Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

12 octobre 2014

Suspendus

Françoise Tomeno
12 octobre 2014

Nous étions suspendus.
Suspendus à l'attente de la nouvelle, de l'annonce de la réouverture de notre bistrot.
On voyait bien avancer les travaux. On entendait bien des rumeurs: ce sera tel jour, ou tel autre. Mais comment savoir avec certitude?


 L'ange bleu nous adressait un sourire malicieux. Il avait invité son copain le soleil qui se moquait gentiment de nous....



Nous étions également suspendus à une autre question. Allait-il nous reconnaître, lui, le bistrot, dans son nouveau décor? Allaient-elles nous reconnaître, elles, les nouvelles personnes qui seraient derrière le comptoir, et qui ne nous avaient jamais vues? Comment allions-nous faire? La rencontre aurait-elle lieu?

Et puis le jour de la réouverture est arrivé. Un matin, je suis retournée m'installer là, à ma table. Personne ne savait ce matin-là que c'était ma place. Personne sauf moi, l'ange bleu, et peut-être le soleil si l'ange lui avait passé le mot. 

Cela faisait longtemps que je ne demandais plus mon crème dans ce bistrot, on avait fini par me l'apporter d'office. Mais ce jour-là, j'ai à nouveau prononcé les mots "Un crème s'il vous plaît". "Un grand?"-"Euh... un grand, oui". 
Mince! Un grand, c'était un allongé avec du lait. Mêmes les mots avaient changé. 
"Alors, non: pas un grand, mais pas une noisette non plus". Voilà que je ne savais même plus parler. 
Le lendemain, c'était quelqu'un d'autre au comptoir. Panique: je demande quoi: un crème normal? Un moyen? Ca n'existe pas, un moyen crème. Je ne sais plus ce que j'ai balbutié.

Tout doucement, on s'est repérés. Tiens, c'est plutôt lui le lundi, lui ou elle, le mardi. Lui du lundi a eu un prénom, lui, elle, du mardi, aussi. Et puis Céline, qui avait travaillé là autrefois, est repassée par ici, elle repassera par là. 

Pendant ce temps, Lulu boudait. Enfin, c'est ce qu'elle disait. Mais le dimanche, elle était là, l'autre bistrot était fermé. Je l'y ai même surprise un autre jour que le dimanche. Hum, Lulu.... 
C'est vrai qu'il faut du temps pour l'apprivoisement.

Suspendus nous avions été. Nous l'étions encore, suspendus à un regard, une reconnaissance, au repérage d'une habitude.

Mais, le saviez-vous? Un café aussi peut-être suspendu. Vous ne me croyez pas? 
J'avais entendu parler de ça cet été; je crois que c'était en Grèce que, face aux mesures "d'austérité" , on avait adopté le café suspendu. C'est tout simple: lorsque vous allez prendre une consommation dans un bistrot, vous achetez un café que vous ne buvez pas. Il est pour la prochaine personne qui ne pourra pas se payer un café. Le café est suspendu, en attente.....

Tout comme nous l'avions été, en attente d'apprivoisement.

04 août 2014

Un dernier p'tit rosé, M'sieur Léon?

Françoise Tomeno
3 août 2014

Ce dimanche sent la fermeture estivale. Blanche est là, en grande forme, je veux dire ces formes d’excitation dont elle a le secret. Elle danse sur la terrasse au son d’une musique imaginaire. Elle me suit dans le bistrot et me donne les dernières nouvelles, j’ai été absente une bonne semaine. Le bistrot ferme ce soir. La représentation qu’elle a donnée récemment a bien marché, il y a eu du monde, ça a bien marché pour Yan aussi.

Et puis dans le flot des paroles, apparaît le nom de Léon. Lui aussi il a bien marché, il a tant marché qu’il vient de passer de l’autre côté, de passer de vie à trépas, comme on dit. Je pense au poème de Robert Desnos, « J’ai tant longtemps marché », retrouvé sur lui après son décès au camp de Theresienstadt, après la « marche de la mort » qui l’a conduit avec ses compagnons du camp de Flöha à celui de Theresienstadt, Terezin.

Il est passé de l’autre côté du fleuve qu’il aimait tant, Léon, ce fleuve dont il savait si bien parler.

Léon est parti pendant mon absence.

