Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

01 mars 2016

Un café pour le philosophe

Françoise Tomeno
1er mars 2016

C'est Mahmoud. Mahmoud qui a retrouvé son survêtement mal ajusté et la courbure qui  le fait foncer droit dans sa vie, et droit dans celle des autres par la même occasion. Mahmoud qui, mystérieusement, en tout cas pour moi, s'était redressé pendant toute une période, avait la posture et le regard qui affrontaient le monde.

Il rentre dans le bistrot et fonce vers le présentoir des jeux sans regarder rien d'autre. 

Un jeune homme que j'ai déjà vu ici, et qui porte dans ses yeux le même arrière-pays que Mahmoud, entre et va vers le comptoir où officient Marlène et Georges.

Mahmoud, lui, s'avance vers l'autre comptoir. C'est le comptoir des jeux, c'est le comptoir  derrière lequel se tient le patron.  Et il tient bien ça, le patron (je ne sais même pas comment il s'appelle, le patron. On ne l'appelle pas de loin, on vient le voir directement à son comptoir).

Mahmoud, semblant ne s'adresser à personne en particulier, toujours la tête droit devant lui, annonce: "Un café pour le philosophe".

Le philosophe, c'est le jeune homme qui vient d'entrer. J'avais déjà entendu Mahmoud le qualifier ainsi. 

Mahmoud, avec cette espèce de fausse innocence qu'il semble parfois afficher, est celui qui dit certaines vérités dans ce bistrot. Tout comme il qualifie ce jeune homme de philosophe, il lui arrive, et c'est bien le seul, de donner des nouvelles du monde, des conflits du monde, des paysages du monde qu'il et qu'ils connaissent bien. Et il n'épargne ni les tyrans ni les  fous de dieux.

Mahmoud, le crieur de vérité.


Restez avec nous, Madame

Françoise Tomeno
1er mars 2016

Il fait partie des hommes à casquette. 

En somme, les hommes qui fréquentent ce bistrot pourraient se ranger en deux grandes catégories: les hommes au teint clair, qui, pour beaucoup, portent casquette, les hommes au teint mat qui, s'ils sont jeunes, portent bonnet ou capuche, s'ils sont plus âgés, vont la tête découverte.

Les hommes au teint clair ont tous un certain âge, les hommes au teint mat ont tous les âges.

J'avais eu l'occasion de saluer cet homme-là alors qu'il était attablé avec des compagnons.

Après un bref passage au bistrot, je prends le bus pour me rendre à mon travail. J'aperçois notre homme à casquette déjà installé, il a dû monter à l'arrêt précédent. Ensemble, nous nous saluons, nous nous sommes reconnus.

Voulant m'installer à une place libre peu éloignée de celle de notre homme, je perds l'équilibre au moment où le bus redémarre. "Restez avec nous, Madame!", et il se marre. Moi aussi.... 
Ma foi oui, cher Monsieur, je vais rester avec vous, avec vous tous qui fréquentez le bistrot devenu "mon" bistrot.

Lorsque je quitte le bus, avant lui, il est évident pour nous deux que nous nous disions au revoir et que nous nous souhaitions une bonne journée.



C'est Byzance

Françoise Tomeno
1er mars 2016

Je rentre par l'autre porte, celle qui donne sur l'avenue. 


Je n'ai pas encore eu le temps de m'installer qu'un habitué, portant casquette comme beaucoup, me salue. C'est bien la première fois qu'un client me salue le premier. J'en suis toute chose. Il est attablé avec trois autre hommes, dont un porte une casquette lui aussi. Je salue la compagnie.


Mahmoud est avec eux. Mahmoud, qui depuis quelques temps délaissait le survêtement mal emmanché pour des vêtements un peu plus chics, et avait profité de ce changement pour se redresser, Mahmoud qui ne fonçait plus la tête la première dans... dans quoi, au fait? Dans la vie peut-être, en tout cas dans la sienne?  Bref, Mahmoud est installé avec eux, et je dois presque le déranger pour m'installer à une table qui, l'air de rien, est en train de devenir "la mienne"... Mahmoud dont j'ai toujours eu l'impression qu'il ne me voyait pas, que je ne faisais pas partie de ses paysages.


Et bien le même Mahmoud ayant entendu un compagnon de tablée me saluer, se tourne légèrement vers moi, et, d'une voix tout juste audible de moi et de sa tablée, m'adresse un vrai bon bonjour.

J'ai bien commencé ma journée. 



La pudeur à Bébert

Ma chère Hélène,

j'ai donc repris mon "travail". 

Lorsque je suis arrivée, Bébert était assis au fond du bistrot. Un homme portant lui aussi casquette s'approchait de lui.

