Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

06 novembre 2011

LES DÉCALÉES CHEZ MARYLÈNE

Françoise Tomeno
6 novembre 2011

Aujourd’hui, il pleure dans le cœur de Blanche comme il pleut sur la petite ville de P., où nous sommes allées boire un café. Juste avant, nous sommes passées par le Tabac Presse Papeterie. Blanche cherchait de la colle, sans doute pour recoller les morceaux de son cœur, et moi, je cherchais une improbable carte postale comme on n’en fait pas et comme on n’en a jamais faites dans ces pays-là, Monsieur.

Mon humeur à moi est bruineuse. Quand j’étais petite, on disait autour de moi (mais qui disait ça ? Ma maman ? Ma tante ? Ma grand-tante ? Une femme, en tout cas), que la bruine donnait le teint frais, je ne vais donc pas me plaindre !

En sortant du Tabac Presse Papeterie, nous croisons Lulu. Lulu habite avec son amie « en bas », à deux pas et demi de chez Blanche ; ce sont l’une et l’autre de fidèles amies pour elle. Blanche m’a souvent parlé d’elles, et particulièrement de Lulu. « Elle est aussi psychanalyste », m’avait dit Blanche. Lulu demande à Blanche comment elle va, et aussitôt ajoute qu’on ne parle pas de ça comme ça, sur le pas de la porte du Tabac Presse Papeterie, devant les oreilles du village. Remarque cocasse parce qu’il n’y a que nous sur cette fichue place. Mais chacun sait que les villages ont des oreilles là où on ne s’y attend pas.

Lulu nous annonce qu’elle va nous rejoindre au bistrot, chez Marylène, où l’on pourra parler tranquilles, mais avant ça elle fume une des nombreuses cigarettes de sa journée. Elle nous demande de lui commander un café en terrasse, le temps de terminer sa clope, et un autre pour boire avec nous à l’intérieur. Lulu se débrouille du café comme de ses cigarettes.

Lulu a un âge bien mûr, au-delà des quatre-vingt. Vaillante, elle fait encore des allers-retours fréquents sur Paris, histoire de ne pas abandonner ses patients. Sinon, elle consulte par téléphone. Mais Lulu est tombée il y a quelques jours, et c’est clopin-clopant qu’elle clope (facile, je n’allais tout de même pas m’en priver, juste pour la musique).

Lulu s’installe, et Blanche nous présente l’une à l’autre. Lulu corrige : « Non, pas psychanalyste, psychothérapeute ». Et elle m’explique son parcours, les collègues avec lesquels elle a eu l’occasion de travailler, rien que du beau monde. Je retrouve des points de repère de ma jeunesse étudiante, et de jeune professionnelle.

Lulu entreprend alors Blanche et lui adresse des paroles qui tiennent plus de la poésie que du conseil sage. Même pas psy ! Je regarde le tableau que nous formons toutes trois, au milieu d’une clientèle parcimonieuse et masculine. Marylène apporte les consommations, elle annonce « le déca-lait », et j’entends le « décalé », en même temps que je dis « c’est Blanche ». Alors j’éclate de rire. Hum….. Certes Blanche est un peu décalée en ce moment, décalquée même. Mais avec notre poésie, les larmes de Blanche, notre gravité dans ce bistrot du fin fonds du monde, nos rires envers et contre tout, sous le regard étonné de Marylène et des rares clients, ne sommes-nous pas un peu, toutes trois, des décalées, décalées du corps qui clopine, décalées du cœur, décalées de l’âme ?