Il me manquait déjà : je ne l’avais pas revu dans ce bistrot après sa récente réouverture. Je l’avais croisé à la terrasse de l’autre bistrot, et surtout, je l’avais croisé sur le chemin de l’île, son île. Il n’était pas en forme, Léon. Il était tombé peu avant, et il avait un gros bobo au cou. J’avais eu immédiatement la pensée qu’il n’allait pas tenir le coup. Qu’il n’allait pas passer l’été sur sa Riviera. C’est comme ça qu’il appelait cette langue de terre qu’on appelle l’Île, l’été. Il m’avait décrit un jour son île sous le soleil, la beauté de ces paysages de Loire. C’était ses vacances, à lui, l’été dans l’île. Il était né là, dans cette maison qu’il habitait encore il y a quelques jours. Il n’avait jamais quitté cet endroit qu’il chérissait par dessus tout. C’est là qu’il « a passé », comme dit Blanche. « Passé, trépassé », ajoute-t-elle. Il s’est éteint tout doucement, entouré de proches, des habitués du bistrot.

Léon m’avait appris les oiseaux de l’île, les hérons cendrés, l’aigrette blanche, les migrations. On disait de lui qu’il était le maire de l’île.

Quand je le croisais, et que je lui demandais « Ca va Monsieur Léon ? », il répondait avec un sourire amusé : « …avec les pieds ». Ca me faisait rire. Il allait ainsi, avec ses pieds, de chez lui au bistrot, d’un bistrot à l’autre. Tout comme il avait été travailler dur, avec ses pieds, une bonne partie de sa vie.

Ce jour-là, Blanche me dit : « Il ne s ‘appelait pas Léon, il s’appelait Michel… C’est son patron qui l’avait appelé comme ça ; il y avait déjà cinq Michel dans l’entreprise ».

Émotion : ce nom d’ouvrier, il l’a donc gardé jusque-là, jusqu’à ce terme de sa vie, Monsieur Léon.

Je le connaissais penché sur son verre de rosé, le matin de bonne heure. Il lui arrivait de plaisanter « Rosa rosa rosam, rosae rosae rosa, rosae rosae rosae, rosarum rosis rosis ». La chanson de Brel lui venait aux lèvres, à ces lèvres qui sirotaient le rosé du matin.

J’espère pouvoir aller lui rendre un dernier hommage, à M’sieur Léon. Je lui porterai une rose, une rose rose, couleur rosé, une rose d’Anjou ou de Touraine, au bon goût de par chez nous.


25 avril 2014

La halte


Françoise Tomeno
25 avril 2014

Une toute petite maison, au bord d'un tout petit étang, à 1 kilomètre d'un tout petit village.

Lorsque j'ai su que ce serait là que j'irais passer mes vacances, j'ai voulu savoir s'il y avait encore des commerces, un bistrot. Sur un site dédié à la cuisine française, j'ai trouvé: 

"Dernier commerce de C., l'assiette de C. a été repris depuis 2007 par Françoise qui a redonné un nouveau souffle de vie à ce petit restaurant traditionnel et qui effectue également des repas de famille.

Directeur : Françoise

Nom du Chef : Françoise
Passe sa vie en cuisine"

L'affaire m'a paru sympathique.

Dès le premier matin, j'y fus prendre mon café. Le temps était beau bien que froid, c'est avec plaisir que j'y suis allée à pied. 

Il faisait chaud dans la salle du bistrot, je me suis approchée du poêle, il était éteint. La chaleur provenait de la cuisine où s'affairait Françoise, cuisine ouverte sur la salle par une sorte de passe-plats. Françoise venait de me servir à côté, parce qu'elle n'est pas qu'aux fourneaux, Françoise. Elle tient également l'épicerie qui jouxte le restaurant/bistrot. 

Françoise est là, efficace, passant de la cuisine à l'épicerie, de l'épicerie au bar, du bar au restaurant. Elle ne chôme pas, Françoise.

Quelques mots échangés, un vrai accueil, qui sait ne pas trop en faire, qui le fait bien et qui donne envie de revenir.

Et je suis revenue, tous les jours, sauf le jour de fermeture.

Un jour, j'y suis venue déjeuner, puis dîner la veille de mon départ, pour fêter ces jolies vacances. 

J'avais annoncé ma venue, et voilà que j'apprends que, le soir, c'est pizzas. Et moi, j'ai une sorte d'intolérance au froment; alors, malgré mes origines italiennes, la pizza, ça n'est pas pour moi. Lorsque j'ai su ça, j'ai dit à Françoise que je ne pourrais pas venir.
Qu'à cela ne tienne, il resterait bien quelque chose du menu du midi, on se débrouillerait.

