Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

15 juillet 2011

LE MONSIEUR GRIS

Françoise Tomeno
14 juillet 2011


Je ne l’avais encore jamais vu. Il semble pourtant un habitué, je l’entends au ton de la voix de Marco, le serveur de service ce jour-là, quand il s’adresse à lui. Gris de visage, gris de vêtement, il est chaussé d’immenses chaussures pointues façon Santiag’s; sans doute le nécessaire pour tenir debout : ça vous allonge la surface de sustentation. Couvert de grisaille, il a juste sur le dos une note bleue, son sac. Son sac, bien plein, de plaintes, de soucis, qui semble ne contenir aucun espoir.

Il en sort justement une, de ses plaintes, qu’il déroule, longue, longue. Édenté, il a une  articulation toute à son image, un peu déglinguée, et j’ai un peu de mal à comprendre ce qu’il dit. Mais ça dure un moment, et je m’habitue : il est question de sous, qu’il n’a pas, bien sûr. Il semble préparer un terrain que Marco paraît connaître également. Et puis la plainte se transforme, il a des soucis de santé : « Je jette du sang !... ». Marco, royal comme à l’habitude, l’arrête avec autorité : « M’en parle pas, va voir le médecin » ! Il me sidère toujours, Marco, avec sa pertinence et la connaissance qu’il a de chacun, au point d’adresser des paroles très singulièrement choisies selon qui lui adresse la parole ou le prend à témoin.
Ça l’arrête, le Monsieur gris, tout net. Il s’est légèrement déplacé du comptoir sur lequel il était venu échouer, et, subtilement, il s’est dirigé vers une table où une tasse attend qu’on la débarrasse. Il prend la tasse, et veut la finir, il y reste du chocolat. Marco veille, mais comme on aimerait que chacun veille : « Tu t’crois au 320 ? ». Le 320, c’est un bar tout proche, un peu glauque.

Et…. Marco lui sert, gratos, une vraie tasse de chocolat.

Elle est pas belle, ce jour-là, la vie ?