Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

24 septembre 2012

De l'eau jusqu'au cou

Françoise Tomeno
24 septembre 2012

Il est petit, tout petit. Un certain âge, entre 50 et 60? Une casquette à rayures sur la tête, la moustache à la Jean Ferrat. Mais pas la posture à la Jean Ferrat. Non, pas droit, ni le regard adressé et engageant. Il est tout courbé sur son verre de rosé, comme enroulé. Il ménage juste un espace sur la table pour compter ses sous. Solange, de service aujourd'hui, est partie chercher des cigarettes chez Cyril. Ca lui laisse le temps de compter, à Léon, parce qu'il s'appelle Léon, oui, mais ça va lui laisser aussi le temps d'une rencontre, et d'un bavardage de saison.

Arrive Lucien, qui, après quelques mots de circonstance pour le salut du matin (il est à peine 11 heures), va s'asseoir à côté de Léon. 

La discussion s'engage. C'est l'automne, et le vent a soufflé cette nuit, des rafales, et de la pluie comme on n'en avait plus vue ni entendue depuis longtemps est tombée en trombes.

"Il est tombé plus de 19,5 kilomètres d'eau", dit Léon.

Je pense avoir mal entendu, ça peut arriver...

Mais Léon récidive quelques minutes plus tard.

Ben mince alors! Vous ne vous en êtes pas aperçus? Pourtant, je suis certaine que vous aviez de l'eau jusqu'au cou. Quant à Léon, c'est plutôt du rosé qu'il avait dans le gosier, jusqu'au cou.

Quelques minutes plus tard, je prends la route vers une de mes destinations préférées en Loir et Cher. Je jette un coup d'oeil sur ma droite, vers la Loire. Elle ne semble pas s'être aperçue que 19,5 kilomètres d'eau lui étaient tombés dessus. Elle ne frémit même pas. Mais à bien y regarder, j'apercevrai (je croirai apercevoir...) quelques gouttes de rosé(e) sur l'herbe au bord de l'eau. 

Sacré Léon, va! Quand on ne met pas de l'eau dans son vin, il faut faire attention, elle vous revient en boomerang, et en quantité, mazette!

10 septembre 2012

Je vous offre

Je vous offre cette page
page blanche 
pour y inscrire votre chronique de bistrot à vous.
Elle sera à ce blog comme la case vide du jeu du pousse-pousse
la case où ça manque, 
la case qui permet aux lettres, aux lettres de la parole et de l'écriture, d'advenir.
































***


30 août 2012

Et pourtant, elle tourne

Françoise Tomeno
30 août 2012

Au début je ne la vois pas, absorbée que je suis dans une conversation avec une amie de passage. 

Lorsque je l'aperçois, elle est sur la piste que les serveurs viennent de dégager pour la soirée Swing Musette. Ça valsera, on y dansera le tango et la polka.

Elle doit avoir 5 ou 6 ans. Elle porte une robe rose à volants. Elle tourne, vire, virevolte, sur la musique de fond du bistrot en plein air. Elle ne regarde pas si on la regarde, fait rare chez une petite fille de cet âge-là, qui danse. Les filles apprennent très tôt le plaisir d'attirer les regards.
Elle, elle semble s'en moquer éperdument. Elle danse pour le plaisir, pour le plaisir du mouvement, comme le font les tout jeunes enfants. Elle a gardé ça de son enfance.

Maman arrive, fait quelques pas avec elle. On dirait bien que maman voudrait ramener sa fille dans le groupe familial attablé un peu plus loin. La petite continue de tourner, avec sa maman certes, mais sa danse à elle, obstinément. Maman ne semble pas avoir ce même plaisir du mouvement, elle ne s'attarde pas, renonce à son projet de ramener son enfant au bercail. Peut-être a-t-elle perçu qu'il se passait là quelque  chose d'essentiel pour sa fille.

La fillette continue de tourner. Un peu plus tard, c'est papa qui vient esquisser quelques pas de danse avec elle. Il semble plus s'amuser que maman. Ils tournent et virent tous les deux, jusqu'à ce que papa retourne retrouver maman, légitime...

Et notre demoiselle poursuit ses cercles et ses courbes, elle est bien belle à voir.

Les grandes personnes avaient des idées, et pourtant, elle a continué de tourner, la petite à la robe rose à volants.

Session à La Guinguette

Françoise Tomeno
30 août 2012

Ce soir, je dîne avec une amie à La Guinguette au bord de l'eau. Mon amie vient de me laisser un message me disant qu'elle serait en retard, et que je n'avais qu'à boire un coup en l'attendant. C'est moyennement rigolo de boire "en suisse", même si j'ai des origines maternelles qui tirent par là-bas, je veux dire vers la Suisse. Je commande quand-même un verre d'un excellent Sauvignon, mais j'avise le papier kraft qui sert de set de table. Il me rappelle celui du Café Comptoir sur lequel dessinent les enfants de passage. Je commence à scribouiller quelques lignes d'une scènette à laquelle j'ai assisté ici-même il y a peu de temps, lorsque le micro nous braille dans les oreilles l'annonce d'une "session", sorte de concours de divers talents artistiques qui souhaitent se faire valoir. Deux chanteuses se produiront, et une clown. Ça ne m'emballe pas outre mesure, mais je me prends à rêver. Je ne serais pas "chez moi", dans la ville où j'exerce un métier qui m'engage à une certaine discrétion en public, j'y serais allée. Je rêve d'autant plus que l'amie que j'attends était l'accordéoniste d'un groupe de chansons de rues dont j'ai fait partie dans ma jeunesse. Je l'imagine arrivant avec son bel accordéon sur le porte-bagage de son vélo électrique. 

Mais qu'est-ce que j'aurais eu envie de chanter? Sans hésitation, je pense à Monsieur et Madame Boudin et Monsieur et Madame Bouton, une chanson chantée par Yvette Guilbert. C'aurait été à coup sûr un franc succès... Cette chanson ne faisait pas partie de notre répertoire de la rue, mais j'ai eu le très grand plaisir de la chanter, avec Mélanie Renaud au piano, lors d'un spectacle "Autour du Chat Noir". Je l'avais entendue chantée à Tours lors d'un récital donné par la grande Hélène Delavault. Elle était ce soir là accompagnée par la dernière pianiste d'Yvette Guibert (je mentionne au passage que celle-ci était un grande amie de Sigmund Freud). Après la splendide Hélène Delavault toute vêtue de soie bleue, nous vîmes arriver un tout petit bout de bonne femme très âgée, toute fripée, vêtue de noir. Ça alors! Et elle jouait divinement bien. Et c'est elle qui nous fit la surprise de chanter la chanson que j'évoque ici.

