Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

21 juillet 2011

MEURTRE D'UNE PETITE CUILLÈRE

Françoise Tomeno
21 juillet 2011


Ce mardi, 9h.45. L’atmosphère est calme, les uns et les autres vont et viennent : entrée de l’un, sortie de l’autre, paroles brèves. Karim est installé au bar, juste derrière moi ; ou plutôt, je me suis installée juste devant lui. Je ne le connais pas plus que ça, Karim ; je l’ai juste aperçu une fois ou l’autre, ici. Ce matin, il n’a pas l’air très en forme, sans doute déjà un peu parti dans les brumes de sa vie, grâce à quelque produit, dirons-nous, « toxique ».

Pas très en forme, mais, pour autant, bavard. Il m’entreprend, et je dois dire que je me laisse attraper par un mot, un seul, celui de la ville de Lausanne en Suisse, d’où il arrive, dit-il ; il se trouve que des membres de ma famille y habitent. Je suis incorrigible, je pense toujours que si quelqu’un parle de la Suisse, il connaît quelqu’un de chez moi. Il faut dire que j’ai un cousin qui a été député, et puis… que, lors d’un voyage dans le Trans-Sibérien, j’avais rencontré un couple de deux jeunes Suisses, qui venaient de Lausanne. On avait eu le temps d’engager la conversation, ça dure plus d’une semaine, le voyage, avec les haltes. Et j’avais appris qu’outre le fait qu’ils avaient emporté tout ce qu’ils possédaient dans leurs sacs à dos, ils connaissaient le Théâtre 11, et mon cousin François qui en faisait partie.

Alors de là à prêter une oreille attentive à Karim… !

Mais je  me lasse vite : Karim s’adresse à moi, comme il s’adresserait à n’importe qui d’autre qui serait dans son paysage immédiat. Sa parole se déroule sans interruption, se déverse pour ainsi dire. Dans un premier temps, je me dis qu’il est là, au bar, comme échoué sur un rivage. Mais très vite je me rends compte qu’il n’est pas l’épave échouée, mais le flot qui l’a transportée ; une énorme vague qui n’en finit pas d’arriver, et dont on ne sait pas quand elle repartira. J’essaie alors de me remettre à la lecture du Monde Diplomatique (ça m’arrive parfois). Cependant, Karim ne me lâche pas. Au bout de quelques minutes, il m’a déjà raconté une bonne  partie de sa vie.

Mais, comme toujours, Marco veille ; c’est lui qui assure le service au bistrot ce matin. Comme il sait le faire avec beaucoup d’élégance, il signifie à Karim qu’il faut qu’il laisse les clients tranquilles, qu’ils ne sont pas obligés de l’écouter.

Moment de répit dans le bistrot, Marco va bavarder avec des clients qui sont en terrasse, les fumeurs (nous sommes en hiver, à part eux, il n’y a pas grand monde en terrasse).

Karim m’a lâché les baskets (c’est fou l’autorité qu’il a, Marco !). Le temps se déroule, tranquille, sauf peut-être pour Karim, que je n’arrive pas à imaginer tranquille.

Momo s’active. Momo fréquente très régulièrement le bar. Je ne sais pas quel âge il peut avoir, Momo. On pourrait dire de lui que c’est une personne handicapée. Je trouve que ça ne dit pas grand-chose. Momo, c’est Momo. Il aime quand Marco est là. Marco veille sur lui avec un talent qui fait toute mon admiration (je me suis même demandé s’il n’avait pas fait une formation d’éducateur, ou d’infirmier Psy, façon à l’ancienne, avant cette foutue période où on se met à prendre les fous pour des personnes gravement dangereuses, et même quasiment des sous-hommes. Mais non, Marco, il fait ça naturellement, comme il respire). Marco ne s’en cache pas, il aime aussi Momo ; Momo fait partie de ses « loulous », comme il dit. Attention, tout le monde ne peut pas faire partie des loulous de Marco. Il faut avoir quelque difficulté dans la vie (ça, ça ferait déjà pas mal de monde), et avoir ce je ne sais quoi qui fait que Marco va s’intéresser à vous. Peut-être être un peu seul au monde, par exemple. Marco dit parfois, avec un grand sourire attendri (pourtant, il ne s’attendrit pas si facilement, le Marco…) que Momo c’est le préféré de ses loulous.

Momo, ce jour-là, s’occupe à desservir les tables. Il fait ça souvent, et c’est une responsabilité que Marco lui confie. Il est en train de desservir juste derrière moi. Tout à coup, je le vois filer vers la sortie, vers la porte du  bistrot. Celle-ci est entrebâillée, et Marco est là, sur le seuil. Et là, je suis sidérée : Marco a senti le rythme de Momo, un rythme inquiet, alors que moi je n’ai vu qu’un Momo qui marchait vers la sortie. Marco se retourne.

« Qu’est-ce qui se passe, mon Momo, c’est quoi le drame ! »

Momo répond quelque chose que je ne comprends pas. On ne le comprend pas toujours très bien.

« Quoi ? Tu as tué une petite cuillère ? C’est quoi cette histoire de meurtre de petite cuillère ? »

Ils reviennent tous deux à l’intérieur du bistrot, vers la fameuse table. Marco continue de commenter : «Quoi, elle a disparu, la petite cuillère ? ». Et il inspecte la table, finit de débarrasser avec Momo, passe derrière le comptoir, où Karim n'a pas bougé et est toujours accoudé : « Mais on s’en tamponne le coquillard, de la petite cuillère, mon Momo. Personne ne s’en apercevra, qu’elle a disparu, cette petite cuillère ».

Momo est apaisé, Marco a parlé.

Et Karim, tout perdu qu’il était dans ses paysages les plus intimes et les plus fantasques, prend alors la parole, et conclut, d’un air solennel : « Marco, c’est un prince ! »