Ainsi, j'ai pu terminer mon séjour en passant chez Françoise me réchauffer, à la chaleur de ses fourneaux, à la chaleur de sa disponibilité, de sa gentillesse, de sa serviabilité, à celle de son accueil. Lorsque j'ai quitté le restaurant, Françoise m'a demandé si j'étais sur le départ; comme je lui répondais affirmativement, elle m'a souhaité bonne route, bon retour, et elle a ajouté: "Vous reviendrez nous voir".

Que oui, Françoise, je reviendrai.
J'ai ajouté que je passerais le lendemain matin, sur le trajet, acheter de l'excellent fromage de chèvre et des fraises, et que j'en profiterais pour prendre mon café.

Cette halte chez Françoise s'est trouvée en harmonie avec la halte dans la vie qu'a représenté pour moi cette semaine, dans la toute petite maison, au bord du tout petit étang, à 1 kilomètre du tout petit village. 

Au passage, j'aurai découvert la vertu du mot "halte", que l'on emploie si peu. Peut-être ne savons-nous plus faire halte?

14 avril 2014

Dis-donc, Chouchou

Françoise Tomeno
14 avril 2014

"Dis-donc, Chouchou, tu prends quelque chose ou bien t'es v'nu ach'ter l' comptoir!"

11 mars 2014

Le moule à manqué

Françoise Tomeno
10 mars 2014

"Le moule à manqué est un moule à bord haut. On l'utilise pour les génoises, les biscuits ou la tarte Tatin. Il en existe de plusieurs formes : rond, ovale, à bords lisses ou cannelés".



Mais aussi: 
"On admire avec raison la beauté et l'artifice d'un moule où, la matière étant jetée, il s'en forme un visage fait au naturel ou quelque autre figure régulière"Bossuet, Conn. IV, 2

Moule: "Certain nombre de feuilles de vélin ou de parchemin entre lesquelles on met les feuilles d'or et d'argent".

*************

Elles sont là depuis des années, figures et visages au naturel, dans ce lieu qu'elles ont animé depuis tout ce temps qu'elles l'ont "repris", après Colette. 
Elles ont été là, avec leur belle présence, leur attention, leurs humeurs, faisant des rencontres qu'elles ont suscitées des feuilles d'or et d'argent qui brillent telles de rares lucioles, de celles qui font la vie précieuse.

Ce matin encore j'y étais. 
Jean-Louis est arrivé, toujours la tête dans les nuages. Il était cependant bavard, Jean-Louis. Il a échangé quelques mots avec Pierre. 

Angèle était au comptoir.



"On fait une fête vendredi pour notre départ, Jean-louis" dit Angèle.
"Je viendrai" dit Jean Louis.

Jean-Louis, il est un peu à la ramasse, des fois ici, des fois là-bas très loin. Justement, il parlait des lieux où il avait habité. La place de notre bonne ville se trouvait être par un de ces tours de langage passe-passe, passera, passera pas, associée à je en sais plus quel pays très lointain, allez, disons la Macédoine, ça rimera avec la salade des mots.


Angèle répondait à Jean-Louis, accueillant ses paysages vagabonds. 

"Tu vas me manquer" dit Angèle à Jean-Louis.

"Vous aussi, vous allez me manquer" dit Jean-Louis, dont le regard  nomade avait trouvé ici asile..

Sourires, émotions, partages.

Angèle et Mimi vont bientôt quitter le comptoir. Bien sûr, d'autres viendront s'y glisser.
Mais elles vont nous manquer, elles vont me manquer.



Pierre a payé un deuxième café à Jean-Louis, accueilli avec sa ramasse, ramassé, rassemblé par tous ces accueils de l'âme.

Angèle est repartie à ses fourneaux. 

Moi, j'ai poursuivi ma lecture. 


Moule à manqué, tu nous a accueillies, accueillis, avec nos casseroles parfois pas reluisantes. Tu as transformé tout ça en bonne chose, en rires, malice et tendresse, ce qui n'empêchait pas les humeurs.


Bon, "les filles", vous allez vraiment nous manquer.


Allez, je m'arrête, je sens que mon coeur d'artichaut va fondre, dans le moule.....






15 février 2014

Alcools

Françoise Tomeno
15 février 2014

Il arrive que nous soyons là à la même heure, le matin. Elle à un bout de la banquette, moi à l'autre.

À force, on a fini par se saluer, discrètement, respectueusement.