"Dis-donc, t'es triste, Bébert!".

Bébert ne laisse pas respirer son interlocuteur et lui renvoie: "C'est toi qu'es triste". Je n'entends pas la suite. 

Peut-être que Bébert il est triste parce que Riri, son frère, il est encore à l'hôpital? Allez savoir. 

De toute façon, Bébert, il a de la pudeur, et faut pas qu'on lui lève le voile, à la pudeur à Bébert. Faut juste qu'on lui foute la paix.

Tu avais souri, Hélène, lorsque j'avais dit que j'avais pris un peu de "vacances" en n'allant pas dans le bistrot de mon quartier pendant une semaine. J'avais ajouté: "Je reprends mon travail cette semaine". Tu avais souri, ri, que j'appelle ça du travail.

Je pense à ton travail à toi, avec ces autres personnes humaines que tu accompagnes, chez les fous. À ces petites rencontres parfois si fugaces que l'on peut les louper si on n'y prend pas garde, si l'on ne reste pas en éveil. 

Françoise Tomeno
1er mars 2016



La France Profonde

Françoise Tomeno
1er mars 2016

Il est grand, beau comme un dieu. Les yeux et la barbe très noirs, il a quelque chose du Commandant Massoud. Son chapeau à lui est un simple bonnet. Il a entre vingt et vingt cinq ans.

Il apparaît à la porte d'entrée du bistrot, avec un petit sourire, une certaine nonchalance.

" Bonjour la France profonde".

C'est vrai, ici, dans ce bistrot, c'est la France profonde. Ce matin comme beaucoup d'autres, elle est mélangée, métissée.

Quelques minutes plus tard, il est assis à côté d'un homme tout jeune lui aussi, occupé à un de ces nombreux jeux qui se pratiquent quotidiennement dans ce bistrot. Un jeune homme qu'une femme plus âgée, au teint plus clair, assise à la table voisine, taquine en le tutoyant. Je parierais que les enfants de cette femme sont allés à l'école du quartier avec ce jeune homme.

Notre nonchalant, lui, s'est retourné et s'est adressé à une autre dame du même genre que la précédente: "Bonjour madame. Ça va?".
Un ton d'enfant qui tranche avec la barbe fournie et noire. La dame se demande à qui il parle, elle s'assure que c'est bien à elle.

La vie ordinaire d'un quartier ordinaire.

28 janvier 2016

C'est magnifique!

Françoise Tomeno
28 janvier 2016

" Bonjour Messieurs Dames".

La voix est joyeuse, forte, engageante, souriante.

Celui qui vient d'entrer dans le bistrot est assez jeune, de taille moyenne, il porte un manteau de drap de laine de couleur foncée, il a une allure décidée. Ça me plaît, je lui adresse un bonjour discret, nous ne nous connaissons pas, et je pense qu'il salue plus particulièrement les autres personnes un peu plus habituées des lieux que moi.

"C'est magnifique! Vous êtes magnifiques... les anciens! Vous êtes tous là" ajoute-t-il.

Je m'attends à un accueil chaleureux.
Seuls quelques bonjours peu convaincus lui répondent. Il ne semble pas s'apercevoir de cet accueil sans enthousiasme et se met à discuter avec un client qu'il semble bien connaître, un jeune prenant peu soin de sa personne, à l'air paumé. Il l'engage à aller se changer, il peut lui prêter des vêtements, etc. Tout ça toujours de sa voix forte. 

Puis il interpelle la patronne, toujours avec ce même ton enjoué, je ne comprends pas de quoi il retourne, mais elle lui répond sèchement. Je perçois des coups d'oeil dans l'assistance. Visiblement, il agace.

Quel passé ici? Quel passé dans le quartier?

La conversation avec la patronne continue, cela  paraît s'arranger, ça sourit, ça rit un peu. On dirait que la patronne l'a remis à sa place et qu'ils ont pu renouer un petit bout de lien. 

Il repartira assez vite, sans s'être assis, sans avoir consommé.

Je ne l'avais jamais vu avant, je ne le reverrai plus jamais après.

Mystère.....


22 janvier 2016

La semaine dernière

" La semaine dernière,  j'avais plus d'argent pour faire à manger. J'ai fait comme mon grand-père: j'ai fait chauffer du lait avec du sucre " .

Ce vendredi 22 janvier  2016, 9h10, dans le bistrot d'un quartier populaire d'une grande ville, en France. 

