Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

15 juillet 2011

AU BUFET DE LA GARE DE St PIERRE DES CORPS

Françoise TOMENO
14 juillet 2011

Ça fait juste un peu plus d’un an. Je l’attendais au buffet de la gare de St Pierre des Corps.

J’aime beaucoup le buffet de la gare de St Pierre des Corps, eh oui ! Chaque fois que je prends le train, je viens un peu plus tôt, et je prends mon petit crème. Il y a là une serveuse qui me touche beaucoup. Pleine d’énergie, elle a un petit mot pour l’un ou pour l’autre, et a fini par me repérer. À force, j’ai pris l’habitude de lui dire le motif de mon déplacement : souvent professionnel, ça l’intéresse ; mais aussi parfois pour me rendre à une expo, un spectacle, elle en connaît un rayon dans ce secteur-là, on discute.

Ce jour-là de juin 2010, ça n’est pas moi qui prends le train. J’attends Françoise,  « Françoise l’autre », comme elle aime à dire, ou « l’autre Françoise ». Elle s’annonce toujours comme ça quand elle téléphone ou laisse un message. Depuis ce matin, elle n’arrête pas de me téléphoner, c’est le bazar à la SNCF. Son train va bientôt partir, mais non, puis peut-être, mais pas encore. Puis il est arrêté en pleine voie. J’attends, j’attends, et entreprends le garçon qui sert en salle  sur les ravages de la privatisation en marche.

Françoise l’autre, je l’ai rencontrée quand elle faisait des recherches à Mettray, sur la Colonie Pénitentiaire Agricole, avec une équipe de chercheurs du CNRS. Françoise Tétard, Historienne, Ingénieure chercheur au CNRS. Elle avait trouvé dans un coffre renfermant des archives à Mettray, un texte manuscrit que j’avais écrit lorsque, jeune analysante, je cherchais désespérément ce qui avait attiré mon père sur les lieux de cette ancienne Colonie Pénitentiaire Agricole, pour y ouvrir un établissement « où des enfants seraient heureux là où d’autres avaient été malheureux » disait-il (il semble qu’il ait assez bien rempli la mission qu’il s’était donnée).

Françoise et sa collègue Monique Brisset étaient venues me rencontrer, et le temps aidant, Françoise, était devenue mon amie. Elle connaissait mon goût pour l’écriture de petites histoires, professionnelles, et elle avait lu Jésus, petite chronique de bistrot ; je lui parlais souvent des scènes que j’avais observées dans les bistrots. Elle m’encourageait à écrire toutes ces histoires.
C’est parce que ce genre d’écriture lui plaisait, et à cause de ma profession, qu’elle m’avait fait part de son souhait que nous écrivions ensemble un livre sur la réouverture à Mettray d’un établissement pour enfants.  J’ajoutais toujours que c’était aussi parce que j’étais la fille de mon père. Mais elle rétorquait que si je n’avais pas été psychologue psychanalyste, elle ne me le l’aurait pas demandé. Le livre devait s’appeler « Mettray, cet obscur objet du désir ». Elle était l’historienne qui assurait la rigueur et le contenu, elle me choisissait pour l’écriture.

Enfin elle arrive, et je lui raconte mon attente au buffet, mes rêvasseries sur Mettray, mon enfance. « Il faut que tu écrives ça », dit-elle. Je lui dis que la salle d’archives où nous allons aujourd’hui, à Mettray, est mon ancienne chambre, ce qui me fait bizarre. Je lui raconte mes révisions du bac, quand je me levais très tôt, quant tout était silencieux. Arrivées à Mettray, dans « ma chambre », je retrouve les bruits du dehors, les voix des garçons au travail, le bruit de leurs outils, celui du vent dans les mêmes arbres que ceux de ma jeunesse, les parfums, quelque chose de l’immuable, des bruits soyeux comme un silence : « Ca, tu le mettras dans le livre, ce sera ton texte à toi ».

A la fin de la journée, je l’ai conduite à la gare de Tours, nous avons pris un pot au buffet, il faisait chaud et beau.

Je n’ai jamais revu Françoise après ce jour de juin 2010. Juste un coup de fil en juillet pour fixer nos rendez-vous  à la rentrée pour la poursuite  de notre travail. Françoise s’est tue. Elle a tu sa maladie. Elle est partie le 28 septembre 2010.

Le livre n’aura pas lieu.
Les petites chroniques de bistrot verront le jour, j’aurais aimé que Françoise les lise, et j’ai en tête nos rires et nos discussions sans fin dans sa maison de Montmartre. Nous en aurions parlé pendant des heures. 
J’aime toujours le buffet de la gare de St Pierre des Corps.