Vous ne la connaissez pas, cette chanson? Ah! Je ne résiste pas! Allez ici: "Yvette Guilbert", et je pense que vous allez vous régaler.....


25 août 2012

Bistrots "en vacances"

20 août

Aujourd'hui, je m'occuperai du mot "vacance(s)". J'aime beaucoup ce mot. 

Et parce que je suis faite comme ça, je vais demander au Grand Robert son avis sur ce mot. J'aime bien le Grand Robert, il est toujours très éclairant. 

Voilà ce qu'il me dit, le Grand Robert: le mot "vacance" signifie "manque". Il vient de "vacant", "vaquer", qui veut dire "être vide". 
C'est bien ce qui me semblait.

Mais le verbe "vaquer" a pris, au fil du temps, le sens exactement contraire, "s'occuper de", "s'appliquer à", comme dans "vaquer à ses occupations"! Nous voilà bien! Comme quoi on ne peut même pas se fier à la langue....

Ainsi, pendant les vacances, on a la prétention de faire le vide, comme on dit! Et, justement, de ne pas vaquer à ses occupations. Loin de nous l'emploi du temps et le rythme liés au travail (les congés payés sont passés par là). Loin de nous les habitudes, on prend le large.

Emportés par l'élan, on peut avoir envie de prendre également congé de soi-même. C'est pesant, à la fin, d'être toujours en sa propre compagnie. Alors faire le vide, ce serait pouvoir se donner congé à soi-même. J'imagine la chose. On attrape son soi-même, on le met sur un porte-manteau gonflable, vous savez, ces porte-manteaux qui permettent de garder la forme. Parce que l'on a tout intérêt à ce que notre soi-même garde la forme. On époussette (on peut même pousser le luxe jusqu'à le nettoyer, à sec bien entendu). On suspend à un crochet, et hop, on se tire sur la pointe des pieds, des fois que le soi-même trouverait à redire à cette basse manoeuvre! À nous la liberté, les vacances, la vacance suprême.

Mais voilà, c'est impossible. Notre soi-même ne se laisse pas traiter de la sorte, il s'accroche, il s'agrippe, et on est bien obligé de le trimballer avec nous, même pendant cette période de vacances. 

On lui fait prendre l'air, c'est déjà ça!

On emporte donc son soi-même dans ses bagages, le temps de nomadiser à droite à gauche, d'accueillir des hôtes, nomades de passage. Se met alors en place une autre façon de pratiquer les bistrots; une façon qui fait que, hors des habitudes, on est soudain destitué de la position d'habitué. Ca change tout.

Mais ceci est une autre affaire, à suivre.

Françoise Tomeno
20 août 2012, 17h

17h53  Excusez-moi, je reviens, j'ai oublié quelque chose de très très important. Surtout, ne donnez pas son congé à votre soi-même (c'est tout à fait différent que de vouloir se donner congé à soi-même, se mettre en vacances), même avec une indemnité de licenciement faramineuse, même avec un parachute doré. Parce que sans votre soi-même, vous risquez fort de ne plus pouvoir poursuivre votre petite entreprise de la vie, vous ne pourrez plus rien faire ni dire. Je ne veux pas qu'il y ait d'ambiguïté.... Allez, faut vous y faire, emportez-le avec vous. C'est vivable, je vous jure.


25 août

Voilà voilà, je suis prête. Tout le monde est là? Vous avez bien pris avec vous votre soi-même?

Bon, quelques mots avant de commencer la balade, la tournée des bistrots de l'été. J'aurais pu intituler cette chronique "bistrots de vacances, bistrots des vacances", mais je n'ai trouvé aucune caractéristique communes à ces bistrots. Ils peuvent changer d'ambiance pendant les vacances, moins d'habitués, plus d'étrangers, de touristes. mais le bistrot lui-même ne change pas. Si, parfois, quelques saisonniers parmi les serveurs, mais celui qui est en vacances et va dans le bistrot ne le sait pas.

Donc, bistrot des vacances ne me convenait pas. "Bistrots en vacances", c'est "les bistrots que je fréquente quand moi-même je suis en vacances". J'ai ramassé l'expression, comme on réduit une bouteille en plastique avant de la mettre dans le sac aux papiers pour le tri écologique. Vous voyez que dans les bistrots, en vacances, mes préoccupations politiques ne me quittent pas. 

Nous allons pouvoir commencer la visite... 

Comment? Que dites-vous? Vous avez une question? Ah les bistrots Belle Époque, Art Nouveau! Vous avez remarqué? Oui, c'est une de mes marottes, ne me demandez pas pourquoi, je n'en sais fichtre rien. Ca dure depuis très longtemps. Mais je ne m'en étais pas préoccupée comme cette année. C'était des rencontres de hasard qui me plaisaient, point. Et puis j'ai eu l'idée d'aller visiter Riga, une ville dont le centre est presque entièrement "Jugendstil", Art Nouveau. Et bien sûr, je suis tombée, quasi par hasard, sur le bistrot Art Nouveau de la ville, le Passerella (il était mentionné sur le guide  comme immeuble à voir, j'ignorais que c'était un bistrot). Très beau à l'extérieur (enfin, il faut aimer...), très  ordinaire et très calme à l'intérieur, en tout cas à l'heure où je passais. J'étais la seule cliente. Cela ne m'a pas empêchée de m'asseoir pour prendre mon café du matin, je m'étais mise en route de bonne heure.

Bon, puisque nous voilà partis sur ce thème là, je vous propose de poursuivre la visite par les autres bistrots Art Nouveau. Ce sera plus cohérent. Pas d'objection? Cela peut nous permettre d'envisager un début de classification des bistrots "en vacances".

