Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

26 mai 2012

TOUT DOUX, LULU ?

Françoise Tomeno
26 mai 2012


Elle est installée au fond du bistrot, à une place en retrait, dans un coin un peu sombre. Pas à sa place habituelle, pourtant libre. Besoin d'un peu d'ombre, Madame Lulu?

Je vais tout de suite la saluer. Je suis toujours sensible à cette façon qu'elle a de dire 'Bonjour Madame", avec l'intonation et l'accent à la "Marie-Chantal". Ca tranche avec son apparence vestimentaire, pas du tout Marie-Chantal. Ceci-dit, il y a quelque chose dans sa façon de se tenir qui est très digne: droite, la tête levée, le visage affrontant... quoi? La vie? Y compris quand elle sort fumer sa clope en terrasse. Toujours cet air fier et pourtant accueillant. Est-ce une façon de faire semblant?

Je lui demande comment ça va. "Tout doux" répond-elle. C'est tout de même extraordinaire, cette langue française. Lorsqu'on dit que ça va "tout doux", cela veut dire exactement le contraire, que la vie n'est pas douce du tout! À  ce moment-là, je remarque que le corps de Lulu s'est un peu affaissé sur la chaise, épaules basses, la tête rentrée. Hum, ça va vraiment tout doux, Madame Lulu.

Peu après, deux Messieurs arrivent et viennent s'installer avec elle. Ils échangent, parlent de connaissances communes, donnent des nouvelles de l'un ou l'autre, et arrive l'incontournable "Le principal, c'est la santé". Bon, ce n'est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus.

À un moment, je croise le regard de Lulu, qui me dit: "Très beau!". "Mais quoi donc?" s'étonne mon regard à moi. "Votre coiffe" répond Lulu à la question que ma voix n'a pas posée. Ma "coiffe"! Incroyable Lulu. Il s'agit d'un Borsalino, faux, bien entendu, sorti ce jour pour empêcher le soleil de m'asséner un de ces coups dont il a le secret. Ma coiffe! Je me vois déjà disant à l'occasion: "Il ne faut pas que j'oublie ma coiffe".

Je reprends mes activités de bistrot, ici la lecture de la drôle de revue "Causette", "un magazine plus féminin du cerveau que du capiton", mise à disposition des clients (clientes?) par le bistrot.

À coté de moi, la conversation continue, je ne fais plus vraiment attention. À un moment, je crois percevoir la voix de Lulu qui chante tout doucement. J'écoute: "Je suis heureuse, j'ai pas d' soucis....." chantonne Lulu. Tout doux, Lulu? Tout doux? Mais lequel des deux "tout doux"? Le doux ou le dur? La présence de vos deux compagnons a-t-elle pour quelques instants adouci votre vie, votre humeur? Ou bien, ma chère Lulu, frimez-vous devant eux, pour paraître à votre avantage?

Puisse cette fin de journée vous être plus douce, ma chère Lulu. Et si c'est du fait de votre compagnonnage avec les deux homme qui sont venus vous rejoindre, alors c'est pour la bonne cause. Je vous salue, Madame Lulu, et à la prochaine.

20 mai 2012

DANS UNE AUTRE VILLE

Françoise TOMENO
20 mai 2012

Céline est de service ce matin. Momo est sur le pas de la porte d’entrée du bistrot, il ne rentre pas. Peut-être n’a-t-il ni l’argent nécessaire pour s’offrir un café, ni son sac plein de bricoles qu’il propose à l’un ou à l’autre (jamais à la cantonade, il choisit toujours). Une façon pour lui d’entrer en contact, d’engager une conversation. Hier, il avait une boîte de bonbons acidulés, il m’en a offert un, à la fraise. J’étais dans une journée « sucre », j’étais frigorifiée ; je m’étais fiée au soleil apparu sur le petit carré météo de l’écran de mon ordinateur, et je m’étais habillée en été, sandales et pieds nus. J’ai intégré le bonbon acidulé dans le lot de ce que j’avalais pour me réchauffer, même si ça devait compter pour beurre….

Momo à Céline : « Tu vas aller travailler dans une autre ville ».
Céline dit que non, qu’elle continue à travailler ici.
Momo : « Tu vas aller dans une autre ville avec ton mari »
Céline continue d’affirmer le contraire.

Accoudé au bar, un fidèle client se tourne vers Momo et lui dit tranquillement: « C’est toi qui vas bientôt aller dans une autre ville ».

Alors là , en mon FI, For Intérieur (dans la langue de Fred Vargas) [1], je me dis : quelle idée, il ne va pas aller travailler dans une autre ville, Momo, attendu qu’il ne travaille pas.
J’ai à peine le temps de penser ça que le fidèle client ajoute : « Tu vas bientôt aller au Mont-Dore ».

Momo, dont le corps bouge tout le temps, s’arrête quelques brèves secondes. Imperceptible vacillement de son âme. Quelqu’un sait ça, se souvient de ça.  On se souvient de lui, on ne l’oublie pas, on n’oublie pas ses absences, ce qui veut dire qu’on s’attend à ce qu’il revienne, et en quelque sorte qu’on attend son retour.