On a chacune nos habitudes. Moi, c'est un crème, elle, un rouge, des goûts et des couleurs. Elle en a des couleurs, sur ses joues couperosées. 
Elle commence là sa journée. 

Parfois je ne la vois plus pendant de longues périodes, puis elle réapparaît. Quelques mots se glissent entre nous, la vie, pas facile.

Un jour, Daniel lui a apporté un verre d'eau avec le verre de rouge. Avec sa discrétion habituelle, il l'a accompagné de quelques mots, doucement, mots chaleureux et petit signe vers un avenir qu'il lui souhaiterait différent. Il est comme ça, Daniel.

Un matin, elle commande deux rouges d'un coup. Elle me regarde, regarde Daniel, et commente: "Parce qu'aujourd'hui c'est la dernière fois, je m'arrête! J'en ai assez!" On parle cure, non, elle se débrouillera toute seule.

Sourires, compassion.

Et puis je ne la vois plus pendant un moment. Jusqu'à ce que je la retrouve à nouveau à sa place, sur notre banquette. Je vois le verre de rouge. Nous ne disons rien, seulement notre bonjour respectueux.

La vie, pas facile.

30 janvier 2014

Parfois, le matin, un ange passe

Françoise Tomeno
30 janvier 2014

"Bonjour, ça va?"
Elle vient d'entrer dans son bistrot, elle en est la patronne. Le patron arrive toujours avant elle. Elle arrive souvent avec de grands cabas pleins de bonnes choses pour les plats qui seront servis le midi.  Elle salue de sa voix légère, douce, chantante, sa jolie voix de soprano. La formule n'est jamais tout à fait la même, c'est comme ça que l'on sait qu'elle pense ce qu'elle dit, qu'elle ne dit pas bonjour machinalement, pour être simplement polie.

Aujourd'hui, elle commence comme ça: "Bonjour, ça va?", un "ça va?" semblant s'adresser aux clients attablés près de l'entrée. Quelques secondes à peine, et elle précise: "... tout le monde?". Pour qu'on sache bien, d'un bout à l'autre du bistrot, que l'on a tous été accueillis. Et oui, elle s'enquiert de toutes et de tous. Elle est comme ça, Marie.

Un peu plus tard, après qu'elle ait posé sacs et manteau, je la vois passer. Elle a mis un T-shirt craquant, avec deux ailes argentées dans le dos. Un ange, Marie, oui, un ange. Kitsch, les ailes? Oui, mais les ailes de Marie disent sa légèreté préoccupée de l'autre, de ses autres, de ses hôtes.

On se salue plus personnellement, parce que nous, on se fait la bise. Marie vaque à ses occupations, je travaille. Je l'entends dire à Daniel: "Il faut que je trouve des fleurs". Je l'aperçois endosser son manteau et sortir.

Lorsqu'elle revient, je la vois à peine, je suis absorbée dans ma prise de notes. 

Et puis la voici à côté de moi, sourire aux lèvres, avec une belle rose blanche. C'est pour moi, cadeau, cadeau de l'ange. "Tu la mettras dans ton cabinet", dit l'ange.
Je l'ai mise dans mon cabinet, appuyée sur l'épaule d'un chanteur des rues, sculpture offerte par une amie. 

Parfois, le matin, un ange passe.

10 décembre 2013

Je vous lirais des poèmes?

Françoise Tomeno
10 décembre 2013

Elle demande qu'on l'appelle Chantal. C'est le prénom qui a les sonorités les plus proches du sien. Le sien, celui qui lui a été donné au Cambodge, son pays.

Elle tenait jusqu'il n'y a pas si longtemps un petit resto plutôt genre cantine: des tables modestement mises, une bonne nourriture, épicée cependant. Elle avait déjà apporté des améliorations, avait agrandi la salle, transformé l'épicerie restaurant en restaurant épicerie.
Elle avait à coeur de nous apprendre quelques mots de cambodgien, histoire de se dire bonjour.

Et puis un jour, resplendissant, le resto s'est déplacé de quelques dizaines de mètres, en a profité pour s'agrandir encore, la devanture s'est colorée de rouge et de doré, façon restaurants asiatiques comme on en voit partout. La cuisine, de cambodgienne, est devenue elle aussi asiatique, tous terrains, du Cambodge au Vietnam en passant par la Chine bien entendu, et la Thaïlande, pendant qu'on y est.

