Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

05 février 2012

DU CAFÉ DU PÈRE RIOU AU CHAT NOIR, MUSIQUE !

Françoise TOMENO
5 février 2012

Été 2006, festival de Sablé sur Sarthe. J’arrive à Morannes, dans le Maine et Loire. J’y étais venue écouter, l’année précédente, « mon » claveciniste préféré, Pierre Hantaï. Sur les conseils d’amis, j’ai réservé quelques nuits dans un hôtel situé en bord de Sarthe.

À mon arrivée, je croise mes amis : ils sont arrivés la veille et sont déjà installés. Ils me disent tout de suite : « Françoise, il faut absolument que tu ailles faire un tour au Café du Père Riou, ça va te plaire. On ne t’en dit pas plus ».

Le café est à deux pas de l’hôtel, mais aujourd’hui il est fermé. C’est un café associatif qui n’ouvre qu’en « saison », et seulement trois jours par semaine. Ma curiosité va donc devoir attendre un peu.

Le lendemain, après avoir fait une petite ballade comme j’aime faire chaque jour, j’arrive au Café du Père Riou. Je suis pour l’instant la seule cliente, et je suis accueillie par Martine, qui tient le bistrot. Je m’installe tranquillement, commande mon petit café, fait à la cafetière électrique façon ménage, comme à la maison, quoi. Je regarde autour de moi : les murs sont recouverts de fresques. C’est inattendu, pas franchement beau, mais très drôle, parfois coquin. Ca me plaît.






Et Martine m’explique : ce café était fréquenté à la fin du XIXème, début XXème, par Marcel Legay, auteur compositeur interprète montmartrois (je n’avais jusqu’à ce jour jamais entendu parler de Marcel Legay). Il fréquentait régulièrement Morannes, pour des raisons qui me sont restées obscures. Il y faisait venir ses amis de Montmartre, et particulièrement un ami peintre « un pinxit, comme eût dit Verlaine », comme l’a écrit Maurice Donnay dans son livre sur le Chat Noir. Et le pinxit avait oeuvré. Les peintures et l’histoire de Marcel Legay faisaient de ce bistrot un lieu très particulier, méritant qu’on le préserve. Et c’est bien ce qu’avaient pensé quelques habitants de Morannes : au moment où le lieu allait être mis en vente, il s’étaient constitués en association, et la municipalité avait obtenu que le rez-de chaussée, le café, ne soit pas vendu, et demeure un café associatif.

Mon côté chanteuse de rue et de cabaret avait déjà commencé à rêvasser lorsque j’aperçois, dans un coin du café, un piano, électrique, certes, et sous sa housse, mais un piano tout de même. C’en était trop. Toujours seule avec Martine, je lui demande : « Vous avez un piano : il y a parfois des spectacles ? » - « Non, c’est dommage, d’ailleurs ». Je laisse passer quelques secondes, celles dont on sait qu’elles peuvent tout à coup tout faire basculer….. « Je suis chanteuse, et particulièrement chanteuse de cabaret, genre Montartre. Ca vous intéresserait ? » - « Oui, mais nous n’avons pas de musiciens ». Je ris à l’intérieur de moi : le soir-même, je vais écouter deux concerts à La Flèche, et pendant la pause, je sais que je vais retrouver la fille de mes amis, qui est pianiste, et son compagnon, également pianiste. « Écoutez, ce soir, je rencontre des amis pianistes, je leur demande si ça les intéresse ? » - « Oui, bien sûr ».

Le soir, dans un bistrot plus ordinaire, mais dont je me souviens bien, je rencontre Mélanie et Alexandre. Je pense que je commande un lait orgeat, comme souvent en été ; ça fait toujours rire Mélanie, elle sait que pour moi ça veut dire que l’été est là. Et Mélanie attrape l’idée au vol, et en un temps trois mouvements, elle transforme ça en projet. Elle est rapide, Mélanie, elle a une imagination d’une incroyable fertilité, et, si elle est une excellente pianiste, elle a d’autres talents : passionnée de littérature, elle ira fouiner du côté des Fumistes et autres Hydropathes. Alphonse Allais, Alfred Jarry et quelques autres feront leur entrée sur la scène qui commence à se dessiner entre nous. Et puis Mélanie, sous mes yeux, pour imaginer le décor qui permettra notre mise en scène, découpera des petits bouts de papier représentant tous les éléments que nous avons choisis, et, devant mon regard ébahi, me mettra sous le nez notre espace. Moi qui ne sais pas faire grand chose de mes dix doigts, hormis la cuisine, et l’écriture, ça m’épate. C’est sans doute grâce à Mélanie que, un peu plus d’un an plus tard, devant la nécessité de déménager, et  afin de savoir ce que je pouvais garder comme meubles, comment cela allait tenir dans un espace plus restreint, je découperai mes petits bouts de papier/meubles, j’agencerai tout ça sur une sorte de plan que j’aurai ébauché, et, merveille, ça correspondra exactement à ce que j’avais pu imaginer…..