Alors là je suis scotchée : mais bien sûr ! On approche du moment où Momo va partir en vacances, et il va chaque année au Mont-Dore. L’an passé, c’est Marco, un serveur qui prenait un soin très particulier de Momo, qui nous l’avait annoncé, en demandant à Momo s’il se préparait à son séjour. Marco au talent inimitable pour assurer cette tâche de prendre soin de Momo. Pas question que quelqu’un s’adresse à Momo comme à un enfant ou à un demeuré. Pas question qu’on le méprise, qu’on lui manque de respect, qu’on l’ignore, qu’on se moque de lui. Et pour Momo, Marco c’était son point de repère, son horloge, son fuseau horaire. Depuis le départ de Marco, parti travailler ailleurs, Momo a toujours sa place ici, dans ce bistrot [2]. La fonction de Marco s’est redistribuée entre les serveurs et des clients qui le connaissent bien.

Et voilà qu’aujourd’hui l’un d’entre nous lui signifie qu’il ne compte pas pour beurre.



[1] Fred Vargas, « Critique de l’anxiété pure ». Un petit traité vrai et drôle que je vous recommande, bon pour la santé.

12 mai 2012

UN SQUIGGLE AU COMPTOIR

Ou « « du Foyer de l’Enfance à la Brioche Perdue ».

Françoise Tomeno
12 mai 2012

La petite Léa vient s’installer sur la banquette devant une table libre. Elle doit avoir dans les huit ans. Ses parents sont en terrasse. Pourquoi vient-elle là ? Pour se mettre à l’abri du soleil ? À l’abri des grandes personnes ?

Elle reste là un bon moment, regardant à droite à gauche, en particulier les affiches sur la vitrine, qu’elle doit déchiffrer à l’envers. Elle ne semble pas s’ennuyer.

Arrive Églantine [1], une jeune femme. Léa et elle visiblement se connaissent. Léa va rejoindre Églantine qui s’est installée au bar, elles papotent toutes les deux. Et puis Églantine propose à Léa de dessiner, ce fameux jeu de dessin aux formules variables, qu’a utilisé un de mes psychanalystes préférés, Winnicott, le jeu du « squiggle ». Dans la forme adoptée par Léa et Églantine, une commence un dessin (un gribouillis ?), l’autre poursuit, et ainsi de suite. Et ça sur un des sets en papier kraft du bistrot.

Pendant ce temps, juste derrière, à une autre table, j’entends une jeune fille parler de son travail dans un foyer qui accueille des enfants. Un peu plus tard, cette même jeune fille hésite sur les desserts. Alphonse les lui a énumérés, et j’ai entendu qu’il y avait de la brioche perdue. Vous ne voyez pas ce que c’est ? Vous souvenez-vous du pain perdu que faisaient nos mamans ? C’était par souci d’économie. On ne perdait rien, justement. Le pain qui commençait à rassir était trempé dans un mélange de lait et d’œuf avec un peu de sucre, et passé à la poêle. Un régal.

Et bien la brioche perdue, c’est encore meilleur. Même formule, sauf que le pain est remplacé par de la brioche, et le sucre par du caramel au beurre salé. Hum !.....

Je dis à la jeune femme hésitante que c’en est à tomber par terre tellement c’est bon. Va pour une brioche perdue.

Ce bistrot est un véritable foyer pour l’enfance. L’enfance des enfants qui peuvent y dessiner tranquillement sur les sets en papier kraft, et qui ont toujours à leur disposition des crayons, des bouquins. Foyer pour nos enfance rêveuses et à peine perdues puisque retrouvées ici, au travers de la brioche perdue, et de cette invention qui s’appelle « le frigo du livr’échange », dans lequel nous pouvons  nous aussi trouver, tout comme les enfants, de la lecture.


Et qu’est-ce que je fais, moi, en ce moment, sur le côté droit du set en papier kraft qui est devant moi ? Je prends des notes pour mes petites chroniques du jour.


ET DEUX CHAISES POUR LULU, DEUX

Françoise Tomeno
12 mai 2012


Nini est aux fourneaux, Alphonse assure le service. Le couvert est mis pour une personne sur la table à droite en entrant, il y a juste une chaise, les autres sont parties en terrasse.

Un jeune couple arrive et veut s’installer à cette table. « Ah non », dit Alphonse en s’excusant, « c’est pour une dame, qui a ses habitudes ».

Pas de problème, le jeune couple va s’asseoir à une autre table. 

Et puis la voilà. Je pensais bien que c’était d’elle qu’il s’agissait. Une dame qui gentiment, il y a un bon moment maintenant, me voyant là assez régulièrement, était venue me saluer la première .

« Bonjour Lulu », dit Aphonse. Je ne savais pas qu’elle s’appelait Lulu. Elle répond poliment, tout en gardant le regard rivé sur la seule chaise devant « sa » table. Elle s’attarde un moment ainsi, puis voit qu’il y a à ma table une chaise libre, et me demande si elle peut en disposer. « Bien sûr ». Alphonse lui demande si elle attend Augustin. « Non non, ça fait bien longtemps que je ne l’ai pas vu ! ».

Mais pourquoi donc Lulu a-t-elle besoin de deux chaises ? Églantine, une des "filles" qui travaillent au bistrot, qui aujourd’hui vient en cliente et s'est installée au bar, me regarde d’une façon entendue, et je comprends qu’elle, elle sait.

Alors je vois ma Lulu sortir d’un petit sac un morceau de tissu qui a l’air tout doux, le poser sur la deuxième chaise qu’elle a installée à côté de la sienne. Et c’est pour qui, la deuxième chaise ?


C’est pour son petit chien, si petit que je ne l’avais pas vu.

Non mais ! On a ses habitudes ou on ne les a pas.

Sacré Lulu!





VOUS DÉSIREZ, MONSIEUR?

