Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

05 août 2011

BERLINER CAFE

Françoise Tomeno
5 août 2011

Berlin, Rosenthalerstrasse 41. Nous sommes à la terrasse d’un café, dans la première cour des « Hakesche Höfe[1] », un ensemble de huit cours qui communiquent toutes entre elles. La première, où nous sommes, est de style « Jugendstil ». Comme toujours avec l’Art Nouveau, je me sens « heimlich », comme à la maison. Et puis le café est confortable, l’intérieur fait penser à la Belle Époque, il n’y manque qu’un piano.

Mais voilà : nous sommes aussi dans l’ancien quartier juif de Berlin, et dans Berlin-Est, ancienne RDA. Et moi, il ne faut pas grand-chose pour que ça me taraude, la période nazie, et le communisme. Tout ça pour cause d’antécédents familiaux.

Et je me demande si cet espace bobo confortable est ce qu’on fait de mieux pour faire vivre la vie après ces deux blessures qui ont touché l’Allemagne, et particulièrement ce quartier, cette cour. Quartier pauvre, meurtri pendant la période nazie, et laissé quasi à l’abandon par la RDA.

Certes, on n’allait pas faire du quartier un Musée. Mais j’ai le sentiment qu’on a vite fait, ici comme ailleurs, dans notre monde où l’on vend et où l’on achète du spectaculaire marchandisé, d’en recouvrir les espaces qui ont fait mal à la vie collective. On peut lire dans un document ventant l’intérêt de ce quartier[2]: « Dans ce plus grand ensemble architectural de cour fermée d’Allemagne, on ne s’ennuie pas - restaurants, cinémas, théâtre, cabarets et spectacles de variétés contribuent à faire des Hackesche Höfe un centre de loisirs et de services très fréquenté. En outre, ce site abrite de nombreuses habitations.

Les habitations près du Hackesche Markt, dans la Oranienburger Straße, au Oranienburger Tor ou au Koppenplatz sont très recherchées et font partie du Berlin branché ».

De retour, taraudée par ces questions, et dans l’empêchement d’en écrire quoi que ce soit qui ne soit ni lourd ni larmoyant, je tomberai sur une info qui m'avait échappé pendant ce très court séjour à Berlin : le « Tacheles », juste un peu plus haut dans le quartier, Orianenburgstrasse[3]. Ce bâtiment, construit en 1909, a abrité pendant la deuxième guerre mondiale les bureaux du Front du Travail, « Arbeitsfront », association allemande de travailleurs et d’employeurs soumise au parti nazi et créée après la dissolution des syndicats. C’est ici que la RDA a logé une école d’art, et l’unique cinéma d’art et d’essai de Berlin-Est. Et c’est  là qu’en 1990 des squatters ont envahi l’immeuble promis à la démolition par la municipalité. Une quarantaine de peintres, sculpteurs, photographes, vidéastes, musiciens, et écrivains, de l’Est, de l’Ouest, mais aussi du Monde entier, s’y sont regroupés. Ce lieu n’est pas subventionné par l’État. Il est aujourd’hui menacé de fermeture[4].

En yiddish, Tacheles veut dire « parler franchement ». Chaque fois que les habitants du Tacheles sont menacés d’être expulsés, ils affichent le slogan : « Les idéaux sont en ruine, sauvez cette ruine ». 

Je retournerai à Berlin. J’espère que le Tacheles sera toujours là, et que je pourrai aller prendre un café au café Zapata[5].


25 juillet 2011

CAFÉ COMPTOIR 2 : MADEMOISELLE HAUTE-COMME-TROIS POMMES.

Françoise Tomeno
25 juillet 2011

Un dimanche de juillet. J’ai fait ma petite ballade, je termine mon déjeuner au Café Comptoir.

 Aujourd’hui, jour avec enfants.