J'avais projeté, à mon retour de Riga, de rendre visite à des amis que je n'avais pas revus depuis un bon moment, les uns à Paris, les autres à La Rochelle. J'avais envie de soigner l'amitié. 

Et "cling cling", le petit bruit du tiroir caisse, que la caissière ouvrait autrefois au moment où l'on allait payer au comptoir, s'est mis à tinter à mes oreilles. Mais c'est bien sûr! Il y avait à Paris le bistrot "La Tartine", bistrot de ma jeunesse parisienne, pas revu depuis plus de trente cinq ans..., le Montparnasse, où je rêve d'aller un jour, mais il ne fait que resto, et ce n'est jamais le bon moment, puisque, à chaque fois, c'est lorsque je reprends le train du retour que je passe devant. 

À La Rochelle, le souvenir du Café de la Paix était lié à l'image d'une caissière semblant tout juste sortie d'un film se déroulant dans les années quarante, derrière son fameux "tiroir-caisse" (c'est drôle, comme nom, non? C'est un tiroir, avec une caisse autour, et pas une caisse, avec un tiroir dedans...); je rêvais secrètement, je l'avoue, de les retrouver là, vingt ans plus tard, la caissière, son tiroir et sa caisse, comme si le temps n'était pas passé, comme si le temps ne passait pas.

Paris: me voilà installée, comme autrefois, à La Tartine. Le bistrot a été repris depuis peu, les lustres ont été nettoyés, une fresque pas très à mon goût décore l'arrière du bistrot. On y déguste toujours, autour d'un verre de très bon vin, de merveilleuses tartines; un peu plus sophistiquées qu'autrefois cependant, les tartines. J'ai cru percevoir, au type d'échanges dont j'ai été témoin, que c'était toujours un bistrot d'habitués(e) du quartier, et cela m'a fait plaisir. Le décor, à la fresque près, est toujours celui que j'ai connu. Le beau comptoir est toujours là. 
Jeunesse, ton décor est là.....

À La Rochelle, déception, mais pas surprise, la caissière n'est plus là, jusque-là, rien que de normal. Mais le tiroir-caisse? Je cherche partout, mon amie m'y aide, rien, nulle part. Disparu, cet objet extraordinaire. Faute d'accomplir la tâche pour laquelle il avait été conçu, il aurait encore pu servir comme décoration. Quelle amère déception....

Si vous le voulez bien, nous allons maintenant nous asseoir à une terrasse, et je vais tenter devant vous, comme ça, sans filet, un début de classification des bistrots fréquentés pendant les vacances. 

La première catégorie rencontrée est donc celle des beaux bistrots, à chacun de vous de déterminer ce qui est beau pour lui. Comme nous l'avons vu, le beau bistrot peut être également un bistrot sans ambiance.

Une façon moins binaire de classer les bistrots, autre que "beau/pas beau", est la classification par l'usage:

- les bistrots de toute première nécessité, c'est à dire au plus près; beau/pas beau, avec ambiance/sans ambiance, populaire/chic, tout ça on s'en fiche (presque, pour le porte-monnaie on essaiera, si ça ne presse pas trop, d'éviter le chic).

- les bistrots de nécessité: pour boire lorsqu'on passe la journée dehors, manger, prendre un café pour tenir jusqu'au soir, faire la pause lorsqu'on a crapahuté sans arrêt depuis 9 heures le matin.

- les bistrots de confort, pour la pause pour le plaisir: par exemple sur une petite place ombragée, ou dans un des beaux bistrots vus précédemment.

- les bistrots sympathiques, comme celui croisé par hasard à Riga, alors que je commençais à fatiguer; bistrot à proximité d'un petit théâtre, où il fallait descendre quelques marches. Décor d'affiches et de scènes de théâtre, de cinéma. 

- le bistrot qui relie au monde: bistrot du village, de la petite ville, lorsque l'on passe une petite semaine chez une copine en pleine campagne. Le seul moyen de savoir que le reste du monde existe; le petit monde, celui du village; le grand monde, celui dont les journaux, que l'on achète à côté du bistrot, nous donnent des nouvelles. On peut, en une semaine, y prendre ses habitudes..... Cela ne fait pas de nous, pour autant, un habitué. Pour cela, il faut autre chose, nous y reviendrons. 

Tenez, je vous y emmène, je vais vous faire goûter le kir à la rose. Et puis c'est jour de marché, il va y avoir un peu d'animation... Comme l'autre jour, jour de mariage, où la terrasse était pleine de curieux. Il n'y avait pas de place, on s'est assises à une table déjà occupée, et la conversation a démarré à partir de la phrase d'un des occupants de la table: "c'est le plus beau jour de leur vie, et c'est après que ça va commencer..." La conversation s'est terminée au moment même où la noce quittait l'église.

- enfin les bistrots de chez soi, de la ville où nous habitons, où nous n'allons jamais d'habitude. Bistrots que nous  fréquentons en faisant du tourisme chez soi, "à la maison", avec les amis de passage. On a l'impression d'être ailleurs, et c'est assez drôle.

Voilà, la visite va s'achever. Mais avant de nous dire au revoir, je voudrais vous dire quelques mots sur la notion d'habitué. Asseyons-nous à cette autre terrasse.

On peut fréquenter régulièrement, pendant une période de vacances, un bistrot. Pour autant, cela ne fait pas de nous des habitués, nous ne serons pas forcément reconnus lorsque nous y reviendrons. Et c'est cela, être un habitué, c'est être reconnu. C'est arriver dans un bistrot, voir arriver sur sa table ce que le patron et les serveurs savent que vous prenez habituellement, c'est être appelé par son prénom, c'est reconnaître et saluer les uns et les autres.

Et c'est peut-être de cela que l'on se met en vacances, en vacance, lorsque l'on part vadrouiller pendant ses congés. la re-connaissance. On fait prendre l'air à son soi-même, on lui offre un petit appel d'air, un peu d'exotisme; on sait que c'est un peu comme une illusion, comme une scène de théâtre, mais ça le repose tout de même, le soi-même; il reprend des forces, de l'énergie, avant de reprendre la route; on sait que, reposé, il aura plaisir à la retrouver, cette route.

Bistrots de mes vacances, je vous dis au revoir,  à une autre fois sans doute.