Françoise Tomeno
12 mai 2012

La météo annonçait un refroidissement, un ciel couvert, et des averses.
Il est 9h30 passé, il doit faire déjà 20 degrés, et le soleil est bien là. La terrasse est déjà à moitié pleine, et Michel, qui est de service ce jour-là, a fort à faire, d’autant qu’il est seul jusqu’à midi et demi.

Voilà que le comptoir est soudain envahi : qui pour régler sa consommation, qui pour commander, quelque autre annonce son transfert de la terrasse à la salle, troquant sa tasse de café pour un jus de fruit, un autre encore souhaite savoir où se trouvent les commodités (« derrière le miroir », répond-on invariablement, ce qui a chaque fois me donne envie de rire. Je pense à Alice au Pays des Merveilles et à sa traversée du miroir, et je me dis que le consommateur ou la consommatrice risque de rencontrer la reine de cœur qui va crier : « coupez-lui la tête, coupez-lui la tête ). Au milieu de tout ce beau monde, une seule personne est assise au comptoir: un monsieur, plongé dans la lecture du journal local. Michel fait ce qu’il peut pour assurer les commandes en cours et accéder aux nouvelles demandes.

Le monsieur, qui n’a encore rien commandé, est toujours le nez dans sa lecture. Une fois qu’il a fait le tour, Michel hésite une toute petite seconde et finit par s’adresser à lui: « Vous désirez, Monsieur ? ». La formule, dans la bouche de Michel, me fait rire. Mais le monsieur, dans un premier temps, ne bronche pas. Quelques secondes s’écoulent, il lève le nez de sa page, regarde autour de lui, cherchant à qui s’adresse la question. Désemparé, il regarde Michel, hésite, et finit par dire, sur un ton incertain : « un café ? ».

Je me demande où était donc parti ce monsieur, et me dis que la question de Michel était pertinente : en effet, que désirait-il, en cet instant, assis sur son tabouret de bar, semblant ne pas comprendre pourquoi le serveur s’adressait à lui, et ne plus se souvenir que c’était dans un bar qu’il était installé ?

08 mai 2012

APPARITIONS

ou « Flegmatiquement vôtre ».


Françoise Tomeno
8 mai 2012

Il apparaît soudain, sortant de l’espace qui tient lieu de cuisine sous le grand barnum blanc. Nous sommes dans le Prieuré de Saint Cosme, un dimanche de mars 2010. Je passe la journée là avec mon amie Françoise, pour des concerts du Printemps de Saint Cosme. Nous nous sommes offert le concert Jeunes Talents du matin, et le premier concert de l’après-midi, avec le déjeuner sur place. Il fait un froid de canard, mais la musique nous a réchauffé l’âme.

Il sort donc nonchalamment de derrière le rideau blanc. Il est habillé de son costume de serveur, avec son petit gilet noir. Un costume de garçon de café, comme on ne dit plus maintenant... Quelque chose dans sa démarche m’est familier, quelque chose d’à la fois peu pressé et d’efficace. Un peu comme s’il n’y croyait pas lui-même, à ce rôle de serveur. Il y a aussi pour moi du familier dans son visage : une esquisse de sourire prêt à l’humour.

Mais d’où je sors ça, cette histoire d’humour ?

Je dis à Françoise que j’ai l’impression de très bien connaître ce Monsieur, et que, pour autant, je suis incapable non seulement de l’identifier, mais d’imaginer un lieu où j’aurais pu le rencontrer. Peut-être une de ces fausses reconnaissances comme il en arrive parfois ?

Quand il s’approche pour nous servir, je lui dis que j’ai l’impression de le connaître, et il me répond avec flegme qu’il a travaillé dans plein de bistrots, et que ça doit être dans l’un d’eux que je l’ai vu.

Certes, mais ça ne me suffit pas. L’extrême familiarité de son allure m’intrigue. Cette certitude qu’il est pince-sans-rire aussi.

Nous poursuivons notre déjeuner, et soudain une petite lumière clignote. Bon sang, mais c’est bien sûr : 1968, le bar Le Continental, « le Conti », comme on disait. Notre quartier général de révolutionnaires qui allions refaire le monde. Lieu de discussions passionnées et infinies. À cette époque, j’étais extrêmement silencieuse, un peu taiseuse même, mais je n’en perdais pas une. Là, il y avait souvent celles et ceux qui s’intéressaient à la Psychiatrie, je me destinais à la profession de psychologue et j’étais toute ouïe. Odile, François, Yves, Marie-Françoise et quelques autres étaient mes professeurs à la marge.

Et qui nous servait avec cette même nonchalance mâtinée de fausse indifférence, ce flegme, et un humour que j’ai perçu aujourd’hui avant même qu’il en ait usé ? Lui, qui réapparaît 42 ans plus tard. Vous n’allez pas me croire, il n’a pas changé. Enfin, quelque chose en lui d’essentiel n’a pas changé, qui transparaît dans sa dégaine, sa façon de se mouvoir, cette expression si particulière de son visage. Et, bien entendu, à cette époque, il était habillé en garçon de café, à l’ancienne.

À la fin du déjeuner, je vais le voir, lui parle de cette période du Conti, de son accueil que nous apprécions.

Bien sûr, je l’oublie aussitôt. Jusqu’au jour où, deux ans plus tard, dans un bistrot de la ville que je fréquente de temps en temps, je le retrouve finissant son service, et je comprends aux quelques mots qu’il échange avec le patron qu’il y fait des « extras ». Deuxième apparition… Lorsqu’il quitte le bistrot, il me salue avec ce sourire énigmatique. Simple hasard ? Ou bien m’a-t-il reconnue ? Je ne le saurai pas.