Mais je vais un peu vite en besogne. Nous sommes encore à La Flèche. Deux jours plus tard, je retourne au café du Père Riou, que je ne raterai sous aucun prétexte tout au long de mon séjour. Je suis à nouveau seule avec Martine. Arrive un drôle de personnage, un homme de petite taille, en short. Il a quelque chose  de Peter Falk, de l’inspecteur Columbo. Je le vois de dos. Il est tout excité, il apporte à Martine un livre. Je vais découvrir dans quelques secondes que, pour moi, c’est « Le » livre que je cherche depuis des années. Mes oreilles traînent, encore une fois. « Le » livre ? Celui d’Yvette Guilbert, « L’Art de chanter une chanson », avec ses incroyables photos ? Là, sous mes yeux ? Et au café du Père Riou, en plein dans le sujet, dans mes rêves, dans ce qui est en train de devenir un projet ? Yvette Guilbert du Chat Noir ?




Yvette Guilbert "L'Art de Chanter"


Signe du ciel, du destin. C’est parti, on le fera, ce Chat Noir d’Yvette Guilbert, de Bruant, et de tous les autres…..

Et ce livre, « Le » livre, Mélanie me l’offrira un peu plus tard.

Que de beaux hasards, que de belles lucioles de vie.

Notre premier Chat Noir se déroulera d’abord, bien entendu à Morannes, au printemps 2007. Nous y chanterons Marcel Legay, la moindre des choses, même si son écriture musicale nous était apparue à l’une et à l’autre assez peu convaincante, dirons-nous, et son écriture littéraire… un peu tartignole, si vous me permettez. Nous ferons un deuxième Chat Noir à Morannes, à une date proche du 14 juillet, nous régalant de célébrer un 14 juillet 1889, qui avait été à l’époque la source de textes et de chansons. Nous utiliserons l’incroyable texte d'Alfred Jarry, « Les sacrifices humains du 14 juillet », paru en 1901 dans la Revue Blanche.


Mélanie Renaud, Françoise Tomeno


Mélanie avait été, à cette époque, pressentie par François Béchu, créateur et metteur en scène travaillant à Laval, directeur du Théâtre de l’Échappée, pour participer à un unique spectacle « Monsieuye Jarry, anniversaire de la grande défunterie », qui aurait lieu le soir anniversaire de la mort de Jarry, la nuit du 31 octobre au 1er novembre 2007. Intéressé par notre spectacle, François viendra assister à une répétition au café du Père Riou, et notre « Chanson du Décervelage », une des collaborations d’Alfred Jarry et du compositeur Claude Terrasse, sera retenue pour le spectacle. Mélanie y sera pianiste, mais aussi Mademouiselle Pian. Quant à moi, j’aurai l’honneur d’y être la Chantreuse (merdre alors) et de faire partie des chœurs. Belle aventure avec une troupe d’une quarantaine de personnes, musiciens, acteurs, marionnettistes, danseurs, échassiers, chanteurs, je pense que j’en oublie, et bien sûr les techniciens. Le silence respectueux dans les coulisses, les signes disrets que l’on s’adresse avant que l’un ou l’autre entre en scène, ou juste après, les échappées dans les loges quand on a un bon moment devant soi avant d’entrer à nouveau sur scène. Délicieux moments de complicité, de création.



La Chanson du Décervelage


Où ça peut mener, une rencontre dans un bistrot !

Notre spectacle commençait en quelque sorte par un hommage au café, par la bouche d’Erik Satie. Et comme nous sommes dans le cadre de petites chroniques de bistrot, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer l’ultime version de ce début de spectacle, où nous faisions dialoguer Erik Satie, alias Mélanie et Maurice Donnay, alias Françoise :

Erik Satie : Le cabaret, dont la mauvaise réputation n’est plus à faire, a joué – et joue encore – un rôle assez important dans la vie Littéraire et Artistique. Hélas ! nous voyons, à l’heure actuelle, nombre d’intellectuels qui ne craignent pas de se montrer au café – tout au moins – et de s’y installer bien en vue (à la terrasse même), oubliant ainsi toute la circonspection qu’un homme convenable se doit à lui-même – et qu’il doit un peu aux autres. N’est-ce pas une offense faite à la Morale que ces tristes exhibitions apéritives ? que ces bacchanales publiques ? que ces horreurs intempérantes ?
Evidement, il m’arrive d’aller à la Brasserie ; toutefois, je me cache – non par une blâmable hypocrisie, mais conseillé par une prudente réserve – et surtout, pour que l’on ne me voie pas. J’aurais honte d’être vu ! car, comme me le disait Alphonse Allais : - « ça peut vous faire rater un mariage ».
Dans le temps, j’ai été aussi un peu au « Chat Noir » - ainsi que Maurice Donnay du reste – mais en cachette, bien entendu, et je ne m’y rendais qu’entre mes repas – repas que je prenais dans une autre taverne, toute proche.
Il m’est impossible de vous citer ici tous ceux que je connais et qui vont au café – vous vous en doutez. Je ne crois pas que d’aller au café, ou à tout autre endroit de ce genre, soit mauvais en soi ; j’avoue y avoir beaucoup travaillé : et je crois que les illustres personnages qui y furent avant moi n’y ont pas perdu leur temps.
Maurice Donnay : Et peut-on dire qu’il y eut un esprit du « Chat Noir » ?
Erik Satie : Il s’y fait un échange d’idées qui ne peut qu’être profitable – à la condition de ne pas se faire remarquer.
Maurice Donnay : La vérité, c’est que chacun apportait là son esprit, et la résultante de tous ces apports, ce ne fut pas seulement l’esprit parisien à Montmartre, mais l’esprit français à Paris entre 1880 et 1900.
Erik Satie : Cependant, pour faire montre de morale et pour me donner un air respectable, je dis : Jeune gens, n’allez pas au café : écoutez la voix grave d’un homme qui y a beaucoup trop été, à son avis…
Maurice Donnay :…mais qui ne le regrette pas le monstre !