Françoise Tomeno

28 décembre 2015

On est fermés jusqu'à lundi

Françoise Tomeno
28 décembre 2015

Venir régulièrement, venir souvent. 
Saluer, toujours, même si personne ne répond. 
Veiller... veiller à quoi, au fait?
À tout, à rien, à l'ambiance, aux passages, aux mouvements, aux regards, francs, furtifs.
Être là.

Et puis un jour, un "Au revoir Messieurs Dames" reçoit sa réponse, c'est Marlène, la patronne. 

Et puis un jour, le crème habituel arrive sans avoir eu besoin de le commander, par la grâce de Marlène, à peine eu le temps de m'asseoir.

Et puis un autre jour encore, c'est un sourire de Georges, le serveur, un sourire qui frise la pudeur. 
Geroges se met à dire "Un crème?", et je réponds "Comme d'hab.".

Plus tard, c'est le patron qui, au "Au revoir Messieurs Dames, bonne journée" lancé à la cantonade, répond "Au revoir Madame, bonne journée". Le patron au sourire aussi pudique que celui de Georges. La pudeur des hommes, c'est peut-être un caractère sexuel secondaire de ce côté-ci du monde.

Par la suite, Marlène viendra me demander si ça va, j'en ferai autant, je ne sais même plus laquelle de nous deux a commencé.

La permanence de la présence engage une femme, puis une autre, à m'entretenir, certes très brièvement, de ses maux de dos, du temps qu'il fait, des vêtements choisis
Les messieurs sont plus discrets. Un regard, un salut, c'est déjà ça, peut-être est-ce même beaucoup, dans ce quartier coupé en deux par une avenue qui marque la frontière entre les classes sociales. 

Le bistrot est essentiellement fréquenté par les habitants des grandes barres, parmi lesquels les plus pauvres doivent, à partir du 15 du mois, aller chercher à manger à la banque alimentaire du comité de quartier. Ici, toutes les couleurs sont permises, du blanc au noir. Ça cohabite au comptoir, à certaines tables. Souvent, on me dit "il ne doit pas y avoir de femmes", venant ainsi au secours de mon discours qui explique que je fais tâche dans le bistrot. Mais si, il y a des femmes, il y en a toujours, et encore plus le samedi. Ce jour-là, des femmes d'un certain âge se retrouvent au son de tonitruants "Bonjour les filles". Retrouvailles pas gênées du tout dans ce bar de prolos. Je devrais plutôt dire "de chômeurs". Parce que ce qui fait la différence dans la fréquentation du bistrot, ce n'est pas la couleur de la peau, c'est le contenu du porte-monnaie.


Je me suis donc obstinée, et toute petite différence ensoleillait ma journée.

Est arrivé ce jeudi 24 décembre 2015. Petit crème du matin, comme d'hab. Je sors avec mon  "Au revoir Messieurs Dames", comme d'hab. J'avais déjà franchi à moitié le seuil de la porte quand je vois plus que je n'entends Marlène me faire signe: "Vous savez, on est fermés jusqu'à lundi".

Par la grâce des dieux, celui des chrétiens fait homme, autrement appelé Jésus, dont on célèbrera la naissance demain, et Allah lui-même, dont on célèbrera ce même 25 décembre la naissance du prophète Mahomet, j'avais été suffisamment adoptée pour recevoir cet égard de la patronne.

Inch Allah, à la grâce de Dieu.





08 novembre 2015

Bébert and Bébert

Françoise Tomeno
8 novembre 2015

Vous vous souvenez? La patronne veille sur Bébert. Faut pas qu'il boive un godet de plus, Bébert. J'ai appris depuis que ce sont des godets de bière qu'il boit, Bébert. Faut pas que ses potes lui paient un verre de plus. Un seul verre, a dit la patronne.

Vous vous souvenez? Il était parti fâché, Bébert: "Puisque c'est comme ça, je r'viendra pas!", qu'il avait dit, Bébert. Et quelques minutes plus tard, je l'avais revu dans un coin du bistrot, en compagnie, regardant vers le comptoir.

Aujourd'hui, je suis absorbée dans la lecture de mes messages. J'entends juste "Ben alors, les frères...". Je lève le nez vers le comptoir, et je crois tomber à la renverse. Je vois deux Bébert. Bébert 1 et Bébert 2. Si, je vous jure.

Même stature, même allure trapue, même vêtements, à quelque chose près: Bébert porte des vêtements d'une couleur un peu plus foncée que Bébert 2. Même casquette sur le crâne.

À y bien regarder, j'aperçois des différences. Le cheveu de Bébert 1 est un peu plus long, et surtout plus gras que celui de Bébert 2, et Bébert 1 porte moustache. 

Ça change tout!

Le Bébert à surveiller, c'est Bébert 1, au cheveu gras qui pendouille sur la nuque.