Quand et où vais-je le voir réapparaître ?

Je pense alors à un ami, René. Lui aussi fréquentait le Conti. Je l’ai par la suite perdu de vue. Je reçois un jour un courrier au dos duquel je trouve quelques mots écrits par lui, il travaille au tri postal, et a vu passer cette lettre qui m’était adressée, il en a profité pour me faire signe. Du temps passe à nouveau. Lors d’un voyage avec des amis, à  Copenhague, je retrouve mon René dans une toute petite rue absolument pas touristique. Surprise des retrouvailles. Nous décidons alors de laisser faire ce joli hasard, sorte de pari. Quelques années plus tard, des amis, qui avaient monté une maison d’édition de livres pour enfants, me disent : « Tu as le bonjour de René… ». Un livre de René était en cours de publication chez eux !

Quand et où vais-je voir réapparaître le garçon de café ?

23 avril 2012

COUP DE SANG CHEZ LA REINE


Françoise Tomeno
23 avril 2012

Quand j’arrive chez la reine Delphine[1], la table d’à côté est occupée par une maman et ses deux enfants. Je prends, comme d’habitude, et comme Delphine nous invite à le faire, mon plateau, les couverts, un verre, et je m’installe. En me voyant arriver, Delphine me demande : « Poisson, aujourd’hui, ou boudin blanc purée de céleri ? ».  J’hésite un peu, mais ce sera poisson.

Pendant que Delphine s’affaire à servir les clients, il se passe à la table à côté une petite scène étonnante. La maman qui est déjà venue plusieurs fois (c’est Delphine qui le dira plus tard) n’a pas pris son plateau, et tout ce qui va avec, ses enfants non plus. Ils attendent qu’on les serve. Soudain, la maman : «  C’est quoi, les légumes ? ».
Delphine : « Purée de céleri et pomme au four ».

La maman s’engage alors dans une conversation animée et indignée avec ses deux enfants. Ça ne va pas du tout, ils n’aiment pas la purée de céleri, on aurait pu leur dire, ils vont devoir aller ailleurs, ils vont être en retard, et, sous-entendu, mais tout le monde dans le bistrot l’entend, c’est la faute de Delphine. Delphine qui, tranquillement, précise : « C’est écrit sur le tableau dehors, et sur la carte affichée au fond ».

La famille se lève, les trois ensemble comme un seul homme, et part fièrement, indignée d’être traitée de la sorte.

Seulement alors Delphine explose. Ça n’est pas la première fois qu’ils viennent, ils connaissent le fonctionnement, ils s’attendent toujours à être servis. C’est le style du quartier. On doit être à leur service.

Des personnes qui entendent être servies bourgeoisement. Avez-vous jamais vu une reine servir  «bourgeoisement » ?



PSYCHOLOGIE DE COMPTOIR



Françoise Tomeno
23 avril 2012

C’est sur ma route. Je passe par là presque toutes les semaines. Et comme je suis toujours en avance, je m’arrête chez Isa. Ce n’est pas vraiment un bistrot, chez Isa. Tabac presse, et on peut y boire un café. Isa, elle est toujours bien mise. Elle est courageuse,. Elle est seule à assurer, elle ne peut pas se permettre de fermer plus d’une demi-journée par semaine. Parfois elle râle un peu, quand la vie ne va vraiment pas comme elle aimerait, que les clients sont à peine polis.

Depuis quelques mois, quand je passe chez Isa, il y a une jeune maman avec son petit, qui grandit tout doucement. Ce petit m’a toujours sidérée par son humeur toujours tranquille et souriante. Un bébé qui va bien.

Ce jour-là, il chichougne, ça ne va pas comme d’habitude. Nous papotons comme souvent, et la maman s’inquiète de ce changement :  le petit ne supporte plus qu’elle s’éloigne de lui. Hum… Je lui demande l’âge du petit, à peine 9 mois.

Je fais ma psychologue ou je la fais pas ?

Allez, j’y vais. Je dis à cette maman que c’est peut-être tout simplement qu’il arrive à l’âge où on réalise qu’on perd un peu sa maman quand elle s’éloigne, et qu’on n’est pas sûr qu’elle revienne. A lors la vie devient un petit drame provisoire, puisqu’elle revient (en principe !...). « Pourtant, il a été attendu, celui là… » dit-elle.

Entre temps il s’est apaisé, et est à nouveau tranquille et souriant.

Alors elle me raconte : elle n’avait pas vraiment  souhaité cet enfant, il lui était arrivé comme ça ; le papa, qui, lui, souhaitait un enfant, était parti avant la naissance. Et tout doucement, au fur et à mesure que la grossesse avançait, il était là, bien en elle, bien à elle, son petit,  adopté, attendu, bien attendu.

Et puis il y avait eu Isa, la première à venir les voir, elle et son petit, à la maternité. Isa prend alors le petit dans ses bras, et je ne vous dis pas, ou plutôt si, je vous le dis, l’échange de regards, magnifique, entre Isa et le petit.

Joli ! Bien porté tu es, petit, bien portant tu seras…. ?


UN CAFÉ AU LAIT S'IL VOUS PLAÎT

Françoise Tomeno
22 avril 2012

Le Client, à la voix peu assurée: "Un café au lait, s'il vous plaît".
La Serveuse: "Un ristretto?".
Le Client: "Euh non, un plus grand...".
La Serveuse: "Un allongé?"
Le Client, de moins en moins assuré:" Euh... oui, avec du lait"


Un peu plus tard, la Serveuse apporte un allongé.