Le cabaret du Chat Noir


Nous tournerons notre Chat Noir dans la région, le Domaine du Gasseau, Laval.

Et puis, et puis……

Cela faisait une dizaine d’années que je pensais arrêter de chanter. Je reculais toujours ce moment, rattrapée par de beaux projets: avec les Accroche-Cœurs, nous avons créé et tourné un Prévert Kosma, un La Fontaine Offenbach, et un magistral Raymond Quenau, avec la musique de notre amie et compositrice Marie-Christine Faurie. Et puis ce Chat noir.

Mais la nécessité impérieuse était toujours là, tapie dans un repli de moi-même. Je savais que j’allais soulever des tollés chez les amis, que c’était inimaginable. Je savais aussi qu’à un moment, cette nécessité pour moi de fermer une porte pour en laisser s’ouvrir d’autres ne serait plus contournable. Je ne savais pas ce que j’allais trouver derrière ces portes ; très probablement, cela brillerait moins que sous les projecteurs. J’allais peut-être rencontrer ou retrouver de vieux démons, quelques monstres.

Et cette fois-ci, c’était le moment. J’allais lâcher Mélanie comme partenaire, et quelle partenaire, de spectacle. Notre belle complicité de femmes y résisterait, mais il fallait que je m’occupe de ce qu’il y avait derrière les projecteurs, dans mes coulisses, en quelque sorte.

J’ai donc fait part à Mélanie de mon souhait que ce concert d’adieux à la scène soit notre Chat Noir. Nous l’avons soigné, remanié, enrichi. Mélanie lui a apporté la beauté des décors, beauté dont elle avait l’art et le secret, dont des agrandissements de très belles gravures de Théophile Alexandre Steinlen. J’ai demandé à Serge Rigolet et à Catherine Raynaud s’ils acceptaient que cet événement ait lieu chez eux, au Théâtre de Vaugarni ; ils ont accepté sans hésitation.

Ce 31 octobre 2009 (tiens, justement le soir anniversaire du passage d’Alfred Jarry dans le théâtre d’ombres de l’après-vie….  Comme c’est bizarre !) fut une soirée magique. Pour Mélanie et moi, il y avait aussi de la gravité, celle d’une dernière fois. Mais nos rires, qui avaient accompagné toute la période de préparation, les répétitions, étaient là, en chacune de nous, et la complicité était belle.



Confidence du Grand Jules à une amie



Bien sûr, mes amis n’ont pas cru à cette dernière fois : « Tu ne pourras pas, ça va te manquer », ou bien « c’est ta première soirée d’adieux, il y en aura d’autres ». Il n’y en a pas eu d’autre depuis.

Le Chat noir était un cabaret, un café. Je ne savais pas qu’après avoir ouvert une première porte (oui, quelques monstres m’attendaient), j’allais en ouvrir d’autres, et que l’une d’entre elles serait celle de ce blog, de ces petites chroniques de bistrot.

Fidèle dans tous les cas aux cafés, à ce qu’ils offrent de petits évènements que je nomme depuis un moment des « lucioles » je ne regrette pas ce passage qui m’était obligé (ou que j’avais choisi ?), ce passage de la lumière à l’ombre. Il me fallait rejoindre mon théâtre d’ombres à moi. En écrivant ceci, je pense au théâtre d’ombres d’Henri Rivière, au Chat Noir.









SUR UNE AUTRE SCÈNE

La Chantreuse est accoudée au bar.
Une voix au fond de la salle : « Et maintenant ? »
La Chantreuse, songeuse : « Et maintenant ? 
Et maintenant…….

...... Musique?  »



Brahms, d’ombre et de lumière
 http://www.youtube.com/watch?v=XG0TyvVXegc



Erik Satie, Écrits, éditions Champ Libre
Maurice Donnay, Autour du Chat Noir, Grasset
Yvette Guilbert, L’art de chanter une chanson, Grasset
Grange Théâtre de Vaugarni: http://www.vaugarni.fr/test/ 
Théâtre de l'Échappée: http://www.theatrelechappee.com/