Quant à vous qui m'avez permis de jouer à être votre guide tout au long de ce texte, je vous dis au revoir également, à très bientôt pour d'autres historiettes.

Que dites- vous? Non non, pas de pièce pour le guide: je suis largement payée par l'amusement que j'ai à écrire....


Si vous voyez le tiroir-caisse, dites-le moi,
je prendrai immédiatement rendez-vous chez l'ophtalmo.

16 juillet 2012

UN ALLER ET RETOUR POUR UN 14 JUILLET SANS TAMBOUR NI TROMPETTE

Françoise Tomeno
16 juillet 2012

Ce samedi 14 juillet 2012, 8 heures du matin, au Buffet de la Gare de Saint Pierre des Corps. Mon amie serveuse n'est pas là, dommage, j'aurais aimé lui faire signe. Les deux serveurs ont déjà l'air fatigué: en ces jours de départ en vacances, ils ont fort à faire, d'autant que certains clients manquent parfois d'égard envers eux.

Et moi, me voilà à nouveau là, dans ce buffet de la gare de Saint Pierre. Ce jour, je pars rejoindre un certain nombre de mes camarades de l'ALFPHV [1]. Une de nos collègues belge venant travailler à Paris le 13 juillet, elle nous a proposé, pour notre réunion de travail, la date du samedi 14 juillet. Pour un Belge, ça ne veut pas dire grand chose. Les Français, eux, ont ri... et ont dit banco. Cela nous a amusés de nous imaginer penchés, laborieusement, sur notre tâche d'établir un Florilège de nos textes les plus importants, parus depuis une quarantaine d'années. Et ce à deux pas des Invalides, à trois pas du défilé militaire. Pied de nez aux festivités armées. Nos seules armes seraient notre amitié indéfectible, notre ténacité à défendre nos positions cliniques face à l'envahisseur comportemental, et notre travail.

Je suis là, au buffet de la gare de Saint Pierre des Corps, et j'ai aussi en tête que c'est aujourd'hui le jour anniversaire de la création de ce Blog, des deux premières chroniques de bistrot qui l'ont fait démarrer, après avoir adopté une chronique plus ancienne. Parmi les deux chroniques écrites le 14 juillet 2011, il y en a une qui s'appelle précisément "Au buffet de la gare de Saint Pierre des Corps". J'ai en tête ce jour de création. J'emploie ce mot avec modestie: je n'ai pas de prétention littéraire ni artistique; il s'agit pour moi de témoigner de petits moments de vie. Création comme nous essayons de créer notre propre vie d'instant en instant. Mais rendre publiques ces témoignages (sans cette publicité, ils n'auraient pas cette qualité de témoignage), par l'intermédiaire d'un Blog, c'est, ce jour du 14 juillet 2011, une vraie création. Prendre le risque que je sache mal me débrouiller de ce bricolage, nouveau pour moi. Prendre le risque d'offrir à la lecture ce qui émane de moi, de m'exposer. Prendre le risque de l'écriture. Ca s'est fait comme ça, tout d'un coup. J'y pensais depuis un certain temps. Mais c'est ce jour-là, à cette heure-là de l'après-midi, que c'est venu, tout seul, comme un bébé qui pousse la porte de l'entrée dans le monde. Un long temps, riche, l'avait précédé, c'était le moment.

Depuis, ça n'a pas cessé, et j'ai même, il y a une quinzaine de jours, poussé la fantaisie jusqu'à créer un nouveau Blog. C'est que d'autres textes poussaient à l'intérieur de moi, qui n'étaient pas des chroniques de bistrot, mais des petits événements survenus ici ou là, des réflexions. J'ai appelé ce Blog "La Part des Anges", en allant sur la page vous saurez pourquoi. Ainsi, ce démarrage continue d'être porteur, fécond. 

Cependant, le jour premier où l'événement de la création a eu lieu reste unique. Une création presque malgré soi, dont on ne sait qu'elle a eu lieu qu'une fois qu'elle est advenue au monde. 

Plusieurs fois ces deux jours, j'aurai le sentiment de sentir une petite créature volante et diaphane frôler mes joues. C'est "le vague à l'âme". Elle (c'est une fille) est là parfois pour accompagner la mémoire de ces moments uniques, avec une certaine douceur. Elle est ombre et lumière. Je serai à certains moments sur mes gardes, parce que, parfois, deux effrontées, la Nostalgie et la Mélancolie, profitent du sillage de Mademoiselle le vague à l'âme, pour se glisser à sa suite. Je m'affolerai une fois ou l'autre, au cours de ces deux jours, à l'idée qu'elles pourraient s'être glissées là, et je me tiendrai sur mes gardes au cas où. 

Aujourd'hui encore, le bistrot m'inspire. Une famille arrive. Un des serveurs la salue à haute voix, avec beaucoup de gentillesse. Pas un mot en face, pas un regard. La famille s'installe. Je poursuis alors une réflexion que j'ai déjà entreprise, autour du mot "servir". Il y a servir à table, ce que font les garçons de café, les serveuses; il y a être au service d'un patron, c'est ce qu'ils font avec leur employeur. Ca n'a tout de même rien à voir. On devrait donner des cours de langue française aux clients des bistrots. Si le serveur les sert, c'est qu'il fait le service de table. Ce n'est pas parce qu'il est à leur service, et ils ne sont pas leur employeur.
Non mais!....

Arrivée à Paris, je dois rejoindre mes camarades au bistrot Le Duroc. Notre bistrot habituel, le François Coppée, est fermé, pour cause de fête nationale. J'aime toujours autant nos rendez-vous. Ils sont l'occasion, outre le travail, de moments privilégiés à deux, à trois, pendant lesquels, attendant les autres, on prend le temps de se donner des nouvelles de nos âmes. Lorsque j'arrive, Geneviève est là, et c'est ce que nous faisons. Ce n'est qu'ensuite que je remarquerai qu'il y a sur les murs des fresques, que je n'avais encore jamais vues. Elles me font penser à celles du Café du Père Riou [2]. 

Après la matinée de travail, nous ferons la pause déjeuner au Duroc. Le Duroc sera notre guinguette du 14 juillet. Il manquera la Marne, l'accordéon, mais il n'y aura qu'à l'imaginer, et remplacer le French Cancan par une valse musette.