Le Client regarde dans sa tasse. Embarrassé, il lève le visage vers la Serveuse:
"Je pourrais avoir du lait?".
La Serveuse: "Ah, vous voulez du lait?".
Le Client, dont la voix est en train de disparaître: "Oui...."

Commentaires:
- si le client avait commandé un crème, il n'aurait sans doute pas eu tous ces soucis
- un café au lait, c'est ce que l'on boit chez soi, au petit déjeuner
- dans un hôtel, on dit: "Du café, avec du lait".

Conclusion: ah, les subtilités de la langue!


17 avril 2012

RECONNAISSANCE

Françoise Tomeno
17 avril 2012

Ces temps-ci elle est toute grise, le visage en peau de chagrin. Je la vois passer dans le quartier, courbe, sans regard au monde. Qui conduit l'autre: elle? Le chien de sa fille, Gaston? Entre eux-deux, une laisse. Est-ce la laisse qui la fait tenir? Laisse, laissée, lassée. je la vois là, dans la rue, trottiner, laissée par la vie, lassée de la vie.
La vie est grise pour Madame Klaus Kinski.

Ce jour-là, elle rentre dans le bistrot, toujours sans regard. Sa voix rauque énonce "un café, en terrasse". Elle ne m'a pas vue.

Et puis, juste avant de sortir, elle lève la tête dans ma direction. Et soudain, le visage s'élargit, la peau se détend, les yeux bleu d'acier allument leur petite lumière, un sourire donne sa forme définitive au visage de cet instant là.

Reconnaissance. Nous nous sommes reconnues. Elle est redevenue belle.

Ce sera bref, fugace. Elle repartira en terrasse pour pouvoir fumer sa clope. Cette fois, elle ne viendra pas s'asseoir à ma table pour que nous tenions conversation comme cela arrive parfois, souvent même.

Ces conversations avaient fini par me devenir pesantes, parce que répétitives dans la plainte, et je n'avais pas d'autre place que de recevoir, tel un réceptacle, cette plainte.

Aujourd'hui que sa beauté apparaît dans cette rencontre de visage à visage, avec ce sourire de reconnaissance, je me dis que ça valait bien la peine. 
Ca valait bien la peine de ces conversations sans retour, le retour était ailleurs.






09 avril 2012

JE VOYAGE

Françoise Tomeno
9 avril 2012

« Je voyage, je voyage
Dans les astres, les désastres
Et puis surtout les cadastres
Dans les maquis les marais
Tout en haut des minarets
Tout au fond des minerais
Et dans les estaminets......"

Jean Vasca, « Voyager ».


Parfois je vais chez David. Je traverse l’île, entre les bras du Cher, puis la grande avenue, et je vais jusqu’à la petite place.

David, c’est la stabilité même.
Il est tout le temps, presque tout le temps, à la même place, pile au milieu du comptoir. Derrière lui la machine à café, et la caisse. Il n’a pas besoin de se déplacer. Devant lui, entre lui et le comptoir, l’endroit où il fait les peluches, le journal pour les épluchures, la cuvette pour les légumes. Il fait la popote, David, il la fait bien. Une cuisine comme à la maison.

 De temps en temps il quitte l’immuable pour se rendre à sa gauche, dans sa cuisine. On l’entend, on le voit si on se penche sur le comptoir. Parfois, il faut l’appeler pour payer. Et puis il revient à sa place.

J’ai l’impression que cette place dans le milieu est son fuseau horaire, dans lequel il revient tout le temps. Peut-être aussi le nôtre, à nous qui venons régulièrement. Je crois que si je parle de fuseaux horaires, c’est parce que David est un passionné de trains. Que j’affectionne les longs voyages, comme le Transsibérien que j’ai pris… allez, il y a une trentaine d’années maintenant.

Dans le bistrot, des affiches et une photo.

Des affiches des Chemins de Fer Paris Orléans, « Côte Sud Bretagne, Audierne », « Le Casino d’Enghien-les-Bains », « Le Golfe du Morbihan  et ses circuits automobiles », « La Touraine, Jardin de la France, Capitale Tours, Golf, Circuits Automobiles aux Châteaux historiques ». Un petit tableau de bois est  accroché sur le haut du comptoir : « Annecy-Saint Gervais- Chamonix, le TransAlp ». Ces affiches-là sont joyeuses et colorées, invitant au tourisme et à l’insouciance.






Des affiches de film : « La Bête Humaine », avec Jean Gabin, de Jean Renoir, « Les portes de la Nuit », de Marcel Carné. Affiches sombres et graves. Mais quand on aime les trains comme David, on ne compte pas, on garde tout, le grave et le léger, on ne fait pas de tri.




Et puis la photo du train express n° 56, le Grandville Paris, qui, le 22 octobre 1895, traversa le mur de la façade de la Gare Montparnasse et « tomba dans la rue ».





Quand je nous vois aller et venir, nous, les habitués, nous installer, faire nos petites affaires (le journal est un moyen d’échange riche d’attentions réciproques, une fois qu’on s’est repérés comme liseurs), repartir vers nos occupations, et puis revenir le lendemain, ou la semaine d’après, j’ai l’impression que pour nous le bistrot, et peut-être même David, c’est en quelque sorte notre fuseau horaire où nous venons nous reposer régulièrement.