Et celui que j'avais vu revenu dans un coin du bistrot, si ce n'était lui, c'était donc son frère?

06 août 2015

Elle a tenu bon pour Bébert, la patronne (pour, ou contre?).

Françoise Tomeno
6 août 2015

Je les avais entendu en parler au comptoir, la patronne et quelques habitués. On parlait de Bébert, de son état de santé, même que ça se voit qu'il n'a pas bonne mine. La patronne disait fermement à ceux qui étaient accoudés là qu'ils devraient faire attention, ne pas proposer à Bébert une nouvelle tournée, ça lui fait du mal.

Ce matin, Bébert était au comptoir, en compagnie. Rien que des hommes (il y a toujours peu de femmes à cette heure au bistrot).

- La patronne: "Non, Bébert, je ne ten donnerai pas un autre. Tu as vu ta tête? Tu ne vas pas bien, tu es en mauvais santé. Ça va te faire du mal".
- Bébert: "Je vais très bien, sers-moi!"
- "Non, Bébert, ça n'est pas bon pour ta santé".

Alors Bébert pique une colère,: "Et bien je m'en vais!".

Il va jusqu'à la porte dont les battants sont grand ouverts, il va faire chaud encore aujourd'hui. Il se retourne: " Puisque c'est comme ça, je r'viendra plus!!!". Et il s'en va, Bébert, privé de compagnie pour raison de santé.

La conversation s'engage au comptoir. Tous cette fois sont unanimes. Bébert, il veut pas le reconnaître qu'il est malade. Pourtant, il est fatigué, il est tout pâle, il n'arrive même plus à parler des fois. Etc... La patronne précise qu'elle lui en sert un, "comme ça" dit-elle comme pour s'excuser. Mais pas plus. 

Je reprends mes rêveries du matin. Au moment où je m'apprête à partir, qui je vois installé à une table, loin du comptoir, mais en compagnie? Oui, Bébert, lui-même, personnellement. Il ne converse pas avec la compagnie. Il regarde fixement, presqu'avec ferveur, vers le comptoir. Comme s'il cherchait le regard qui va s'apercevoir qu'il est revenu, malgré tout, malgré la fermeté de la patronne. Malgré, ou grâce à la fermeté de la patronne? Parce qu'elle prend soin de lui, la patronne. 

Ça vaut peut-être la peine de trouver autre chose à boire que... 

Que quoi, au fait? Je ne sais pas ce qui lui fait tant de mal, à Bébert. Un petit blanc? Un café?

En tout cas, ce que je sais, c'est qu'il a, dans la place, une vraie amie pour qui sa santé à lui vaut plus que l'argent qu'elle gagnerait en lui servant sa consommation.

Bébert, quelle chance vous avez, savez-vous? 

01 août 2015

L'Ancien

Françoise Tomeno
1er août 2015

Il est souvent là. Il n'a pas de place attitrée. Il s'installe dehors, sur l'une des deux terrasses du bistrot, en été, l'hiver, à l'intérieur, ici ou là.

Il reste toujours un long moment, on vient le voir. On vient s'installer en face de lui. Si la place est occupée, on prend l'une ou l'autre des places restées libres. On lui parle. Il écoute, il parle parfois, toujours calmement, le ton discret, "jamais un mot plus haut que l'autre", comme on dit.

La conversation peut circuler entre tous, il semble toujours en être le destinataire principal. Il a des vertus naturellement apaisantes, en particulier pour Mahmoud, qui compte sur sa présence pour s'installer auprès de lui et arrêter ce mouvement d'inquiétude qui le porte toujours ailleurs. On dirait qu'il vient se ressourcer auprès de lui, auprès de l'Ancien. 

Qui occupera cette place lorsqu'il ne sera plus là? Y aura-t-il même quelqu'un pour l'occuper?

17 mai 2015

Je suis allée au paradis

Oui, je suis allée au Paradis.
Et j'en suis revenue.

Les murs du Paradis sont rouges, si!
Des anges, par deux, tels des chauve-souris, se sont accrochés ça et là aux murs du Paradis. Occupés à converser entre eux, ils ne se soucient pas de vous. Pourquoi le feraient-ils, d'ailleurs, puisque vous êtes arrivés à bon port. Peut-être sont-ce là des anges gardiens ayant terminé leur travail? 

Mais alors se pose une question: lorsqu'un ange gardien n'a plus personne à garder, se trouve-t-il en congé? Au chômage? À la retraite?
Et pourquoi se rassembleraient-ils par deux?