Alors bien sûr, je penserai au groupe dont j'ai fait partie, "Puisque Rien N'est Fini" [3], avec lequel j'ai chanté, dans les rues, sur les marchés, des chansons réalistes, et justement "La Guinguette a fermé ses volets", volets qui rouvrent à la fin, pour la plus grande joie des danseurs.

"La guinguette a rouvert ses volets.
Les joyeux triolets
De l'accordéon fusent
Les lampions éclairent, discrets,
Les couples guillerets
En leurs ombres confuses."


15 juillet. Aujourd'hui, je prends un train de banlieue pour aller retrouver une vieille amie qui vient de fêter ses 90 ans. Je suis, comme toujours, en avance. Je m'installe au buffet de la gare. Triste, le buffet. Le grand escalier en fer forgé est tout gris, des géraniums en plastique tout poussiéreux ne tentent même plus de faire une décoration. À l'intérieur du buffet s'est installée une de ces entreprises de distribution de cafés, de boissons et de sandwichs, comme on en voit partout. Le café est servi dans un verre en carton. Bon, je n'ai pas trop le choix. Je prends mon mal en patience, lorsque je suis assaillie par une salve de bulles de savon. C'est le feu d'artifice que j'ai raté hier soir. Une fillette d'environ 7 ans lance les bulles, et sa toute petite soeur de 3, 4 ans, en robe à carreaux vichy, essaie de les attraper. C'est joli comme l'enfance et les rêves. La petiote court partout, lève les bras, en attrape une, rate l'autre. Une de ces bulles arrive près de moi, très haut, suivie par deux petits bras qui, malgré toute leur énergie, n'arrivent pas à atteindre le rêve transparent. Hop, je l'attrape, et la petite et moi rions ensemble. Cette journée de retrouvailles avec mon amie commence avec une couleur de rêve, je n'en suis pas fâchée.

Je retrouve ma vieille amie au sortir de cette petite gare de banlieue. Nous ne nous sommes pus revues depuis environ vingt années. Des fâcheries familiales, des malentendus, la fierté qui s'ensuit et qui empêche chacune de refaire signe. Et puis un jour, allez savoir pourquoi, l'une ou l'autre appelle, papote. Le temps est passé. Quelque chose a cicatrisé. Nous tombons dans les bras l'une de l'autre. Une dame qui passe par là ne peut s'empêcher de commenter "Que c'est beau, que c'est beau". Oui, c'est beau comme la vie qui nous pousse à vivre. Mon amie me dit "je te dois un restaurant de poisson depuis...". Je suis toute émue. Elle raccorde là où il y avait du plaisir à se voir, et du côté d'une dette restée en suspens. Nous voilà parties, et j'aurai presque ma guinguette au bord de la Marne. Celle-ci sera à deux pas, nous la traverserons, nous aurons le poisson, et à la place de l'accordéon musette et des danses, notre amitié. Elle me dira, en parlant de son âme, "Je continue d'avancer". Comme j'espère, si j'atteins un jour son âge, pouvoir dire comme elle. Elle me dit aussi: "Quand tu as appelé et que tu m'as dit que tu viendrais, je me suis dit que tu n'aurais sans doute pas le temps".
Ce 15 juillet, j'ai choisi de dire oui à ces retrouvailles, et notre guinguette, qui n'en était pas une, avait rouvert ses volets, chère, très chère vieille amie.

16 juillet, c'est le retour "à la maison". Arrivée à Saint Pierre des Corps, je fais un tour au buffet, mon amie n'est pas là, peut-être en vacances. Je file alors mon chemin, j'ai à écrire, ce texte, et quelques autres pour La Part des Anges.

[1] Association de Langue Française des Psychologues travaillant avec des personnes Handicapées de la Vue.

CAFÉ COMPTOIR

30 juin 2012

RIEN NE VA PLUS! FAITES VOS JEUX?

Françoise Tomeno
30 juin 2012

Il est des lectures, fussent-elles de travail, qui m'absorbent au point que le souci du monde se trouve relégué à la périphérie, tel un bruit de fond. Ces lectures sont celles qui redonnent corps et vie à ma pensée en lui apportant de l'amusement. J'y tiens, à cet amusement à penser, à ce musardage. Il a une autre vertu, celle de repousser également au loin les petites batailles de mon monde interne. Au fond, c'est comme le cinéma.

J'en étais là ce matin, lorsqu'elle est arrivée. Elle, Madame Klaus Kinski. Je n'étais pas décidée du tout à sortir de l'îlot des pages de ce très gros livre, et j'avais un excellent argument: je travaillais pour une intervention que je dois faire bientôt. J'aime bien, lorsque j'ai ce genre de tâche à accomplir, musarder, laisser venir les idées au gré de la rencontre d'un mot, d'une idée, d'une association.

Après l'avoir saluée, j'accueille donc Madame Klaus Kinski d'un "aujourd'hui, je ne peux pas bavarder avec vous, j'ai du travail". Elle se retourne pour sortir sur la terrasse, courbe et grise. Prise de remords, je lui dis qu'elle peut prendre son café à côté. J'essaie de poursuivre ma lecture, mais je me laisse happer par ce que je vois; elle entasse les bouts de son corps sur son siège, son visage est infiniment triste. Je tiens mon gros livre à deux mains, je m'accroche aux rebords de mon embrayeur de pensées et d'amusement. Ca tient, ça ne tient pas, ça se met à flotter. Je lui adresse quelques mots entre mes lignes. 

"J'ai mis ce pantalon, je ne l'aime pas", me lance-t-elle. 
Je ne peux plus me taire, me soustraire à la rencontre.
"Vous avez mis le pantalon du "ça va pas"!
Esquisse de sourire. En effet, ça ne va pas. Elle me raconte; le chien de sa fille; il est malade, sa fille et elle ne sont pas d'accord sur la façon de le soigner. Ce chien est pour elle une sorte de Sésame dans le quartier, on lui en parle, on remarque quand il n'est pas là, les commerçants prennent soin de lui. Alors quand il est malade, c'est elle qui est malade.