Il y a de la place pour les enfants, ici : les sets de table sont en papier kraft, et, prévu ou non à l’origine, ils servent de papier à dessin. Et les crayons, y a qu’à aller les chercher dans le Frigo du Livr’échange. Oui, il s’appelle comme ça. Une ancienne vitrine réfrigérante de bistrot, où on trouvait les bouteilles, les canettes. Il y a la même à l’autre bout de la salle, mais cette fois-ci pour son usage officiel.
Dans le frigo du Livr’échange, on trouve des livres, bien entendu, pour les grands, pour les petits ; on peut en prendre, en déposer ; il y a aussi des jeux, des jeux de société, des revues. Et il y a les crayons.

Aujourd’hui, les enfants sont de sortie, c’est vacances. Il y a les enfants des « Filles »*, il y a les enfants qui viennent avec leur éducateur préféré, ils viennent juste d’arriver.

Je m’apprête à ranger dans mon sac toutes mes petites affaires, bouquin, programme de ciné.

C’est alors que je la remarque, Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes. Elle est arrivée avec son papa, un habitué, la trentaine, toujours très souriant, attentif.

Elle, Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes, je n’ai pas encore eu l’honneur. Elle est là, à deux pas, près d’une table, serrant tout prés de son cœur une belle tige de passiflore, qui a déjà trouvé accueil dans une petite carafe : quelqu’un veillait aux enfants, ici, on veille toujours aux enfants.

Un Monsieur s’est approché et veut absolument lui faire dire « passiflore », et lui pose trois fois la question : « Comment elle s’appelle, cette fleur ? ». Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes, de guerre lasse, finit par lui dire  « passiflore », mais vraiment, ça n’est pas ça qui la préoccupe. Elle dit qu’elle voudrait dessiner, et l’éducateur qui veille aux siens, d’enfants, et aux pas-siens, apporte dans les trois secondes le fameux papier kraft.

Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes pose alors la carafe et la belle tige de passiflore sur la table, sur le set en papier. Elle essaye obstinément de faire tenir tout droit la belle tige fleurie, mais vous savez bien ce que c’est, ça ne tient pas comme ça, les tiges de passiflore ; il faut les palisser si on veut qu’elles aient le nez en l’air.
Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes s’obstine, déterminée.
Bon, décidément, ça ne marche pas.

Arrivent alors les crayons, toujours par la grâce de l’éducateur qui s’occupe de ses enfants et des pas-siens. Elle les serre contre son cœur, les crayons, comme elle serrait tout à l’heure la tige avec ses belles fleurs de la passion toutes blanches. Elle est grave, en cet instant, Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes. Comment faire avec une fleur qui ne veut pas être comme on voudrait qu’elle soit ?

«  Je vais essayer de dessiner ma fleur » dit-elle.

Puis : « Je sais pas dessiner les fleurs ….. ».

Silence.

« Je vais essayer de dessiner MA fleur ». Le ton, cette fois, est tout à la fois déterminé, interrogatif, dubitatif, cherchant l’approbation, et au final, déterminé encore une fois.

C’est le moment où je quitte le bistrot. Je n’ai pas vu la fleur dessinée. Peut-être que là, sur le papier kraft, elle se  tenait bien droite, fière d’avoir été adoptée par Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes. Ou bien elle se laissait dégringoler négligemment sur le sol, sur la table. C’est beau aussi, les passiflores, quand ça s’étale ; il faut juste faire attention où on met les pieds, pour ne pas les écraser.

Je voudrais vous dire quelque chose, Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes : puissiez-vous garder longtemps, longtemps, allez, tiens, toute votre vie, cette belle détermination qui était la vôtre ce jour-là.

Et puis, si vous me le permettez, chère Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes, je voudrais ajouter quelque chose : parmi les fleurs que portait la tige, objet de toute votre attention, voire de toute votre gravité, il y en avait une qui était particulièrement épanouie. Dans votre détermination et votre obstination, vous étiez toute belle, comme elle.

Bon dimanche, Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes, et bonnes vacances.



* Voir Café Comptoir 1

CAFÉ COMPTOIR 1

Françoise Tomeno
25 juillet 2011


J’aime aller au Café Comptoir, chez "Les Filles". Anciennement chez Colette. 