Il y a d'autres personnes au Paradis (si tant est que les anges soient des personnes!). Une vieille femme tibétaine tire sur une sorte de cigarette, le visage maussade, un vieil homme tibétain portant casquette vous regarde derrière ses lunettes noires, énigmatique. Sûr que le Paradis, ce n'était pas ce à quoi ils s'attendaient, Boudha ne leur en avait rien dit.

Au Paradis, il y a un bar, avec des serveurs, si! Plein de serveurs, qui n'arrêtent pas de se relayer. Mais peut-être y sommes-nous restées très longtemps, au Paradis? L'éternité peut-être?
Tous sympathiques d'ailleurs, les serveurs. 

On peut y commander des tas de bonnes choses, je goûterai avec plaisir la soupe de patates douces à la coriandre, un régal. Elle est bienvenue, il fait très froid dehors. 

Et puis, au Paradis, il y a mon amie Françoise, pas revue depuis des dizaines d'années. Elle aimait justement le Tibet, qu'elle avait frôlé lors d'un de ses voyages en Inde. 

Nous nous sommes retrouvées là, assises au Paradis, à déguster nos soupes et nos souvenirs, nos avenirs aussi.

Et puis il nous a fallu quitter le Paradis: qui eût cru que cela fût possible?

Je retournerai un jour au Paradis. J'aimerais y retrouver l'amie Françoise. J'aimerais y retrouver les autres amies, les autres amis, qui avaient dû se cacher ce jour-là, je ne les y ai pas vus. 

J'aimerais y retrouver aussi toutes celles et ceux qui n'ont pas encore été y faire un petit tour. 


Je retournerai au Paradis, c'est sûr.

Françoise Tomeno
17 mai 2015

AU PARADIS Au Paradis

16 mai 2015

Bistrots à Cuba

CIENFUEGOS




TRINIDAD





REMEDIOS


Bistrots à La Havane




 




HOTEL SEVILLA, ancien hôtel d'Al Capone






Extraction du  Guarapo, le jus de canne







Les yeux fermés de Mustapha, ou la connivence

Françoise Tomeno
16 mai 2015

L'ancien, le vieux, est là, sur la terrasse. En face de lui, Mustapha, qui semble endormi. Les yeux fermés, il ne bouge pas. À leur table, deux autres hommes, l'un d'un âge intermédiaire, l'autre très jeune, habillé "jeun's", tout en noir, la casquette et les lunettes noires.
Une discussion tranquille de bistrot, apparemment, les occupe, sauf Mustapha, qui dort, donc.

Quoique?
En deux temps trois mouvements, ses yeux s'ouvrent, quelques paroles s'échangent; il se lève, rentre dans le bistrot, et là, hésite. Il a à peine le temps d'hésiter, l'homme d'âge moyen s'est levé, est entré dans le bistrot lui aussi, Mustapha le rejoint, l'homme lui donne de l'argent et ressort.

Et voici notre Mustapha en courses, au comptoir des cigarettes et des gâteries. Le patron lui montre un paquet de cigarettes, Mustapaha regarde son argent, le patron a l'air de conclure qu'il n'a pas assez. Discussion s'en suit. De quoi, de qu'est-ce.

Finalement Mustapha reçoit une petite boîte en métal, genre boîte à petits bonbons. Il sort et rejoint ses amis sur la terrasse.

Pour qui elle est la petite boîte de bonbons? Pour Mustapha? 
Non, pour l'ancien.

Tout en ayant les yeux fermés, Mustapha avait l'oeil.

Je pense au mot "connivence". Il vient du verbe latin connivere « cligner des yeux, fermer les yeux », au sens figuré, c'est la complicité.

Hum! Il me semble bien que cela soit d'actualité, chez ces gars là, la complicité, de celle qui fait du lien.   Et l'ancien, quelle place!

01 mai 2015


Protection rapprochée

Françoise Tomeno
30 avril 2015

Je m'obstine à fréquenter ce bistrot là. C'est celui de mon quartier, et il va bien falloir qu'un jour il m'adopte. Et pour qu'il m'adopte, pas d'autre solution que celle de  commencer moi-même par le faire. Pas facile, toujours ces différences de classe. Enfin, depuis que je m'obstine, la patronne a fini par me dire "un crème?", ce à quoi je réponds "oui, avec un verre d'eau". L'étape suivante, elle me dira "un crème avec un verre d'eau?", et la suivante encore, elle ne dira plus rien, elle m'apportera le crème et le verre d'eau.

Je bricole je ne sais quoi sur mon téléphone. Mais j'ai perçu du mouvement, annonciateur de perturbations dans ce lieu où tout semble d'habitude d'un rituel immuable. Les mêmes saluent les mêmes, s'assoient avec les mêmes, parlent avec les mêmes, jouent tous les jours aux mêmes jeux, espérant, chômeurs, précaires,  gagner un peu d'argent.