Nous devisons de la vie, pas franchement toujours rigolote. Et nous commençons à en rire. Peu à peu, je sens mes mains lâcher prise, et se dessaisir des bords de mon livre.  Mes bras se déplacent, et vont s'installer avec les coudes sur les pages, et tout doucement, s'enfoncent dans le texte. La conversation se poursuit. La colonne vertébrale de Madame Klaus Kinski reprend du tonus, les articulations s'articulent. Et le sourire s'affiche. J'aperçois le titre du paragraphe que j'allais lire "le transfert et le symbolique"... je ris à l'intérieur de moi. J'ai plongé à deux bras dedans. 

Madame Klaus Kinski ayant chaud, elle se lève et retire son blouson épais et très noir, découvre sa belle peau bronzée de vieille dame. On aperçoit alors les tâches de couleur qui se cachaient sous la grisaille, la montre rouge, les chaussures et les chaussettes rouges. Je luis dis qu'elle est belle comme ça. Le corps s'étire, comme un sourire.

À ce moment, on entend une musique enjouée à la radio qui tourne dans le bistrot. Je me surprends à lui dire: "Ca  donne envie de danser". Grand sourire: "c'est vrai!". Et vrai de vrai, j'aurais volontiers proposé à Madame Klaus Kinski d'esquisser quelques pas de danse dans la salle. Même si je ne sais pas danser....

Muser, musarder, amusement.

D'ailleurs, Madame Klaus Kinski, ça vous a donné l'envie d'aller taquiner Charline derrière le comptoir, Charline qui s'adresse toujours à vous avec gentillesse, délicatesse.

Voyez-vous, Madame Klaus Kinski, vous avez été ce matin aussi bonne qu'un bon gros livre de psychanalyse.

25 juin 2012

LE MERLE MOQUEUR ?

Françoise Tomeno
25 juin 2012

Il entre dans le bistrot en chantonnant. Je ne l’avais encore jamais vu. Entre soixante et soixante dix ans, la nonchalance du retraité qui, s’il est loin de rouler sur l’or, a de quoi subsister, et venir en sifflotant boire son café au bistrot de bon matin.
Ce qu’il chante ? « Cerisier rose et Pommier blanc », une chanson d’André Claveau.

Le temps est bien grisaillant aujourd’hui, pas le moindre petit brin de soleil. Alors les cerisiers roses et les  pommiers blancs !...

Je me prends à penser à cette belle phrase de Jacques Prévert: « Soyons heureux, ne serait-ce que pour l’exemple ». Elle m’est souvent précieuse, et les jours de grisaille, il  arrive qu’elle vienne à mon secours. Michel, maraîcher chez qui j’achète toujours mes légumes, à qui je demandais samedi matin si ça allait, m'a dit, sur un ton mi-figue mi-raisin: « Ca va, ça va, mais on va dire, comme Jean Louis Trintignant, «Essayons d’être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple ». J’en étais toute émue. Ce point là commun avec Michel, chouette. J’avais été très touchée que Jean-Louis Trintignant cite cette petite phrase lors de la proclamation des résultats du festival de Cannes 2012. Il avait utilisé une formule plus prudente que la mienne, et sans doute plus réaliste.

Notre homme chantonnant s’est installé au fond du bistrot, il lit le journal. Il continue d’apporter son brin de soleil au bistrot bien sombre aujourd’hui, il sifflote.

Je pense alors à une autre chanson, que j’ai tant aimé chanter sur les marchés, « Le temps des cerises ». Cet homme serait-il l’oiseau moqueur ? Viendrait-il là nous rappeler qu’en effet, la vie est faite de petits bonheurs, parfois, et plus rarement, de grands bonheurs, de quelques malheurs aussi, et qu’il faut essayer de rester les yeux grand ouverts sur le monde, à guetter le moindre brin de soleil, celui qui vient, par exemple, de là où on ne l’attendait pas ?

Lucioles de la vie, vous avez parfois bien du mal à nous faire oublier les ombres. Mais il peut arriver qu’un oiseau moqueur vienne nous secouer les puces.

24 juin 2012

DES CLIENTS PAS TOUT À FAIT COMME LES AUTRES…..

Françoise Tomeno
24 juin 2012

J’ai rencontré leurs cousins à la Grange de Meslay hier soir : ils sont là à tous les concerts, je pense qu’ils prennent un abonnement chaque année. On dit qu’ils viennent à la Grange même lorsqu’il n’y a pas de concert, tant ils aiment ce lieu. Ils font partie de la branche rurale de la famille.

Ceux dont je vous parle aujourd’hui font partie de la branche urbaine. Certains d’entre eux habitaient, il n’y a pas si longtemps encore, juste devant le bistrot, sur la place. Ils ont dû quitter leur logement parce  que celui-ci a été abattu, pour des raisons que j’ignore. Les autres sont tous du quartier.

Ils sont suffisamment nombreux pour qu’il y ait, à toute heure de la journée, l’un d’entre eux de passage au bistrot ; ils viennent en nombre l’été. Ils consomment tous la même chose, et en toute saison.

Les cousins de la branche rurale sont chanteurs, c’est peut-être pour cela qu’ils affectionnent la Grange. Ils ont même une particularité, c’est celle de chantonner à chaque début de concert. Curieusement, la salle est toujours très tolérante.
C’est ce qu’ils ont fait hier soir, lors du concert du Quatuor Jérusalem. Ils ont accompagné le début du quatuor de Beethoven, puis ont fait silence par la suite, et toujours silence lorsque nous avons écouté Brahms. Par contre, ils se sont déchaînés lors du bis, un mouvement d’un quatuor de Debussy. Personne n’a récriminé.

Les cousins urbains présentent une autre particularité de déviance sociale. Ils sont plutôt voleurs. Et là aussi, curieusement, on ne leur en tient pas rigueur, on ne porte pas plainte. Je dois en effet vous préciser qu’ils ne paient jamais leur consommation. Il arrive que les habitués qui boivent du café, et qui connaissent leurs goûts, leur donnent une part de leur part. Parfois même, l’un de ces clients très particuliers vient se servir à la table sans que l’on ait le temps de s’en apercevoir… Je peux en témoigner, cela m’est arrivé un jour en terrasse. Le serveur avait à peine posé la tasse de café devant moi que le pain d’épices qui accompagne toujours le café s’était envolé. Incroyable.