Surprise, je la trouve là sur le bord de l'entrée.
Salutations, je ne me souviens plus du tout du bonjour cambodgien. Ca la fait rire. Une vieille dame est assise à une table, elle veille sur deux énormes salades. C'est le printemps, Chantal est fière d'avoir trouvé ces grosses salades au marché. La dame, c'est sa mère. Elle semble endormie là depuis des siècles,  inséparable des salades qui ont elles aussi un air d'éternité.

J'ai, comme souvent, un livre à la main. 

"Qu'est-ce que c'est?" demande Chantal?
"Un livre de poèmes".
"Ah, comme j'aimerais qu'on me lise des poèmes... je parle le français, je ne sais pas le lire, J'aime beaucoup la poésie".
"Il faudrait alors que je vous lise des poèmes....".
"Oui, dehors, sur une pelouse. À l'ombre des arbres. J'écouterais là".


Chiche, Chantal? Je vous lirais des poèmes? 

J'ai déjà une idée du jardin. 

04 décembre 2013

Dis-don(c), l'Ange....

Bon, l'Ange*, tu vas veiller sur lui, sur notre café Comptoir, sur les Colette's?
T'as intérêt, tu sais, l'Ange. Parce que c'est un bon lieu. Un lieu où chacun va et vient à sa guise, le matin, ou le soir, dehors ou dedans, avec ou sans cigarette, dans le bruit ou le silence, et puis dans la musique. On y a parfois ses humeurs, ses rires aussi. 

Moi, j'y aime les moments tranquilles, ceux où je peux lire tout en veillant au monde qui est là, le petit monde de par là, avec ses confidences, ses retraits, ses p'tits bonheurs, ses p'tits malheurs. Parfois passe un grand bonheur, ça ne fait pas de bruit pour autant, mais ça passe. Tout passe, d'ailleurs. Parfois passe un grand malheur, ça ne fait pas de bruit non plus, ça se partage cependant. 

"Il faut de tout pour faire un monde", proverbiait Raymond Queneau, qui disait un peu plus loin "Il faut des milliards de secondes, il faut chaque chose en son temps". Eh bien dans ce monde de là-bas, du Café Comptoir de chez les Colettes, il y en a des milliards de secondes, il y en a des choses, en son temps, et en d'autres temps.

Bon, l'Ange, t'as compris? Tu veilles? Et tu y veilles, à ce qu'il dure encore des milliards de secondes, notre Café? 
"Chaque chose en son temps", tu dis? C'est son temps maintenant, au Café Comptoir, au café Colette. Maintenant, pas demain.

* C'est l'Ange du Café, bien sûr!




DONS ICI: http://fr.ulule.com/reprenons-le-cafe-comptoir-colette-appel-a-soutien/





15 octobre 2013

La brioche à Marie

Françoise Tomeno
16 octobre 2013

De petites perles de rosée venaient se poser sur le bord de mes paupières inférieures. Je n'y pouvais rien, elles surgissaient par vagues. Puis elles séchaient et, très vite, étaient remplacées par une nouvelle vague. Je n'avais pu les cacher à Marie, je ne le voulais d'ailleurs pas. Ni les montrer, ni les cacher, ni essayer de les ravaler, comme on dit.

Marie avait vu, j'avais dit. J'avais dit le départ. Elle allait avoir 98 ans, on s'y attendait, et puis... non, on ne  s'y attendait pas, je ne sais pas. Elle avait toujours tout géré, elle avait géré ça aussi. C'était tout frais.

Daniel avait vu aussi, à la périphérie de son regard; il est comme ça, Daniel. Si discret qu'on dirait qu'il ne voit pas, qu'il n'entend pas. J'ai appris à connaître le contraire. Nanard aussi s'était aperçu de quelque chose, un petit mouvement inhabituel de sa tête me l'avait fait savoir.

Ce matin-là comme tous les autres, j'ai pris mon grand crème. Le service était précautionneux, comme si j'allais me casser.

J'étais bien ici, j'étais à l'abri. À l'abri de quoi? Je ne sais pas, à l'abri, le mot se suffit à lui-même. J'avais du temps, je n'avais pas envie de partir de cet abri. J'ai demandé un autre crème. C'est Daniel qui s'en occupait. J'ai alors entendu la jolie voix de Marie, sa voix qui chante: "Daniel, tu ne mets pas de speculos à Françoise. Je vais lui donner un petit bout de la brioche".

C'est Marie qui m'a apporté le crème, avec le morceau de brioche. "C'est de la brioche que j'ai été acheter à la boulangerie à côté. Vous allez voir, elle est bonne".