Mais aujourd'hui, ça castagne à la terrasse. Deux jeunes hommes en viennent aux mains, aussitôt ça se mobilise de partout. La patronne intervient auprès du plus gros des deux  et lui crie "laisse tomber Mustapha, tu vois bien qu'il a bu. Laisse". Mais Mustapha ne l'entend pas de cette oreille. Il se plaint, c'est l'autre qui l'a cherché, il ne va quand même pas se laisser faire.

Pendant ce temps-là, à la terrasse, quelques jeunes hommes, la trentaine, sont intervenus pour séparer les belligérants. Les uns s'occupent de l'un, les autres de l'autre. Mustapha oscille entre l'intérieur d'où lui parle la patronne, et l'extérieur où l'appelle le combat. Le jeune homme qui a bu est maîtrisé, avec beaucoup de douceur, par les autres jeunes hommes. Ils doivent le tenir ferme, parce que ça pourrait bien recommencer , il est hilare.

Notre Mustapha a l'air de s'orienter un peu plus vers l'intérieur, mais hésite encore.

Arrive un monsieur âgé, qui vient sans doute du même côté de l'avenue que Mustapha, du côté où règne la précarité. Il est bien mis, il vient s'asseoir à la table à côté de celle où je me suis installée. Mustapha le voit, hésite encore, à peine, et sans marquer de temps d'arrêt, s'en vient s'installer, sans plus de façons, en face du vieux. Oui, je dis "le vieux" avec tout le respect qu'il m'inspire. Parce que je pense que c'est de ça qu'il s'agit pour Mustapha, ou plutôt, que c'est comme ça que ça a agi. À peine installés l'un en face de l'autre, ils se parlent. Le vieux a un ton très clame, posé. Je n'entends pas ce qu'ils se disent, je vois juste le calme gagner Mustapha. Le vieux lui demande alors d'aller lui chercher quelque chose à l'extérieur du bistrot. Mustapha s'exécute, revient s'installer face au vieux, rend la monnaie. Un autre homme arrive, s'installe auprès d'eux, et voilà que la conversation s'engage à trois. Le sujet n'a plus l'air d'en être la bataille. Mustapha, protégé de lui-même, protégé de ce qui l'avait agressé, est maintenant en discussion ordinaire de bistrot.

J'ai été épatée, cher vieil homme, par votre talent.
Je ne l'ai pas moins été par celui des jeunes hommes qui ont entouré leur camarade imbibé, à la fois en le tenant ferme, et en lui parlant, eux aussi avec calme, voire avec douceur. 

Dans mon métier, on appelle ça la fonction contenante. Ici, c'est la vie, de celle dont on ne parle pas quand on parle des "quartiers".





30 avril 2015

Les pieds, bon sang, les pieds!

Françoise Tomeno
30 avril 2015

Ce n'est qu'en prenant mon manteau que je l'ai vue. Je ne l'avais pas entendue entrer, elle s'était installée juste derrière moi. Elle avait dû se glisser jusque là comme une ombre, elle semblait encore, inclinée vers sa tasse, toute petite, presque une ombre. Sauf le manteau aubergine qui ne faisait pas très ombre.

Un léger, tout léger mouvement de sa tête m'a indiqué qu'elle avait vu que je le regardais. Nos regards se sont frôlés, j'ai dit bonjour. Une esquisse de sourire, un autre petit mouvement, proche de l'infime.

Et puis, allez savoir pourquoi, mon regard s'est abaissé vers ses pieds que j'ai entrevus entre ceux de la table. De tout petits pieds, habillés de petites chaussettes beiges, au bout de très fines et petites jambes, plongés dans de tout petits chaussons noirs. Quelque chose à ce moment m'a bouleversée. Elle était là, posée et reposée sur ses petits pieds qui avaient dû la porter depuis bien longtemps sur les bords de la vie.

Elle buvait un café crème, avec un croissant. Ce devait être jour de fête. Je ne l'avais pas entendue commander quoi que ce soit. Le patron devait savoir, peut-être n'avait-elle pas eu besoin de dire.

C'était peut-être jour de fête. De ces fêtes qui donnent dans l'infime, le presque rien, l'indicible aussi.

Quelque chose là m'a bouleversée.


29 janvier 2015

Le mercredi, les pieds de M'sieur Léon

Françoise Tomeno
29 janvier 2015

C'était Léon. À l'imparfait s'il vous plaît, mes hommages Monsieur Léon. 
Il n'est plus là pour  nous dire: "ça va comme c'est m'né, avec les pieds". Mais il est toujours là, puisqu'on en parle encore.