C’est peut-être dans ce bistrot-là que je me sens la plus proche de l’estaminet que tenait ma grand-mère, quelque part dans une petite ville minière du Pas-de-Calais. Un café du peuple sans doute. Je n'ai pas connu ma grand-mère, je n'ai pas connu son estaminet. Elle devait y servir des pintes de bière.

"Les filles", elles ont un jour affiché sur la porte d'entrée: "Ici, on ne sert pas jusqu'à plus soif, signé Les Filles".

Elles sont royales : elles ont réussi à garder le bistrot du quartier, celui de Colette, tout en l’ouvrant à d’autres possibles, avec les expos, les soirées de Sans Canal Fixe(1), les concerts, les spectacles, etc... Et là, non seulement tout le monde cohabite, mais ce sont les personnes du quartier, les plus anciens clients, les "légitimes", qui accueillent. C’était chez eux, c’est toujours chez eux. Il y a ce grand monsieur qui me salue toujours, me demande si ça va, me souhaite bon appétit. Et cette dame qui doit avoir à peu près mon âge, qui est un jour venue, comme ça, me serrer la main : "Bonjour. Vous allez bien ?". Depuis, je ne manque pas d’aller la saluer. Et cet autre monsieur qui, le jour où je suis entrée avec à la main le n° Hors Série de l’Humanité sur la Commune, m’a dit : "Vous aussi ? J’achète l’Huma régulièrement".

Ce dimanche 16 janvier, je suis là, après ma petite ballade au bord de Loire. Je casse la croûte.

Au-dessus de nos têtes, l’hélicoptère qui n’arrête pas de tourner depuis la veille. La veille, c’était la manifestation "Ensemble contre l’extrême droite", manifestation pacifiste, organisée par un Collectif, au moment de la tenue à Tours du Congrès du Front National.
Un bruit incessant, insistant, envahissant, obsédant. Comme si une bande de terroristes était en embuscade. La veille déjà, ce bruit était insupportable.

Au comptoir, les conversations vont bon train, précisément sur cet hélicoptère et le congrès du FN. Quelqu’un lance : "On se croirait en guerre". Les avis sont unanimes, ce déploiement de forces de l’ordre et le tournoiement de cet hélicoptère sont disproportionnés. Visiblement, ceux qui discutent au comptoir ne sont pas des manifestants de la veille.
J’écoute, heureuse que cet avis des militants de la veille soit partagé ici, par des non- militants.

Un homme, à qui j’avais donné spontanément une quarantaine d’années, partage la conversation au comptoir. Alors il raconte : "En 1968, j’étais jeune appelé. Nous devions nous rendre en Afrique. Mais c’était mai 1968, on nous a envoyés à Paris. On était là, avec, dans les camions, les armes prêtes à servir. Et bien nous, les appelés, on s’était mis d’accord. Si on nous demandait de tirer, on ne tirerait pas !".

Je fonds, j’ai envie d’aller embrasser cet homme. Je pense à toutes ces résistances méconnues, anonymes.

Et je me dis :
-       cet homme n’a pas quarante ans, à peine moins âgé que moi.
-       ne pas tirer sur ses frères, ça conserve.



(1)   Sans Canal Fixe, abrégé par sigle SCF, est un collectif français de documentaristes basé à Tours. 
http://www.sanscanalfixe.org/dotclear2/ 

22 juillet 2011

MADAME KLAUS KINSKI

Françoise Tomeno
22 juillet 2011

Ses yeux !
Bleus. Bleu froid, bleu tranchant. Le regard de Klaus Kinski dans Aguirre. Le visage aussi, quelque chose de Viking.

On peut la voir trottiner un peu plus loin dans le quartier. Trottiner à petits pas lents, comme une très vieille dame qu’elle n’est pas, comme une vieille dame de plus de 80 ans, alors qu’elle en a un peu plus de 70. Elle doit habiter par là. Son dos est courbé; mais pas de ces courbures de l’âge, où le corps semble se déformer. Non, une courbure harmonieuse, qui part de la taille, et s’enroule sans cassure. Une courbure de l’âme, plutôt.

