Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

14 août 2011

MADAME, MONSIEUR

Françoise TOMENO
14 août 2011

Ils viennent, je crois, tous les après-midi. Ils arrivent doucement, lentement. Ils vont toujours s’installer à la même table. Ils sont âgés, bien mis ; l’hiver les trouve dans des manteaux de beau drap de laine, et parfois, une fourrure pour Madame. Au printemps, le drap de laine et la fourrure sont remplacés par un blazer pour Madame, une gabardine pour Monsieur. Ils sont toujours  très chics, et Madame n’abandonne jamais son foulard Hermès.
À première vue, ils paraissent un peu décalés, dans ce bistrot qui n’est pas vraiment genre chic.
Et pourtant, leur régularité, et ce quelque chose en eux d’attaché à ce lieu, les fait habiter le paysage d’une façon qui finit par apparaître comme évidente. Ils ne viendraient pas, ils manqueraient à ce paysage du bistrot l’après-midi.

Ils semblent silencieux, échangent simplement quelques mots entre eux. On dirait que c’est leur vie-même qui est chuchotée. L’a-t-elle toujours été ?

 Les serveurs de l’après-midi finissent par savoir qu’ils prennent toujours un café chacun.

Si on les salue, ils répondent en souriant, mais n’engageront pas d’eux-mêmes le salut la fois suivante.

Un jour nous offre un petit bout de territoire commun. Madame a remarqué sur le comptoir un bouquet de muguet, apporté là par un ou une habituée sans doute. Madame change son mouvement habituel, et se dirige d’abord vers le comptoir, prend le vase, respire le bouquet, et commente son plaisir. Je m’associe en disant quelques mots sur le muguet, elle s’approche pour me le faire sentir. Une fois passé le temps du muguet, ce sera tout.

La vie se déroule ainsi, avec cette discrétion. Et puis un jour, Elias, un des jeunes serveurs de l’après-midi, arrive avec un beau cocard au visage : il a fait une chute de vélo. C’est l’heure du passage de Madame et Monsieur. Madame alors dévoile toute sa sollicitude, et probablement toute son affection pour Elias. Elle semble très touchée par ce qui lui arrive, lui demande des explications, s’inquiète de savoir si ce n’est pas trop douloureux, lui prodigue des conseils. Elle est touchante.

Puis la vie reprend son cours. On peut juste deviner, lorsque Elias est de service, un petit éclair de plus-de-vie dans la façon de se tenir de Madame, dans sa façon d’être là. Le printemps avance. Monsieur tout doucement ralentit son pas. Madame arrive avant lui, s’appuie sur une table pour l’attendre. Ils vont s’installer à leur table.

La vie chuchote.