Au début du mercredi-jour-des-enfants, Léon, il n'était pas content. Parce que pour lui, le p'tit rosé, c'était dès le matin, dès le matin de bonne heure, rosa rosa rosam, rosae rosae rosa.

Et puis il paraît que c'est devenu une sorte de jeu (ça tombait bien, c'était le jour des enfants). Et Léon redevenait enfant, et il jouait. Il jouait à prendre du rouge. Oui, du rouge, et pas du rosé. Parce que le sirop de fraise, c'est rouge, pardi!

Avec le rouge du mercredi, les pieds allaient plus droit. Plus droit que le lundi et le mardi, plus droit qu'ils n'iraient le jeudi, le vendredi et le samedi (dimanche?). Et il ne la ramenait plus, sa fraise, M'sieur Léon, attendu qu'il la buvait.

Le mercredi-jour-des-enfants, figurez-vous, ça finit à 18 heures. C'est bien le seul endroit du monde où un jour se termine à 18 heures. Les heures qui suivent, c'est du rab, du rab d'heures, où on joue à redevenir adulte. Alors à 18 heures, M'sieur Léon prenait son p'tit rosé, vive la langue latine, rosae rosae rosas  rosarum rosis rosis.

C'est ainsi que M'sieur Léon jouait toute la journée du mercredi. 
Et maintenant il est parti jouer au paradis, il l'a bien mérité.

Lulu, le retour

Françoise Tomeno
29 janvier 2015

Oh elle a eu du mal avec ça! Bien du mal. Ça n'était plus son bistrot. "Ils" lui avaient changé, "ils" avaient changé. Ça faisait longtemps que ce n'était plus l'ancienne patronne, mais elle avait pris ses habitudes, Lulu, avec "Les filles", "les filles" qui s'étaient installées derrière le comptoir à la suite de Colette. 

Et là, à nouveau, on lui changeait tout son paysage. Des gars étaient là. De temps en temps, son Lucien familier, qui servait certains jours  du temps des filles, reprenait du service, mais ça ne suffisait pas. 

Elle était ronchon. Vous me direz qu'elle est toujours ronchon. Ça n'est pas faux. Mais elle avait une façon d'être ronchon qui disait combien ce n'était pas facile, combien ce lieu comptait pour elle. 

Elle  venait quand-même le dimanche. Forcément, le bistrot d'à côté ferme le dimanche, alors! 

Et puis elle est venue le mercredi. Allez savoir pourquoi? Chez Roger c'est pourtant ouvert, le mercredi. Mais qu'est-ce qu'elle venait faire là le mercredi? Elle venait râler. Si si, râler. Parce qu'elle sait être râleuse. C'est même une façon d'être pour elle, un style, une façon incontournable d'habiter la vie. 

Et pourquoi elle venait râler, Lulu?  Je crois que j'ai trouvé. Parce que le mercredi, c'est le jour des enfants, jusqu'à 18 heures, et que le jour des enfants, c'est sans alcool, pas moyen de boire un petit coup de rouge, un petit apéro.

Alors tapis rouge pour Madame Lulu, de quoi râler jusqu'à plus soif, jusqu'à... 
Jusqu'à quand exactement? Jusqu'à 18 heures précisément. Parce qu'à cette heure là elle peut boire un petit coup? Oui oui. Mais pas seulement;

Parce qu'à cette heure-là, qui c'est qui prend son service au bar? Hein? Qui c'est?

Et bien c'est Lucien. Si, Lucien, comme je vous le dis. Lucien qu'elle chérit, son Lucien. Oh elle ne vous le dira jamais comme ça, mais ça se voit, ça finit même par se savoir. Lucien qui assure la continuité qui fait la sécurité. 
Alors retrouver du même  coup et Lucien et l'apéro, vous comprenez, c'est Byzance.

Au fond, tout n'a pas changé, finalement? Puisqu'il y a toujours Lucien, et Céline, et Gisèle....

04 décembre 2014

"Vous savez, hier"

Françoise Tomeno
4 décembre 2014

J'ai senti sa présence sur le côté, quelqu'un qui s'arrêtait et me regardait. Je m'apprêtais à passer commande pour mon repas de ce soir. Je me tourne vers là où ça me regarde, sourire, sourires... c'est elle, c'est madame K, avec ses yeux bleus, aujourd'hui souriants.
Des lustres que l'on ne s'est pas croisées. 

Elle s'approche, je l'embrasse: trop bien, trop contentes.