Quand je la remarque dans le bistrot, nous sommes en hiver. Elle vient à peu près tous les après-midi. Elle s’installe tout d’abord à la table la plus proche, à droite de l’entrée, tournant le dos au comptoir. Elle ne peut croiser  aucun regard, on ne peut pas croiser le sien. Pas commode pour passer commande.

Elle passe un moment là, le  corps légèrement tourné vers la gauche, la tête inclinée vers son épaule gauche : on a l’impression que la tête va s’incliner jusqu’à rentrer à l’intérieur de son corps. Toujours cette courbure de l’âme. Ses cheveux, d’un blond beige, paraissent à la fois négligés et brillants. Je suis surprise de cette association, mais c’est ce qui me viendra à l’esprit chaque fois que je penserai à elle. Quelque chose que la vie semble avoir négligé en elle, et quelque chose qui brille cependant au travers d’elle. Comme dans ses yeux bleus froids qui peuvent briller de vie tout en restant froids. Étrange impression.

Après être restée un moment à sa première place, elle bouge, et va s’installer à la table qui est de l’autre côté de la porte d’entrée du bistrot, à gauche. Là, toujours le haut du corps en partance vers la gauche, elle se place de façon à voir et à être vue, le visage redressé : c’est l’instant de la commande. Qu’elle passe de sa voix rauque . Au bout de quelque temps, on la connaît, et c’est le serveur ou la serveuse qui lui disent : « Un café ? ». Ça, c’est merveille que d’être reconnue.

Des semaines se passent sans que ce scénario ne bouge. Elle a plutôt l’air ailleurs. Elle ne croise aucun autre regard si ce n’est ceux du serveur ou de la serveuse. Elle ne parle à personne.

Et puis un jour, je la vois qui sourit, dans le vague. Nos regards se croisent, et je lui souris. « Alors ? qu’est-ce qu’il y a ? », me dit-elle de sa voix toujours rauque, sur un ton moyennement aimable. « Je vous ai vu sourire, et je vous souris ». Cette petite phrase déclenche le mouvement qui la fait venir, sans plus de façon, s’asseoir en face de moi. Ça prend quelques secondes. C’en est fait, nous avons fait connaissance.

Désormais, elle viendra la plupart du temps s’asseoir à ma table (et tant pis si je suis en train de travailler pour le prochain « groupe Foucault », un groupe de travail qui m’est cher). Il y a toujours cette courbure de l’âme en partance vers la gauche, mais de la malice apparaît, avec de la nostalgie aussi.

 J’apprends tout doucement. Elle ne se remet pas de la séparation d’avec son premier mari, séparation dont elle a eu l’initiative. C’était il y a bien longtemps. Et puis un de ses enfants, du deuxième mariage, va mal, est seul. Et puis les soucis de santé. On en parle. Je crois saisir où l’âme s’est un jour courbée.

Un matin, elle arrive ; José, le patron, la chine : « Qu’est-ce que vous faites là ! On est le matin …. » Et, les deux quasiment en même temps, me disent : « J’aime la taquiner », « Il aime me taquiner ».  Sourires.

Un samedi, j’ai rendez-vous avec une amie, à qui j’ai parlé de Madame Klaus Kinski. Voyant  celle-ci arriver, mon amie me dit : « Elle est belle ! ». Comme c’est vrai !

Nous engageons la conversation à trois, je lui demande des nouvelles de sa santé, de ses prochaines vacances, dont elle m’a parlé quelques jours plus tôt. Vacances qui la tracassent ; ça ne se présente pas trop bien, elle part avec une amie, dans de mauvaises conditions, elles vont peut-être se disputer. À un moment, elle évoque quelqu’un, en disant : « Le Viking ». À l’intérieur de moi, ça sursaute, et elle ajoute: «Ben oui, mon grand père le Viking, je suis normande !».

