Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

18 juin 2012

ENTRE LA GRÂCE DE YULIANNA ET LA PUISSANCE DE GENGIS KHAN, LES EMBARRAS DE MONSIEUR GASTON

Ou, « comment passer une journée avec des accrocs »


Françoise Tomeno
17 juin 2012

La journée avait commencé de travers. J’avais fait le projet de partir un peu plus tôt pour pouvoir profiter du soleil  avant le concert de 11 heures. J’étais sur le point de partir, et comme toujours, je vérifie que le chat est bien là avant de refermer la porte. Rien, ni dans les chambres, ni dans le séjour, ni sur le balcon, ni dans aucun des lieux qu’il affectionne. Panique ! J’appelle, je cherche, rien. J’avais bien entendu un drôle de bruit à un moment, mais je ne m’étais pas inquiétée, j’avais pensé qu’il était dans un de ses moments de folie où il se lance sur le parquet pour atterrir sur un des tapis. Mais là, je me demande s’il ne s’est pas échappé, s’il n’est pas tombé du balcon. Je retourne dans une des chambres, je cherche sous le lit, rien. J’agite la petite balle au grelot, rien ne bouge. Je m’apprête à me relever, et un monstre me tombe dessus brusquement : Nez Jaune (oui, c'est le nom de mon chat), lui-même personnellement, vient de m’atterrir dessus à toute vitesse, et un matelas pliable posé sur le haut de l’armoire en a profité pour en faire autant. Il avait réussi à grimper, Dieu sait comment, tout là-haut, et était resté sourd à mes appels, jusqu’à ce que je constitue une sorte de palier d’atterrissage.

Bon, tout va bien, il est là, je peux partir tranquille, d’autant qu’avec tout ça, j’ai pris du retard. Arrivée devant ma voiture, je constate avec effroi que j’ai un accroc à ma tunique, avec les marques des griffes de Nez Jaune ! La chute a laissé des traces. J’ai le choix : soit revenir me changer à toute vitesse, ou, si je veux encore profiter un peu de cette arrivée magique à la Grange de Meslay, filer tout de suite, avec accroc. La tunique est large, je décide que ça ne se verra pas trop, et même, ça me fait rire de passer une journée ainsi.

Deuxième déveine : sur l’autoroute, absorbée dans Dieu sait quelles pensées, je rate la sortie pour aller à la Grange. Je ne m’en rends compte qu’après un certain temps. Il est de toute façon trop tard, il n’y a pas moyen de faire demi-tour avant la sortie de Château-Renault. Là encore, ça me fait plutôt rire. Demi-tour à toute blinde au rond-point de la sortie d’autoroute, je fonce, j’arrive pile au moment où les portes vont se fermer. Tant pis pour la magie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie, surtout quand on est tête en  l’air.

Je me demande ce qui va m’arriver d’autre dans la journée, parce qu’en général, quand ça commence comme ça, on peut s’attendre à une série….

C’est Yulianna Avdeeva, une toute jeune pianiste russe, qui est au piano. Magnifique de grâce, de sensibilité. Une « Pavane pour une Infante défunte », de Ravel, à pleurer.  Sortie de concert émerveillée. Je reste toute la journée, et j’ai réservé le repas du midi sur place. Le repas se déroule dans une des dépendances de la Grange. Nous voilà un bistrot éphémère à partager. Je me demande avec qui je vais déjeuner, j’aime ce genre de surprise. Je m’installe à une table où il n’y a pour l’instant qu’un couple, je les salue  de façon bien décidée. Nous échangeons quelques mots ; nous rejoignent alors quatre personnes qui sont ensemble : un couple d’un certain âge, une dame du même genre d’âge, et un homme plus jeune, genre fils de la deuxième dame.

C’est là que Gaston entre en scène. Gaston, c’est le Monsieur d’un certain âge. D’abord nous apprenons qu’il apprécie beaucoup le verre de Chinon servi avec le plateau-repas. Mais ça se gâte. Le Chinon, lui, réserve une surprise à Gaston. Il fait comme mon chat, il lui saute dessus et va tâcher son beau blouson couleur mastique. Bon, une petite tâche, ça devrait passer, comme mon accroc. Mais la guigne ne s’arrête pas là, et j’ai soudain l’impression que le mauvais sort qui s’en était pris à moi le matin vient de traverser la table subrepticement et est allé jeter son dévolu sur Gaston. Bingo ! Gaston, en essayant d’attraper la nourriture répartie dans plein de petites cases sur le plateau, essuie à plusieurs reprise la manche de son toujours beau blouson, couleur mastique, sur le gâteau au chocolat coincé dans un coin du plateau. Il faut dire que pour atteindre la viande froide, il faut imprimer des mouvements de contorsion au plateau qui requièrent une grande habileté. Bizarrement, je ne m’en sors pas trop mal. Mais Gaston, lui, se désespère de plus en plus : que faire avec ce gâteau au chocolat ? La scène dure un bon moment jusqu’à ce que l’épouse de Gaston lui propose de tourner son plateau de façon à ce que le gâteau se retrouve à l’opposé, soit vers elle. Euréka, le chocolat se calme, les tâches atteignent enfin un nombre fini.

Un peu plus tard, je retrouve Gaston, son épouse et leurs deux amis, dans la salle de concert, dans la Grange, juste un peu devant moi. C’est Joseph Swensen qui est à la baguette, avec l’Orchestre de Chambre de Paris. Au programme, Beethoven, Coriolan, ouverture symphonique. Joseph Swensen, au visage aux traits mongols, a une direction puissante. Il lance son orchestre comme Gengis Khan devait lancer ses cavaliers dans la steppe. En deux temps trois mouvements, je vois dans les musiciens une troupe de chevaux lancés avec force. Joseph Swensen, dans les mouvements ou les phrasés plus doux, danse avec la musique, comme s’il était sur un des petits chevaux mongols, au pas. Le mouvement, ici, est roi.

Je pense à Gaston et au sort que nous partageons lui et moi. Face à cette splendeur de la musique, nous sommes là, l’un et l’autre, avec nos accrocs, nos tâches, nos petites bizarreries. Comment supporte-t-il, Gaston ? En tout cas, il a toujours sur le dos le blouson mastique. Et moi l’accroc à ma tunique.

La vie est pleine d’accrocs, de petites tâches, qui font de nous des êtres ordinaires. Ca n’empêche pas, semble-t-il, de goûter l’extraordinaire, celui de la grâce, comme celle de Yulianna ce matin, ou de la belle puissance de Joseph Swensen et de son orchestre cet après-midi.

Et puis, il y a ce qui m’a accompagnée tout ce jour : le rire. Juste avant de repartir, j’ai voulu m’assurer de quelque chose. Il m’avait semblé avoir lu, sur un petit panneau posé sur la porte de la salle qui nous avait servi de bistrot éphémère, quelque chose, mais je me disais que ce n’était pas possible. Et bien si : la salle où Gaston s’était attrapé ses tâches s’appelait « La Vacherie ». Ça ne s’invente pas ?