Je remarque d'emblée ses cheveux: pour la première fois depuis que je la connais, ils ne sont pas filasses-et-pourtant-brillants, ils sont d'un beau blond cendré, toujours brillant cependant. Et puis, dépassant de son pull gris, il y a le tee-shirt rouge. C'est que ça va bien, quand il y a du rouge, j'ai appris ça au fil du temps.

"Ca va? Vous avez mis du rouge, ça doit aller". Elle est rayonnante.
"Vous savez, hier...", le ton n'est pas interrogatif, non. Affirmatif à souhaits. Je sais, hier.

Hier! Mais je ne l'ai pas vue depuis des mois. Hier! 
Elle est comme ça. La dernière fois, c'était donc hier, et c'était sans doute, dans sa tête, au bistrot où l'on se croisait autrefois. Un autrefois d'une extrême et étrange proximité dans ce "hier"....

Alors qu'est-ce que je sais depuis hier? Eh bien que son kiné lui a dit: "Il y a plein de gens qui aimeraient être comme vous!", en forme, quoi. C'est vrai qu'elle a la forme, la forme debout sur ses pieds, elle que j'ai connue si recroquevillée, si enroulée sur elle-même.

La serveuse de la charcuterie/traiteur est allée patienter pendant notre conversation. Elle doit la connaître. Elle sait que cela peut-être long.

Je lui fais signe, et passe ma commande, un plat tout prêt, pas le temps de faire ma popote ce soir.
Alors "elle", Madame K, me dit avec une grimace de circonstance: "Oh!!!" d'un air de dire "C'est une commande de bourgeoise". Je  ris, je lui dis: "C'est une commande chic?". Elle réfléchit, fait la moue: "Non, une commande de princesse!" Et tiens!
"De princesse comme vous!". "Ah non!" dit la bouche, ah oui dit tout le visage.

Elle file vers sa vie, de princesse, grâce au kiné, merci Monsieur, et moi je vais payer ma salade composée. Je dis à la serveuse: "Je l'adore..., c'est un personnage".
Réponse de la serveuse: "Oui, c'est un personnage...".
Elle n'a pas l'air de l'adorer?

Vous: "Mais ça n'a rien à faire là, ce n'est pas une chronique de bistrot". Bon, d'accord. Mais c'était hier, au bistrot. C'est là que je l'ai rencontrée, que j'ai appris à la connaître. S'il n'y avait pas eu le bistrot de son hier, il n'y aurait pas eu cette petite luciole du jour.
Donc, c'est une chronique de bistrot, que vous le vouliez ou non...

03 décembre 2014

Des Chroniques de Bistrot à La Chesnaie

École De Psychiatrie Institutionnelle De La Chesnaie
Clinique de Chailles
41120 CHAILLES

Lundi 15 décembre de 21h à 23h, à la Haute-Pièce
« DES CHRONIQUES DE BISTROT »
Par Françoise Tomeno

« Ça commencé par une rencontre avec Jésus. Il fréquentait le même bistrot que moi. Ou plutôt non : je fréquentais le même bistrot que lui. Je ne m’en suis pas remise. Il m’a fallu écrire, et le goût d’écrire est arrivé par là-dessus. Écrire, oui, mais écrire ça. Ces rencontres de hasard, ces petites histoires d’humanité, drôles et graves à la fois, qui se passent dans les bistrots. Ce que j’ai fini par appeler des lucioles, empruntant ainsi à Georges Didi Hübermann, lui-même inspiré par Pier Paolo Pasolini.

Grâce à Jésus, je me suis mise à fréquenter les bistrots autrement. Il fallait être là dans une certaine vacance, se laisser surprendre par une parole, un déplacement, un léger changement dans les habitudes. Mais il fallait aussi qu’il y ait quelqu’un à qui le raconter.
Ainsi sont nées ces petites histoires de bistrot, ainsi se sont parfois noués des liens avec les uns ou les autres : Lulu, Léon, Michel, madame K...... »

Françoise Tomeno est la petite fille d’une tenancière d’estaminet dans le pays minier, et l’arrière petite fille d’un forgeron italien. Elle ne dédaigne aucun café, depuis le jus de chaussette façon cafetière posée toute la journée sur le fourneau d’une maison du Pas de Calais, jusqu’au ristretto le plus serré possible.
Son goût des petites choses se lie sans aucun conteste à l’attention portée au singulier, à la fonction diacritique, à la nécessité du récit à un autre pour faire vivre l’humanité de l’humain. Sa rencontre avec la Psychothérapie Institutionnelle y est pour quelque chose. Psychologue, elle occupe parfois la position de psychanalyste.


05 novembre 2014