Françoise Tomeno
16 février 2013
Je suis absorbée par ma lecture. Un gros livre sur les Situationnistes. J'ai un vrai plaisir à le lire, j'y retrouve des noms de ma jeunesse, des noms de ces quelques uns qui avaient créé l'Imprimerie Quotidienne à Fontenay sous Bois, qui avaient créé la revue Utopie, des noms de ces quelques uns qui fréquentaient "l'Imprimerie", comme on disait. Quant à moi, j'y vivais une partie de ma semaine, et j'avais plaisir à y assurer la vente des produits que les copains allaient acheter, entre autres, au marché de Rungis. Je ne mes souviens plus du statut de la structure qui assurait ce petit marché, une coopérative peut-être.
À une table un peu plus loin sont installés six hommes qui discutent. Ils parlent arabe, et cela donne, par l'étrangeté de leur langue, l'impression qu'ils parlent fort, parce que l'on ne peut rien attraper au passage de leur conversation.
Très près d'eux, deux dames bien mises prennent le thé. Les brasseries permettent ce genre d'inattendu, la juxtaposition de deux styles, de deux mondes. Il règne dans les grandes brasseries une sorte d'entente tacite. Chacun s'installe et joue sa partition sans prêter attention à celle des autres. Suffisamment discrètement, mais pour autant l'atmosphère n'est pas feutrée.
À un moment donné, la discussion entre les hommes s'anime un peu, et leur langue inconnue de nous vient frotter nos oreilles. Je lève machinalement le nez, je vois une des dames qui commence à prendre un air offusqué. Je me demande si c'est le verbe haut ou l'incompréhensible pour elle de l'arabe qui la met dans cet état. Parce qu'ils ne parlent pas si fort que ça, à peine plus fort, en tout cas, que ce trio installé à une table non loin de moi, dont je comprends la conversation en langue française sans problème, mais dont je peux faire abstraction également sans problème.
Juste à ce moment là, elle croise mon regard, et l'attrape avec le sien, m'assignant la place de complice. Je baisse tout de suite les yeux, essayant d'éviter cette assignation à résidence. Trop tard, elle m'a qualifiée, avec elle, contre eux. Lorsque je partirai, elle m'adressera à nouveau un coup d'oeil complice, "nous sommes bien du même monde, n'est-ce pas". Je n'y répondrai pas, évitant son regard.
Ce jour-là, je lisais ce gros bouquin sur les Situationnistes, ce jour là j'étais en état de retrouvailles avec ce passé au cours duquel s'était poursuivi, faisant suite à mai 68, mon éveil politique.
Ce jour-là, six messieurs arabes discutaient, mettant en scène, à leur insu, l'ordinaire d'un racisme qui ne se sait pas.