Il y a quelques jours, un habitué, sur le pas de la porte qui est ouverte en été (deux portes sont ouvertes l’été, il faut faire courant d’air…), et alors que j’étais concentrée sur des notes de travail, me dit « Vous mangez votre pain d’épices ? ». Bien obligée de lever la tête, me voilà gagnée par un vieux fond de culpabilité qui remonte parfois dans les grandes circonstances : oui, je mange mon pain d’épices, j’aime le pain d’épices. Et lui, l’habitué, d’émietter sous mon nez, pour me culpabiliser sans doute encore un peu plus, son pain d’épices à lui. Damned, je suis faite. Parce que ma vieille solidarité de chanteuse avec les oiseaux est ébranlée.

Il y a un peu plus d’un an maintenant, à la fin de l’hiver, l’un de ces clients pas tout à fait comme les autres venait régulièrement dans le bistrot et attendait que l’un des serveurs lui laisse tomber presque négligemment (tu parles !) un bout de pain d’épices. Les serveurs et les serveuses l’avaient nommé Toto. Était-ce toujours le même oiseau Toto? Ou bien se passaient-ils le mot en famille ? Ils se ressemblent tous tellement dans cette famille!

Ce bistrot est décidément très accueillant, et tolérant.



18 juin 2012

ENTRE LA GRÂCE DE YULIANNA ET LA PUISSANCE DE GENGIS KHAN, LES EMBARRAS DE MONSIEUR GASTON

Ou, « comment passer une journée avec des accrocs »


Françoise Tomeno
17 juin 2012

La journée avait commencé de travers. J’avais fait le projet de partir un peu plus tôt pour pouvoir profiter du soleil  avant le concert de 11 heures. J’étais sur le point de partir, et comme toujours, je vérifie que le chat est bien là avant de refermer la porte. Rien, ni dans les chambres, ni dans le séjour, ni sur le balcon, ni dans aucun des lieux qu’il affectionne. Panique ! J’appelle, je cherche, rien. J’avais bien entendu un drôle de bruit à un moment, mais je ne m’étais pas inquiétée, j’avais pensé qu’il était dans un de ses moments de folie où il se lance sur le parquet pour atterrir sur un des tapis. Mais là, je me demande s’il ne s’est pas échappé, s’il n’est pas tombé du balcon. Je retourne dans une des chambres, je cherche sous le lit, rien. J’agite la petite balle au grelot, rien ne bouge. Je m’apprête à me relever, et un monstre me tombe dessus brusquement : Nez Jaune (oui, c'est le nom de mon chat), lui-même personnellement, vient de m’atterrir dessus à toute vitesse, et un matelas pliable posé sur le haut de l’armoire en a profité pour en faire autant. Il avait réussi à grimper, Dieu sait comment, tout là-haut, et était resté sourd à mes appels, jusqu’à ce que je constitue une sorte de palier d’atterrissage.

Bon, tout va bien, il est là, je peux partir tranquille, d’autant qu’avec tout ça, j’ai pris du retard. Arrivée devant ma voiture, je constate avec effroi que j’ai un accroc à ma tunique, avec les marques des griffes de Nez Jaune ! La chute a laissé des traces. J’ai le choix : soit revenir me changer à toute vitesse, ou, si je veux encore profiter un peu de cette arrivée magique à la Grange de Meslay, filer tout de suite, avec accroc. La tunique est large, je décide que ça ne se verra pas trop, et même, ça me fait rire de passer une journée ainsi.

Deuxième déveine : sur l’autoroute, absorbée dans Dieu sait quelles pensées, je rate la sortie pour aller à la Grange. Je ne m’en rends compte qu’après un certain temps. Il est de toute façon trop tard, il n’y a pas moyen de faire demi-tour avant la sortie de Château-Renault. Là encore, ça me fait plutôt rire. Demi-tour à toute blinde au rond-point de la sortie d’autoroute, je fonce, j’arrive pile au moment où les portes vont se fermer. Tant pis pour la magie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie, surtout quand on est tête en  l’air.

Je me demande ce qui va m’arriver d’autre dans la journée, parce qu’en général, quand ça commence comme ça, on peut s’attendre à une série….

C’est Yulianna Avdeeva, une toute jeune pianiste russe, qui est au piano. Magnifique de grâce, de sensibilité. Une « Pavane pour une Infante défunte », de Ravel, à pleurer.  Sortie de concert émerveillée. Je reste toute la journée, et j’ai réservé le repas du midi sur place. Le repas se déroule dans une des dépendances de la Grange. Nous voilà un bistrot éphémère à partager. Je me demande avec qui je vais déjeuner, j’aime ce genre de surprise. Je m’installe à une table où il n’y a pour l’instant qu’un couple, je les salue  de façon bien décidée. Nous échangeons quelques mots ; nous rejoignent alors quatre personnes qui sont ensemble : un couple d’un certain âge, une dame du même genre d’âge, et un homme plus jeune, genre fils de la deuxième dame.

C’est là que Gaston entre en scène. Gaston, c’est le Monsieur d’un certain âge. D’abord nous apprenons qu’il apprécie beaucoup le verre de Chinon servi avec le plateau-repas. Mais ça se gâte. Le Chinon, lui, réserve une surprise à Gaston. Il fait comme mon chat, il lui saute dessus et va tâcher son beau blouson couleur mastique. Bon, une petite tâche, ça devrait passer, comme mon accroc. Mais la guigne ne s’arrête pas là, et j’ai soudain l’impression que le mauvais sort qui s’en était pris à moi le matin vient de traverser la table subrepticement et est allé jeter son dévolu sur Gaston. Bingo ! Gaston, en essayant d’attraper la nourriture répartie dans plein de petites cases sur le plateau, essuie à plusieurs reprise la manche de son toujours beau blouson, couleur mastique, sur le gâteau au chocolat coincé dans un coin du plateau. Il faut dire que pour atteindre la viande froide, il faut imprimer des mouvements de contorsion au plateau qui requièrent une grande habileté. Bizarrement, je ne m’en sors pas trop mal. Mais Gaston, lui, se désespère de plus en plus : que faire avec ce gâteau au chocolat ? La scène dure un bon moment jusqu’à ce que l’épouse de Gaston lui propose de tourner son plateau de façon à ce que le gâteau se retrouve à l’opposé, soit vers elle. Euréka, le chocolat se calme, les tâches atteignent enfin un nombre fini.