Le Viking.
Le visage d’Aguirre.
Bonnes vacances, Madame Klaus Kinski, et que ces vacances ne soient pas une expédition dans la colère des dieux.




21 juillet 2011

MEURTRE D'UNE PETITE CUILLÈRE

Françoise Tomeno
21 juillet 2011


Ce mardi, 9h.45. L’atmosphère est calme, les uns et les autres vont et viennent : entrée de l’un, sortie de l’autre, paroles brèves. Karim est installé au bar, juste derrière moi ; ou plutôt, je me suis installée juste devant lui. Je ne le connais pas plus que ça, Karim ; je l’ai juste aperçu une fois ou l’autre, ici. Ce matin, il n’a pas l’air très en forme, sans doute déjà un peu parti dans les brumes de sa vie, grâce à quelque produit, dirons-nous, « toxique ».

Pas très en forme, mais, pour autant, bavard. Il m’entreprend, et je dois dire que je me laisse attraper par un mot, un seul, celui de la ville de Lausanne en Suisse, d’où il arrive, dit-il ; il se trouve que des membres de ma famille y habitent. Je suis incorrigible, je pense toujours que si quelqu’un parle de la Suisse, il connaît quelqu’un de chez moi. Il faut dire que j’ai un cousin qui a été député, et puis… que, lors d’un voyage dans le Trans-Sibérien, j’avais rencontré un couple de deux jeunes Suisses, qui venaient de Lausanne. On avait eu le temps d’engager la conversation, ça dure plus d’une semaine, le voyage, avec les haltes. Et j’avais appris qu’outre le fait qu’ils avaient emporté tout ce qu’ils possédaient dans leurs sacs à dos, ils connaissaient le Théâtre 11, et mon cousin François qui en faisait partie.

Alors de là à prêter une oreille attentive à Karim… !

Mais je  me lasse vite : Karim s’adresse à moi, comme il s’adresserait à n’importe qui d’autre qui serait dans son paysage immédiat. Sa parole se déroule sans interruption, se déverse pour ainsi dire. Dans un premier temps, je me dis qu’il est là, au bar, comme échoué sur un rivage. Mais très vite je me rends compte qu’il n’est pas l’épave échouée, mais le flot qui l’a transportée ; une énorme vague qui n’en finit pas d’arriver, et dont on ne sait pas quand elle repartira. J’essaie alors de me remettre à la lecture du Monde Diplomatique (ça m’arrive parfois). Cependant, Karim ne me lâche pas. Au bout de quelques minutes, il m’a déjà raconté une bonne  partie de sa vie.

Mais, comme toujours, Marco veille ; c’est lui qui assure le service au bistrot ce matin. Comme il sait le faire avec beaucoup d’élégance, il signifie à Karim qu’il faut qu’il laisse les clients tranquilles, qu’ils ne sont pas obligés de l’écouter.

Moment de répit dans le bistrot, Marco va bavarder avec des clients qui sont en terrasse, les fumeurs (nous sommes en hiver, à part eux, il n’y a pas grand monde en terrasse).

Karim m’a lâché les baskets (c’est fou l’autorité qu’il a, Marco !). Le temps se déroule, tranquille, sauf peut-être pour Karim, que je n’arrive pas à imaginer tranquille.

Momo s’active. Momo fréquente très régulièrement le bar. Je ne sais pas quel âge il peut avoir, Momo. On pourrait dire de lui que c’est une personne handicapée. Je trouve que ça ne dit pas grand-chose. Momo, c’est Momo. Il aime quand Marco est là. Marco veille sur lui avec un talent qui fait toute mon admiration (je me suis même demandé s’il n’avait pas fait une formation d’éducateur, ou d’infirmier Psy, façon à l’ancienne, avant cette foutue période où on se met à prendre les fous pour des personnes gravement dangereuses, et même quasiment des sous-hommes. Mais non, Marco, il fait ça naturellement, comme il respire). Marco ne s’en cache pas, il aime aussi Momo ; Momo fait partie de ses « loulous », comme il dit. Attention, tout le monde ne peut pas faire partie des loulous de Marco. Il faut avoir quelque difficulté dans la vie (ça, ça ferait déjà pas mal de monde), et avoir ce je ne sais quoi qui fait que Marco va s’intéresser à vous. Peut-être être un peu seul au monde, par exemple. Marco dit parfois, avec un grand sourire attendri (pourtant, il ne s’attendrit pas si facilement, le Marco…) que Momo c’est le préféré de ses loulous.