David sait y faire, une attention pour chacun, il connaît des prénoms. Beaucoup d’artisans fréquentent ce bistrot, et y viennent avec leurs tout jeunes apprentis. Ceux-ci sont tout gênés au moment de la commande : les patrons et les ouvriers prennent souvent un café, une bière ; eux sont un peu désemparés, pas l’habitude. David souhaite à tous bon courage.

Et moi, quand je suis chez David, avec tous ses trains, je pense au mien, de train, mon Transsibérien. Ça m’avait pris comme ça, tout d’un coup. Autour de moi, c’était l’étonnement. Jamais je n’avais voyagé aussi loin, seule. Mais j’étais déterminée, sans du tout savoir pourquoi.

Je suis partie un 15 juillet, je me souviens avoir vu la veille du départ le feu d’artifice à Paris, avec les amis chez qui je logeais. J’avais choisi de faire tout le trajet, de Tours à Vladivostok, en train.

Paris-Moscou, en  trois jours, départ gare de l’Est. Émotion, bien sûr. Pas de bistrot dans le train. On partage la nourriture avec ceux qui n’ont pas prévu le coup. Nous traversons la Pologne. Les affiches de Solidarnosc sont partout. Pensées. Pensées également pour celles et ceux qui ont fait cette traversée sans retour, trains noirs, Nacht und Nebel.

Je voyage, je voyage
Dans les astres les désastres
Et puis surtout les cadastres.

À la frontière russo-polonaise, à Brest Litovsk, il faut changer de bogie, l’écartement des rails est plus large en URSS (c’est encore l’URSS). On a le choix de rester dans le train, ou de descendre sur le quai. Je reste.

Je ferai deux courts séjours de quelques jours, en Géorgie d’abord, puis en Arménie. J’ai choisi ces républiques parce qu’elles étaient connues pour leur tempérament de résistance. En Arménie, je me fais piquer par une bestiole qui va changer tout mon voyage.

Départ, après deux jours passés à Moscou, par le Transsibérien. Le train mythique est là, rutilant. Ce sont encore à cette époque-là des locomotives à charbon, et on se prendra les petites poussières de charbon dans les yeux, sur les vêtements. Plaisir de retrouver ces impressions d’enfance quand nous partions par le train en vacances. On s’installe, c’est le soir. On commence discrètement à faire connaissance, repérer les lieux, et le voyage commence.
On franchit quasiment un fuseau horaire par jour, et nous sommes vite perdus dans le temps. Nous, des voyageurs qui faisons progressivement connaissance. Deux jeunes Suisses sont partis avec tout ce qu’ils possèdent sur le dos. Ils partent d’abord au Japon, puis tour du monde, en travaillant ici ou là, selon les trouvailles. Un autre Suisse, un peu plus âgé que nous tous, part rejoindre un ami à Oulan-Oude, en Mongolie. Un immense Canadien, qui ne circule qu’avec Suzanne, sa bicyclette ; il travaille six mois de l’année, puis voyage les six autres mois. Un Danois d’origine russe, qui revient d’une visite à sa famille en Ukraine. Un autre Danois, Knut. Et puis Christine, française, sans qui j’aurais eu bien du mal à terminer le voyage.

Notre point de stabilité, c’est le bistrot dans le train, le wagon-restaurant. Au bout d’un moment, nous sommes tellement décalés dans le temps, que nous nous pointons là-bas sans plus très bien savoir quel est le repas qu’on sert à cette heure-là. On prend ce qui se présente, et on réalise à peu près quelle heure il est. En fait, tout le train est un immense bistrot. Dans chaque wagon, un homme et une femme se relaient pour le ménage, mais aussi pour le thé toujours disponible dans un samovar, et aussi le  kéfir russe, lait fermenté dont je raffolerai.




Je découvre tout doucement que je suis « malade ». Autour de la piqûre d’insecte se développe un anneau enflammé, qui grandit à toute vitesse. Ça avait commencé dès Erevan, la capitale de l’Arménie, mais ça ne m’avait pas inquiétée plus que ça. À Moscou, on m’avait envoyée dans une sorte de pharmacie où il fallait faire la queue, présenter le papier qu’on m’avait donné à l’hôtel où je logeais, attendre un autre papier, pour me voir délivrer après trois heurs d’attente quelque chose comme de l’ultra-levure.

Nous faisons halte à Irkoutsk, et je demande à voir un médecin. L’interprète me dit d’attendre dans la chambre. Finissent par arriver deux immense gaillards, je n’ai pas le temps de dire ouf, me voilà avec une piqûre qui me fera dormir toute la journée. Pendant ce temps-là, les autres feront la promenade sur le lac Baïkal.

Ça ne m’empêchera pas de prendre plaisir à une étrange soirée dans un restaurant, au cours de laquelle des touristes russes un peu ivres nous manifesterons l’amitié entre les peuples d’une façon très théâtrale. Nous dirons au revoir à ceux d’entre nous qui nous quitterons là, sans avoir, la nuit d’avant, dans le train, bu du champagne ukrainien, en chantant… « Mon beau sapin »…. Je vous jure que c’est vrai. La seule chanson que toute notre petite troupe connaissait.

Notre bistrot dans le train continue de nous servir de point de stabilité, de retrouvailles. Après à nouveau quelques jours, nous voici arrivés à Khabarovsk. Cette fois je m’énerve et exige de rencontrer un médecin, ce que j’ai est de pire en pire et je commence à être inquiète. J’en ai bien sûr parler à Christine. Une interprète m’accompagne à l’hôpital, discute en russe avec le médecin, jusqu’à ce que j’entende le mot « septicémie ». Alors là je me mets en colère et demande qu'on me traduise. « Ce n’est rien, Mademoiselle, non non, ne vous inquiétez pas, c’est juste une hypothèse ». On me précise que je peux  continuer le voyage jusqu’à Vladivostok, prendre le bateau pour le Japon, le tout sans surveillance médicale. Autre possibilité, faire le trajet inverse en avion.

