de cuisine ce jour-là. Pensionnaires et soignants sont là, autour de la même table. Il est trop tard pour aller prendre le café à la cafétéria, elle vient de fermer. Deux moments me touchent particulièrement. Un jeune pensionnaire annonce qu’il va faire la sieste. Un soignant commente : « Ah, moi je ne peux pas, je fais l’atelier X.. ». Le jeune patient suspend sa phrase une seconde, et, avant de s’en aller : « Vous n’avez pas de chance…., ou bien si, vous avez de la chance ».  En une petite phrase tient tout un monde de liens entre les uns et les autres, la possibilité pour les uns et les autres de se parler, la possibilité pour un pensionnaire d’adresser au soignant une vérité sur leurs conditions respectives. Un autre patient vient prendre la place de celui qui est parti faire la sieste. Un moniteur se lance, sur un ton très sérieux, dans des élucubrations un peu complexes, qui nous font rire, on n’y comprend pas grand-chose. On le chine un  peu. Le pensionnaire qui vient d'arriver se moque alors de lui  avec un humour très british.

Pour qu’une telle petite scène puisse avoir lieu, il faut bien que les pensionnaires aient la possibilité d'aller et venir, de prendre la parole, que le hasard de ces allées et venues permettent des rencontres dont certaines vont compter beaucoup, que les lieux de la quotidienneté soient partagés et non réservés les uns aux soignants et les autres aux pensionnaires.

Tout cela est menacé actuellement. Ce n’est pas la Psychanalyse qu’il faut défendre, c’est l’humain, et, bien entendu, dans l’humain, on retrouvera la Psychanalyse.

Je pense à ce passager clandestin par excellence qu’est l’Inconscient. Je pense à certaines de nos traversées psychiques qui nous font frôler de près, parfois, la déraison, le « hors de soi ». Je pense aux rêves, aux rêveries.

Est-ce qu’une loi viendra bientôt interdire l’Inconscient, les rêves ?

La réalité me ramène dans le bistrot, où je suis toujours seule, ce qui a sans doute permis à mes amis clandestins de venir me faire signe. Je commence à penser à ce texte que je vais écrire.

Et puis soudain : mais, comment il s’appelle, ce bistrot ? Non, ce n’est pas possible !
Je cherche partout autour de moi, pas de trace de son nom. Je sais que je vais le trouver dehors.

C’est… oui ! C’est bien ça : « Le Pampre Fou » !

Pampre : « Le terme dérivé « pampiniforme » est employé pour décrire une structure entortillée » dit Wikipedia. Les structures entortillées de la folie, de nos humanités, de nos rêves, n’ont plus « lieu » d’être dans ce monde droit et raide.

Vous avez profité, frères humains dans la folie, de mon moment de solitude dans ce bistrot de remplacement, pour vous inviter à ma table. Mon café était partagé d’emblée avec vous tous, dans le souvenir de tous ces moments que j’ai eu la chance de vivre avec vous pendant ces années où j’ai travaillé en psychiatrie, dans un des lieux de la Psychothérapie Institutionnelle. Je vous remercie de cette visite intempestive, je vous remercie de m’avoir permis de m’attarder à nouveau sur ces entortillements de nos âmes, et sur notre condition commune d’humains.