Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

10 novembre 2011

SOI ET LES AUTRES



Françoise Tomeno
10 novembre 2011

Soi et les autres : oui, carrément ! J’emprunte ce titre à Michel Foucault, titre d’un des chapitres de son livre « Le souci de soi »[1]. Parce que c’est en travaillant ce chapitre, ce matin, au bistrot, que m’est venue cette petite chronique. Parce qu’aussi il y est question d'un certain souci de soi et des autres.

J’ai du temps ce matin, ou plutôt je le prends, au lieu d’aller baguenauder dans la ville avant mon cours de gym. Je me mets au boulot pour le prochain « groupe Foucault », un groupe de travail que j’aime beaucoup. Hier j’avais déjà essayé, mais je n’arrivais pas à me concentrer ; l’esprit ailleurs.

Ce matin, non seulement j’y arrive (ne dirait-on pas qu’il s’agit d’un mouvement délicat de gymnastique? La participation du corps est peut-être bien requise dans cet exercice … !), mais j’y prends grand plaisir. L’écriture de Michel Foucault ! Beau maillage de mots, de phrases.

Tous ces derniers temps, la concentration était devenue difficile. Il se nichait là, discrètement, et heureusement, à titre provisoire, une difficulté à me débrouiller du monde. Une sorte de souci de soi et de mes autres qui m’absorbait, m’aspirait.

Le plaisir de lire, de lire cette belle langue foucaldienne, cette belle pensée, qu’on soit d’accord ou pas avec elle, revient tout doucement ce matin, après les premiers échauffements des premières pages. Je suis toujours surprise lorsque, l’âme un peu abîmée, on retrouve souffle, vie, par une étrange alchimie qui transforme un souci de l’âme en plaisir de vivre. Mon attention est là, à nouveau amusée. Mais elle m’isole, tant elle est forte, du bruissement du bistrot.

Soudain, cette attention entrouvre sa fenêtre. Depuis un moment, je ne faisais plus non plus bien attention à ce qui se passait dans le bistrot. C’est alors comme si, ayant retrouvé de l’attention amusée, je pouvais la transférer à cet ailleurs si proche.

C’est à ce moment précis que j’entends la voix de Jean. Pas encore les mots. Une voix qui s’exclame. Je ne sais pas encore de quoi, je prends le train en route, y compris celui de l’intonation. Jean, au bar, s’adresse, le journal local à la main, à Claire, la serveuse. Quelque chose l’intrigue ? L’étonne ? Le tracasse ? Le scandalise ?

Je m’éveille au son de cette voix, et sors alors de mon retrait. Je regarde Jean et son journal. Jean me voit le voir. Jean m’appelle toujours « Madame », depuis un premier échange au cours duquel il s’était montré dans un premier temps agressif, allez savoir pourquoi, et j’avais tenu tranquillement face à lui. Jean s’approche et vient me montrer l’objet de son étonnement : à la une du journal, la photo d’un homme qui fait la manche. Jean m’explique avec démonstration à l’appui en se touchant le visage et en montrant la photo, que c’est son sosie. Je suis étonnée, je ne vois pas du tout la ressemblance, mais cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est ce que ça fait à Jean : « J’ai un sosie ! Quand je vais aller chiner aux puces, on va m’envoyer balader, on va penser que je viens faire la manche ».

Mais qu’est-ce que Jean reconnaît donc de lui dans cette photo ? Son visage, ou plutôt une certaine posture dans le monde, qui aurait été démasquée à son insu ?

Et qu’est-ce donc qu’un chineur ?

Moi aussi j’aime chiner. Tout. Les fringues, les objets de maison, et tout ce que je trouve sans l’avoir cherché, ou sans savoir que je le cherchais, comme les belles rencontres. Samedi, justement, l’âme en bandoulière, je me suis retrouvée, sans l’avoir vu venir, à l’étale de la marchande de dentelles du marché aux puces. Je me suis plongée avec délices dans des boîtes qui contenaient non pas des objets finis (elle en a, la marchande : robes, nappes, rideaux…), mais dans les boîtes qui contenaient des chutes, comme on dit, des morceaux rescapés, des petits bouts, comme ces objets de la vie qui nous restent de rencontres, d’épreuves, de plaisirs….. J’étais incapable d’expliquer à la marchande, affable et intéressée par ma recherche, ce que j’allais en faire ; je me prenais à rêver, tout en choisissant, "à la couleur", que j’allais composer quelque chose avec ça. Mais je sais bien que c’est avec les mots et seulement les mots, que je tisse, coupe, assemble, coud, reprise, brode. J’ai d’ailleurs depuis quelques semaines la métaphore couturière, genre travaux d’aiguilles, points, mailles, etc. Mes mains, elles, se refusent obstinément à faire ce même travail. Je peux juste rapprocher des bouts de tissu, de dentelles, de couleurs, comme des associations d’idées.

Le nez dans les boîtes, je retrouve, sans le réaliser tout de suite, un plaisir de gamine : lorsque je plongeais dans les boîtes de ma maman, couturière de son métier, et qui, n’exerçant plus, cousait des vêtements pour nos poupées, pour nous. Plaisir des boîtes à boutons, plaisir des boîtes de bobines de fil. Il y avait les fils sérieux, les grosses bobines DMC, la noire et la blanche. La blanche, c’était pour bâtir, assembler une première fois les différentes pièces du vêtement en cours de fabrication, avant l’essayage, et les éventuelles modifications qui allaient suivre, et avant de passer à la couture définitive. Et puis les bobines de fil de couleur, plus petites, dans leurs boîtes, ou posées, avec les canettes, dans la grande boîte où l’on rangeait la machine à coudre. Le bruit délicieux de la machine à coudre, ronron rassurant d'une permanence de maman. Le bruit particulier lorsqu’on fait passer le fil de la bobine sur la canette. Boîtes d’enfance. Délices des tissus, des textures, des motifs (motif dans le tapis, écrivait Henry James), des dessins des patrons sur le papier de soie, de soi, qui allait coller au corps au moment de l’essayage, pendant lequel on pouvait se faire piquer par une épingle qui s’égarait une seconde, des broderies, des  trous de la dentelle ou des jours, lorsqu’on tire les fils.

Moi je « couture » des mots.  Texte, textile, texture et tissu, tisser, ont la même racine latine: "tessere". Dans un texte, il y a aussi des coutures, des jours, des points, des mailles. Je peux glisser, dans les jours d'un texte-tissu, un silence, une absence, une couleur, un rêve, une luciole de vie, mais aussi rien, une vacance, une vacuité, qui ouvre sur l’inconnu, l’événement, ou tout simplement le manque. On peut faire, avec les mots, des  reprises à la vie déchirée, écornée : une reprise à la vie ? Mais alors, on peut reprendre vie, reprendre la vie?

Et Jean, qui se mirait tout à l’heure dans la photo d’un autre lui-même, immédiatement projeté dans ses voyages aux puces, que va-t-il y chercher ? "Ils" vont penser qu’il vient y faire la manche. La manche, un bout de vêtement. Il va peut-être y promener ses revers de manche, ses revers de vie. Il va peut-être y plastronner. Il espère peut-être y trouver le papier de soie, pour faire le patron de sa vie. Il va peut-être y promener sa vie les mains dans les poches.






[1] Le souci de soi, tome III de « Histoire de la sexualité », Michel Foucault, Gallimard