De retour à l’hôtel, j’explique tout ça à mes camarades. Je n’ai pas l’argent que coûte le voyage de retour en avion jusqu’à Moscou, puis un Moscou-Paris. Il se passe alors quelque chose de bien joli. Chacun me prête une somme d’argent, Christine, qui retrouve son compagnon à l’arrivée au Japon, s’engage à rembourser tout le monde, charge à moi de la rembourser lorsqu’elle sera de retour en France. Ça valait la peine de se perdre dans ses fuseaux horaires, de se retrouver ensemble dans le point fixe du bistrot dans le train, et de boire du Champagne en chantant « mon beau sapin ».

Mais autre chose encore valait la peine. Après encore quelques péripéties, je suis enfin de retour en France. Le médecin de Khabarovsk a eu l’idée de me donner un antibiotique, et ça commence à aller mieux. Je n’avais pas de septicémie, mais quelque chose de pas très génial non plus, qu’il fallait soigner vite. Ce qui s’est fait.

Je retrouve alors mes copines, et leur raconte mon aventure. J’ai failli mourir, je n’avais pas pris d’assurance pour la partie asiatique de la Russie. J’ai arrêté mon voyage à Khabarovsk, juste après avoir franchi le fleuve Amour. Mes copines se tordent de rire. Faire tout ce long voyage, franchir le fleuve Amour, et rentrer en courant dans son fuseau horaire parce qu’on a manqué mourir, ça n’est pas banal.

Au fond, dans la vie, qu’est-ce qu’on fait d’autre que de traverser des passages ? On craint de s’y brûler les ailes, ou bien on s’y repose. On y fait des rencontres, et certaines comme celles du Transsibérien peuvent être secourables. On est parfois perdus et bien contents de trouver un point de repère, comme dans le bistrot du Transsibérien. On découvre des petits coins accueillants comme chez David.

On traverse ainsi la vie avec plus ou moins de bonheur. On découvre la vertu des « traverses », ces pièces de bois que l’on pose sous les rails, pour en maintenir l’écartement et l’inclinaison. Maintenir l’écartement dans la vie, la différence, sans lesquels l’air serait irrespirable. Maintenir l’inclinaison de la vie, sans laquelle la vie serait d’une raideur à mourir.
Et puis, si on franchit un obstacle, comme le fleuve Amour, sans en mourir, avoir le flan de poursuivre le voyage, de faire le tour avant de revenir dans son fuseau horaire. Ce n’est tout de même pas la même chose que de revenir dans l’autre sens en courant.








« Je voyage, je voyage
Dans tout ce grand bric à brac
Où je divague et je vaque
Où je déraille et délire
Avec les taupes les tapirs
Attendant le grand départ
La traversée du miroir
Je voyage, je voyage »

Jean Vasca, « Voyager  »



- Video de 1967, précédée d'une courte interview, 
- ou enregistrement audio, aller à "Voyager"





17 mars 2012

CONVERSATION ORDINAIRE

OU
MADAME KLAUS KINSKI PENCHE ENCORE
OUI, MAIS ELLE PENCHE A DROITE
QUOIQUE…..

Françoise Tomeno
17 mars 2012

Depuis quelque temps, elle passe souvent quand je suis au bistrot, et vient de suite me rejoindre. Il a même fallu un jour que je fasse valoir que j’avais du travail, ce qui était vrai. Je devais lire « Soigner la folie, une vie au service de la clinique », un très beau livre qui rassemble des textes d’une grande dame de la Psychiatrie et de la Psychothérapie Institutionnelle, Hélène Chaigneau, et des entretiens qu’elle a eus avec Joséphine Norah Puel.

Mais pour l’heure, les « entretiens » (tenir entre), je les ai ici, au bistrot, avec Madame Klaus Kinski. Nous devisons de choses et d’autres, le chien qui a mal à la patte, la pharmacienne amie…. Et soudain je suis frappée : Madame Klaus Kinski affiche toujours une courbure du corps, mais cette fois-ci vers la droite. Il me faudra aller vérifier la chronique où j’ai parlé d’elle précédemment [1] pour m’assurer que j’y décrivais bien la façon dont elle inclinait sa tête vers la gauche, jusqu’à donner l’impression qu’elle voulait la faire entrer à l’intérieur de son corps. Vers la gauche, pas vers la droite.

Je tourne alors mon attention vers ce changement : oui, c’est bien vers la droite qu’elle penche, et cette fois la tête tient, ne cherche pas à s’enrouler vers l’intérieur. Madame Klaus Kinski converse, là est la différence, elle est en face de quelqu’un.

Le lendemain, je vérifie que ça tient bien vers la droite lorsque nous échangeons. Nous parlons alors des choses « ordinaires » de la vie : les relations mère-filles, les liens des petits enfants avec leurs grand-parents, les affaires de famille, quoi. La conversation dure un moment jusqu’à ce que mon attention soit retenue à nouveau par une modification de posture de Madame Klaus Kinski. La tête ne penche plus, elle est simplement appuyée, délicatement, sur la main, le coude sur la table. C’est une belle posture, reposée, celle de la tournure qu’a pris notre conversation.