C'était vrai qu'elle était bonne, la brioche à Marie. Bonne comme son attention, comme ses mots; j'avais l'impression qu'il coulait à l'intérieur de moi de la douceur, de la bonté, des paroles de réconfort.

Les gouttes de rosée s'étaient apaisées, absorbées par la brioche. 
Un petit bout de sourire les avait remplacées.

Le mandarin noir

Françoise Tomeno
16 octobre 2013

C'est la fin du mois d'août, le bistrot vient juste de réouvrir. Le patron assure, la patronne est encore en vacances.

Il arrive, comme tous les matins, et me salue. Ca fait un bail que l'on ne s'est pas vus. Il me demande si j'ai lu le fameux livre dont il m'avait parlé, un jour où j'avais été surprise de la qualité de notre échange. C'est lui dont je vous parle parfois, qui fait la manche dans le quartier. Il vient boire sa bière dès le matin, seul ou avec une connaissance. 

"Alors, vous l'avez lu, Le Mandarin Noir?".

Ben non, je l'ai pas lu, Le Mandarin Noir. Autre chose à faire, autre chose à penser. L'auteure de mes jours a choisi de partir en voyage il y a deux semaines tout juste. Un grand voyage. Cela faisait un moment qu'elle ne se déplaçait plus; mais là, elle y est allée, carrément. Et pas un petit voyage, un grand voyage, le plus grand voyage du monde, celui qu'on fera tous un jour. On y pense, parfois, et puis on n'y pense plus. 

Je lui dis, à mon ami du bistrot. 

Alors, la main droite toujours attachée au verre de bière, il lève la gauche, et, grave: "Mes excuses, je ne savais pas. Condoléances". Et, avec pudeur et discrétion, il s'en retourne s'attacher des deux mains à sa bière.

Mon ami du bistrot sait, c'est bien.

Je lirai Le Mandarin Noir, plus tard.

Chou(qu)ette

Françoise Tomeno
16 octobre 2013

Je suis venue de bonne heure ce matin, Lulu n'était pas encore arrivée. 

Il pleuvait des cordes, comme on dit, et je n'avais pas l'intention de filer ma balade le long de le Loire. Je me suis donc plongée avec délices dans la lecture d'un livre de Gilles Lapouge, "Utopies et civilisations". J'adore!
J'adore Gilles Lapouge et son incomparable style où la poésie le dispute à la culture et à la géographie. Si si, à la géographie; c'est un rois des "lieux", il en parle si bien. 
J'adore ce livre, je l'avais déjà lu il y a bien longtemps.

Lulu arrive. je lui passe la Nouvelle République, le journal local, que j'avais parcouru avant de foncer tête baissée dans mon livre. Je la lui passe, mais seulement après qu'elle ait installé très confortablement sa petite chienne Justine sur la couverture qu'elle transporte toujours quand Justine est avec elle.

Et puis voici un  nouveau, un  nouveau pour moi dans ce bistrot. Seulement dans ce bistrot, parce qu'il m'est familier. Lorsque je travaillais dans le quartier, je le croisais parfois, lunaire. Il semblait entouré d'un nuage de coton très doux. On aurait presque pu palper le nuage.

Jean Louis, il s'appelle. C'est Mimi qui, en lui disant bonjour, me l'apprend. Il va bien, Jean-Louis. "juste un peu humide" précise-t-il en répondant au "Bonjour Jean-Louis, ça va?" de Mimi.

Il dégage quelque chose de ralenti, de doux. Il est là et il n'est pas là. 

Mimi, elle, est bien là, c'est elle qui est de comptoir ce matin-là.

Nous sommes absorbés, qui dans la Nounou (la Nouvelle République...), qui dans son nuage de coton très doux, qui dans ses Utopies. Nous n'avons pas vu Mimi enfiler sa veste. 
"Quelqu'un a besoin de quelque chose à la boulangerie?", interroge Mimi. Sourires, et ... non, personne n'a besoin de quelque chose à la boulangerie. Lulu s'inquiète de ce que Mimi n'emporte pas de parapluie. La pluie n'a pas cessé. "Je passerai à travers les gouttes" dit Mimi en franchissant la porte.

Lorsqu'elle revient, non seulement elle est passée à travers les gouttes, Mimi, mais elle a trouvé quelque chose à la boulangerie. Nous n'avions besoin de rien? Peut-être bien. Mais Mimi nous offre, à chacun, une chouquette. 

C'était chouette, ce matin. Et chacun, chacune, avec ou sans nuage, a goûté ce présent partagé. 

Il pleuvait des cordes et des chouquettes.