Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

19 novembre 2011

"CE MATIN, ON AVAIT PERDU LES CHAUSSETTES"

Françoise Tomeno
19 novembre 2011

Depuis quelque temps, il arrive assez fréquemment que l’on voit des enfants dans les bistrots le mercredi. Oh, en tout bien tout honneur, accompagnés qui d’une maman, plutôt l’après-midi, qui de ses grands parents, l’après-midi également, qui d’un papa. Avec les papas, tous les horaires sont  permis. Papas de garde ce jour-là, qui commencent par exemple la journée par une petite collation bavarde, qui se décline en chocolats, coca, jus de fruits.

Ce matin, un jeune papa, la trentaine brune et bien bouclée, arrive un large sourire aux lèvres avec une petite fille dans les six ou sept ans, et un petit gars un peu plus jeune.

C’est Petit Gars qui s’avance le premier, d’un pas assez assuré, et qui choisit la table : « C’est un bon choix », commente papa. La demoiselle, elle, prend son temps, promène d’abord son regard partout, puis les rejoint.

Les deux gars en chocolat, père et fils, commandent deux chocolats, comme il se doit. Et la fille à la vanille, veut… un sirop à la rose ! Bon, il n’y en a pas dans ce bistrot-là. Marie, la serveuse, est au regret. Elle s’apprête à énumérer le nom de tous les sirops possibles dans ce bistrot, mais le premier fera l’affaire, un sirop de kiwi, voilà un semblant de rime rétabli.

Pendant ce temps-là, papa a réfléchi et se désolidarise de son gars en chocolat : finalement il redevient grand, papa, et prend un café. Papa n’est pas en chocolat, mais en café. Qu’a fait quoi, papa ? Gaffé, je dirais bien, vous allez voir….

Une dame et un monsieur s’installent à la table à côté de la leur. Avenants, ils engagent la conversation, sans montrer beaucoup d’originalité : « Tu as quel âge ? »… c’est d’un barbant, les grandes personnes. C’est pour elles que ça a de l’importance, ce genre de question ; parce que leur âge, à elles, il en a pris un sérieux coup dans l’aile, et ils sont envieux de l’enfance qu’ils ont perdue. Les enfants sont polis, et Petit Gars dit qu’il a quatre ans. Papa ajoute : « Cinq dans quinze jours ». Mais Petit Gars, tant qu’il n’a pas cinq ans, il en a quatre. C’est aussi un truc de grandes personnes, les intermédiaires de l’âge. Le jour où Petit Gars aura cinq ans, il aura grandi brusquement dans la nuit, et il saura qu’il pèse autrement dans la tête des grands. Mais tant que c’est pas fait, ça reste à faire.

Une fois ces banalités passées, Petit Gars en vient à ce qui l’intéresse lui, et déclare aux voisins : « Ce matin, on avait perdu les chaussettes, alors je suis venu ici pieds nus ».

Je suis estomaquée par cette phrase : pas par le coup des chaussettes, ce sont des choses qui arrivent, qu’on perde ses chaussettes. Ce qui me frappe et qui m’amuse, c’est l’indétermination de la phrase. « On » avait perdu : mais qui ça, on ? « Les » chaussettes : mais à qui, les chaussettes ?

Pour le "on", solidarité de bonshommes, en perspective de maman qui va râler? Et « les » chaussettes, ça permet de se dédouaner pour Petit Gars ? S’il avait dit « mes » chaussettes, n’aurait-il pas été considéré comme responsable de ces fameuses chaussettes, malgré ses quatre, presque cinq ans ? Alors il n’aurait pas pu dire « On avait perdu mes chaussettes », et  aurait été obligé de dire : « J’avais perdu mes chaussettes ».

La phrase aurait pu être aussi : « Papa avait perdu mes chaussettes ». Mais accuser papa comme ça, c’est risqué, surtout si c’est « mes » chaussettes. Restait encore possible : « Papa et moi, on avait perdu mes chaussettes ». Ca, ce sera pour quand Petit Gars aura cinq ans, et pourra se poser comme papa, responsable de ses chaussettes. Grâce à l’indétermination de sa petite phrase, il peut profiter encore quinze jours de ses quatre ans.

Et papa, finalement, c’est lui qui a gaffé : c’était à lui de faire attention à l’endroit où étaient passées les chaussettes.

Bon café, papa.