Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

15 janvier 2012

DU PAVILLON HENRI IV AU BISTROT DE LA RUE DE LILLE, LES CAFÉS DE MON ENFANCE

Françoise Tomeno
15 janvier 2012

C’est d’abord comme un éclair. Comme un projecteur violent, qui éblouit. C’est une image, probablement celle d’un salon de thé. Tout y est blanc, nimbé de cette lumière violente. Il y a là une estrade blanche, un piano blanc, un pianiste habillé de blanc, des tables blanches, des nappes blanches. Je suis sur le seuil, et pourtant, dans l’image, il n’y a pas de murs, ni extérieurs, ni intérieurs. Je regarde  de tous mes yeux. Je ne suis plus qu’un regard immergé dans l’image, je fais partie de l’image, je suis éblouie. Je dois avoir dans les quatre ans. Je suis là avec ma maman, ma grand-tante Flora, et bien sûr ma sœur, l’inséparable compagne de jeux, et parfois de disputes…

Cette image est plaquée, dans mon souvenir, sur une autre image, celle du parc du Château de Saint Germain en Laye. Associée à l’image du parc, la sensation délicieuse des pieds qui foulent l’épais tapis de feuilles tombées dans l’allée du parc à l’automne.

Ce qui m’éblouit tant, c’est la musique, et le pianiste. Je suis entièrement avalée par l’image et la musique.

Et puis, dans mon souvenir, le pianiste se lève et vient donner aux deux petites filles que nous sommes des bonbons. Oui, un Monsieur donne à deux petites filles des bonbons. Jouissance. Jouissance dans la lumière, dans la musique, comme dans le « don » du Monsieur.

Éblouissement.


Ailleurs, plus au Nord, dans une petite ville du Pas-de-Calais qui se nomme Carvin, un bistrot, sombre dans mon souvenir ; au bout de la rue de Lille, en arrivant place de l’église. Cette église dont je n’apprendrai que des années plus tard qu’elle renferme une des plus belles orgues du Nord de la France.

Bistrot sombre comme les gueules noires qui rentrent de la mine, comme les terrils, comme la grisaille du Nord.

Pendant les vacances que nous passons "dans le Nord", ma soeur et moi allons le soir dans ce bistrot, avec « mon oncle Louis », ancien mineur, qui va y retrouver ses copains. Mon oncle Louis est sourd, depuis toujours, Enfin, nous, enfants, ne l’avons connu que sourd.
Mon oncle Louis boit  sa bière, et nous commande des diabolos grenadine, notre vin à nous. Nous regardons parfois la télé. Il n’y a pas encore de télé dans les foyers, et particulièrement dans les foyers du Nord, peu aisés. Les télés, on peut les regarder dans les vitrines des magasins qui les vendent, ou bien dans certains bistrots. Ici, la télé est dans le coin à gauche, dans l’endroit le plus sombre du bistrot. Ce soir-là, il y a un film sur Beethoven. Je ne connais pas ce musicien, je suis bien jeunette encore. 

Et me voilé embraquée dans cette petite image de la télé, brillante dans l’obscurité, je rentre dedans, dans le film, dans l’histoire de Ludwig Van Beethoven. Et mon souvenir ne garde qu’une image, le visage de Beethoven, l’air sombre, les cheveux en désordre, et qu’une idée : Beethoven, devenu sourd, continue de composer.

Pendant ce temps-là, le bruit rassurant du monde quotidien continue de m’envelopper : mon oncle Louis qui parle avec ses copains (il parle ? Mais je disais qu’il était sourd ! Bizarre), le diabolo grenadine est bien dans ma réalité. Je suis tout à la fois dans le film et pas dans le film. Naisssance du récit dans lequel on peut se projeter sans s’y perdre, du « on dirait que » si précieux de l’enfance.

On est loin de l’éblouissement du salon de thé premier.

Mais au fait, a-t-il existé, ce salon de thé ? Mon souvenir est tellement détaché de toute réalité que j’en doute. Il me faut demander à ma maman : oui, il a bien existé, oui, il était bien dans le parc du château, comme ma superposition d’images pouvait le laisser penser. Et je le retrouverai même sur internet. Je redécouvrirai un nom qui m’a été familier dans l’enfance, mais qui avait disparu de ma mémoire : le salon de thé était dans ce qui s’appelait le "Pavillon Henri IV". Aujourd’hui, dans ce pavillon devenu hôtel de luxe, il y a toujours un piano dans les salons, mais il est noir. Peut-être le piano éblouissant de mon enfance était-il noir, et s’est-il transformé en piano blanc du fait de l’éblouissement ?

Quant à la surdité de mon oncle Louis, qui recevait en écho celle de Beethoven, elle disparaîtra brusquement et complètement à la suite du décès de son épouse, « ma tante Solange », qui était une maîtresse femme, parfois rudoyante avec son Louis. Louis, l’ouïe, avait fermé ses écoutilles. Alors, dans le bistrot, il n’était pas sourd, avec ses copains ?

En tout cas, moi, je ferai de la musique une partie importante de ma vie, et je travaillerai avec des enfants sourds.