Un peu plus tard, je retrouve Gaston, son épouse et leurs deux amis, dans la salle de concert, dans la Grange, juste un peu devant moi. C’est Joseph Swensen qui est à la baguette, avec l’Orchestre de Chambre de Paris. Au programme, Beethoven, Coriolan, ouverture symphonique. Joseph Swensen, au visage aux traits mongols, a une direction puissante. Il lance son orchestre comme Gengis Khan devait lancer ses cavaliers dans la steppe. En deux temps trois mouvements, je vois dans les musiciens une troupe de chevaux lancés avec force. Joseph Swensen, dans les mouvements ou les phrasés plus doux, danse avec la musique, comme s’il était sur un des petits chevaux mongols, au pas. Le mouvement, ici, est roi.

Je pense à Gaston et au sort que nous partageons lui et moi. Face à cette splendeur de la musique, nous sommes là, l’un et l’autre, avec nos accrocs, nos tâches, nos petites bizarreries. Comment supporte-t-il, Gaston ? En tout cas, il a toujours sur le dos le blouson mastique. Et moi l’accroc à ma tunique.

La vie est pleine d’accrocs, de petites tâches, qui font de nous des êtres ordinaires. Ca n’empêche pas, semble-t-il, de goûter l’extraordinaire, celui de la grâce, comme celle de Yulianna ce matin, ou de la belle puissance de Joseph Swensen et de son orchestre cet après-midi.

Et puis, il y a ce qui m’a accompagnée tout ce jour : le rire. Juste avant de repartir, j’ai voulu m’assurer de quelque chose. Il m’avait semblé avoir lu, sur un petit panneau posé sur la porte de la salle qui nous avait servi de bistrot éphémère, quelque chose, mais je me disais que ce n’était pas possible. Et bien si : la salle où Gaston s’était attrapé ses tâches s’appelait « La Vacherie ». Ça ne s’invente pas ?

11 juin 2012

MARCO, MICHEL, MOMO, ET NOUS AUTRES…

Françoise Tomeno
11 juin 2012

Je l’aperçois de l’autre côté de la vitre de l’entrée du bistrot. Dans un premier temps, plongée dans ma lecture, je n’aperçois qu’une silhouette, reconnaissable entre toutes. C’est bien lui, Marco, ancien serveur de ce bistrot. Je sais qu’il vient parfois, mais je n’ai jamais eu l’occasion, le plaisir, de le croiser. Le haut du corps penché vers son interlocuteur, visage de profil, mais le bas du corps déjà en partance vers une autre direction, qui sera l’intérieur du bistrot. Je l’ai toujours perçu comme ça, Marco : une moitié de lui en discussion avec l’un ou l’autre, l’autre moitié qui s’affaire à son service.

Le voici qui entre, salue tout le monde, et commence à taquiner Michel, qui est derrière le comptoir, au boulot. C’est samedi matin, ça commence à être chaud.  Comme je suis plongée dans un très beau livre, « Éloge des voyages insensés », de Vassili Golovanov, je rate la conversation entre Marco et Michel, probablement un morceau d’anthologie à la Marco. Mais que voulez-vous, quand je voyage, je voyage.

Tout à coup, je vois Marco desservir les tables. Il file un coup de main à son collègue, à Michel, tout en continuant à le chiner.
Servir, desservir. On sert quelqu’un, un client, on ne le dessert pas, c’est la table que l’on dessert. Quand on dessert quelqu’un, c’est qu’on ne lui rend pas service, bien au contraire. Bizarre, la langue.

La noblesse du geste du serveur est dans le « servir », pas dans le « desservir ». J’ai l’impression qu’il existe pas mal de photos de serveurs en train de servir, mais pas beaucoup de photos de serveurs en train de desservir. Desservir, c’est du côté du déchet, des tâches moins nobles, du mégot, des papiers de sucre déchirés, de la proche poubelle ou de l’eau de vaisselle.

Et pourtant…. Quand Marco était serveur ici, Momo lui filait un coup de main, pour desservir, précisément. Et Marco prêtait une attention toute particulière à cette tâche qu’accomplissait Momo, commentant, aidant, encourageant, indiquant, plaisantant aussi. Il donnait ainsi toute sa noblesse à ce geste du desservir, et toute sa dignité à Momo [1]. Momo, assoiffé de reconnaissance, la trouvait chez Marco, en échange de ces gestes qui étaient considérés par Marco comme du vrai travail.

Aujourd’hui, c’est Marco qui fait le travail de Momo. Et le geste est élégant, et drôle.

06 juin 2012

LA BISE AUSSI....

Françoise Tomeno
6 juin 2012

Madame Klaus Kinski est de retour après une semaine de vacances. Je lui trouve le visage reposé, ses beaux yeux bleus sont tout clairs, elle arbore un sourire engageant; elle est habillée de rouge, ce qui lui va très bien, et est un peu inhabituel (elle n’avait de rouge jusqu'à maintenant qu’une paire de chaussures qu’elle met parfois, et qui me rendaient envieuse, je ne m'étais pas gênée pour le lui dire).

Très spontanément, face à son allure ensoleillée, je me lève et vais lui faire la bise, et je lui dis que je suis contente de la revoir, apparemment en forme. À ce moment-même entrent dans le bistrot, juste derrière elle, Madame et Monsieur. Monsieur devance Madame, il vient me saluer. Madame m’aperçoit faisant la bise à Madame Klaus Kinski. Aussitôt elle arrive (j’allais dire « elle se précipite » : son corps de chair ne peut pas se précipiter, elle a la démarche lente, mais je crois percevoir un certain empressement de l’âme). Elle vient vers moi, et, tout en me serrant la main comme nous faisons d’habitude, elle s’approche en disant « la bise aussi ». Et c’est  bien volontiers que je la lui offre, cette bise.

Comme elles sont touchantes, ces deux vieilles dames en quête de reconnaissance.

 J’ai un cœur d’artichaut ? Oui, et j’assume. Ca fait tellement longtemps que c’est comme ça que j’ai fini par m’y habituer.