Et soudain (j’utilise souvent « soudain », n’est-ce pas ?) je réalise que j’ai exactement la même posture…
Ca rit à l’intérieur de moi. Laquelle de nous deux a « engagé » la tournure de la conversation ? 
Allez savoir !

11 mars 2012

LA BOÎTE À MOMO

Françoise Tomeno
11 mars 2012

Cela aurait dû s’appeler « le porte-clef de Momo ».

Le bistrot a été fermé pendant une semaine, pour travaux. Vieille moquette remplacée par du parquet,   peinture fraîche.

Pendant les travaux, il était amusant de croiser l’un ou l’autre se rendant sur une « position de repli », comme me l’a dit Daniel, un habitué qui ne m’avait encore jamais adressé la parole ; la fermeture du bistrot nous faisait nous reconnaître comme faisant partie du même village…. Ou bien la rencontre de deux copines qui n’avaient pas vu la pancarte annonçant la semaine de fermeture, et qui rentraient bredouilles à la maison, sans position de repli, elles…..

À mon retour, j’apprécie. Le parquet, même faux et flottant, est du plus bel effet. Il fait d’autant plus regretter les anciennes tables, remplacées il y a un bon moment déjà, dont les plateaux étaient en vieux bois foncé, bien marquées par les traces du temps et de l’usage. Les nouveaux plateaux sont sans doute plus fonctionnels et plus en accord avec les normes de l’hygiène. N’empêche, moi et mon amour des vieilleries, et particulièrement des vieux bistrots, nous sommes au regret.

Ne chipotons pas, la nostalgie ne dure qu’un temps, court, heureusement, c’est la vie dans le bistrot qui compte.
Je remarque alors quelque chose que je n’avais encore jamais vu ici. Il y a derrière le comptoir, fixé sur le mur, une boîte à clef en acajou, avec les encoches pour les clefs, en laiton, façon vieil hôtel des années vingt ou des années trente. Je trouve ça très beau, mais je me demande ce que ça fait là, vu que le bistrot n’est pas un hôtel. Je suis intriguée, mais n’ose pas demander.

Le temps passe et, un jour, je surprends un bout de conversation entre le patron et un client. Il lui explique que c’est Momo qui a apporté ça, puis je perds la suite de la conversation. Momo c’est Momo[1]. Il fréquente le bistrot régulièrement, y apportant la récolte de ses fouilles dans dieu sait quels lieux, poubelles ou autres ? un chineur de première. Je ne sais pas comment il se débrouille, Momo, mais ce qu’il apporte est toujours propre. Il donne, Momo, il ne vend pas, il n’échange pas. Ou plutôt si, il échange, contre de l’attention, voire de l’affection. C’est sa façon à lui d’engager la conversation, et ça lui évite certains jours de se précipiter sur une femme pour lui faire la bise. Je suis tout émue, avec mon cœur d’artichaut, de ce que le patron ait accepté de faire trôner sur le mur du comptoir un objet de Momo. Je commence à me faire un film, me demandant où Momo a bien pu dénicher un porte-clef d’hôtel des années trente. Je pense à la coiffeuse que j’avais autrefois, en loupe de fruitier, qui avait navigué sur un paquebot des années trente, et qui me donnait l’impression d’être en pleine mer quand j’étais dans ma chambre. Quand je démarre comme ça, rassurez-vous, je sais que je rêvasse, que je comble les blancs de l’histoire par une rêverie.

Un jour où Michel est de service, je m’approche pour lui demander des précisions. Michel est l’ami du fils d’une amie, ça nous fait des liens. Michel m’explique que c’est bien Momo qui a apporté ce… cette… boîte à thé ! Que l’idée était de mettre des sachets de toutes les sortes de thé vendues dans le bistrot, dans leur enveloppe en papier, dans les cases en métal. Mais voilà, la boîte était pour des sachets Lipton, et les sachets du bistrot sont trop gros. Alors ils sont dans la boîte.

Et je découvre d’un seul coup que le porte-clef est en fait le couvercle d’une boîte à thé, que celle-ci n’est pas en acajou, mais en contre-plaqué peint, et que les cases en laiton sont en vulgaire métal doré. J’ai envie de rire…..

Et puis je me dis que ça ne change rien à l’affaire. Momo a pu apporter sa marque et la rendre visible dans ce bistrot qui lui a fait une place à ce point. La boîte n’a pas pu servir à ce à quoi elle avait été destinée dans un premier temps, et pourtant, on l’a gardée. Momo est là, et ce qu’il a apporté a trouvé usage, a trouvé sa place. Et je suis toute contente pour lui.

D’accord, ça n’était pas un porte-clef d’hôtel, d’accord, ça n’était pas des années trente, d’accord, l’acajou n’était pas de l’acajou. Mais c’était un don, un vrai don, de Momo, et quelqu’un avait été là pour l’accueillir.

Tout ça, c’est comme dans la vie : derrière ce qui nous semble briller de ses pleins feux, par exemple ce que l’on aurait tendance à idéaliser, peut se cacher parfois un ordinaire tout simple, mais dont la singularité et l’unicité clignotent comme une luciole. Accueillir la luciole suppose d’abandonner les pleins feux. Alors seulement on peut la saisir

Je pense à ce que  j’avais entendu dire, à la télévision, il y a très très longtemps, par Vladimir Jankélévitch :
« La vie est une occasion, il faut la saisir ». Une occasion, comme la boîte à Momo.
La vie, ordinaire, nous offre ses lucioles.




[1] Voir sur ce blog « Meurtre d’une petite cuillère »