Momo, ce jour-là, s’occupe à desservir les tables. Il fait ça souvent, et c’est une responsabilité que Marco lui confie. Il est en train de desservir juste derrière moi. Tout à coup, je le vois filer vers la sortie, vers la porte du  bistrot. Celle-ci est entrebâillée, et Marco est là, sur le seuil. Et là, je suis sidérée : Marco a senti le rythme de Momo, un rythme inquiet, alors que moi je n’ai vu qu’un Momo qui marchait vers la sortie. Marco se retourne.

« Qu’est-ce qui se passe, mon Momo, c’est quoi le drame ! »

Momo répond quelque chose que je ne comprends pas. On ne le comprend pas toujours très bien.

« Quoi ? Tu as tué une petite cuillère ? C’est quoi cette histoire de meurtre de petite cuillère ? »

Ils reviennent tous deux à l’intérieur du bistrot, vers la fameuse table. Marco continue de commenter : «Quoi, elle a disparu, la petite cuillère ? ». Et il inspecte la table, finit de débarrasser avec Momo, passe derrière le comptoir, où Karim n'a pas bougé et est toujours accoudé : « Mais on s’en tamponne le coquillard, de la petite cuillère, mon Momo. Personne ne s’en apercevra, qu’elle a disparu, cette petite cuillère ».

Momo est apaisé, Marco a parlé.

Et Karim, tout perdu qu’il était dans ses paysages les plus intimes et les plus fantasques, prend alors la parole, et conclut, d’un air solennel : « Marco, c’est un prince ! »

15 juillet 2011

LE MONSIEUR GRIS

Françoise Tomeno
14 juillet 2011


Je ne l’avais encore jamais vu. Il semble pourtant un habitué, je l’entends au ton de la voix de Marco, le serveur de service ce jour-là, quand il s’adresse à lui. Gris de visage, gris de vêtement, il est chaussé d’immenses chaussures pointues façon Santiag’s; sans doute le nécessaire pour tenir debout : ça vous allonge la surface de sustentation. Couvert de grisaille, il a juste sur le dos une note bleue, son sac. Son sac, bien plein, de plaintes, de soucis, qui semble ne contenir aucun espoir.

Il en sort justement une, de ses plaintes, qu’il déroule, longue, longue. Édenté, il a une  articulation toute à son image, un peu déglinguée, et j’ai un peu de mal à comprendre ce qu’il dit. Mais ça dure un moment, et je m’habitue : il est question de sous, qu’il n’a pas, bien sûr. Il semble préparer un terrain que Marco paraît connaître également. Et puis la plainte se transforme, il a des soucis de santé : « Je jette du sang !... ». Marco, royal comme à l’habitude, l’arrête avec autorité : « M’en parle pas, va voir le médecin » ! Il me sidère toujours, Marco, avec sa pertinence et la connaissance qu’il a de chacun, au point d’adresser des paroles très singulièrement choisies selon qui lui adresse la parole ou le prend à témoin.
Ça l’arrête, le Monsieur gris, tout net. Il s’est légèrement déplacé du comptoir sur lequel il était venu échouer, et, subtilement, il s’est dirigé vers une table où une tasse attend qu’on la débarrasse. Il prend la tasse, et veut la finir, il y reste du chocolat. Marco veille, mais comme on aimerait que chacun veille : « Tu t’crois au 320 ? ». Le 320, c’est un bar tout proche, un peu glauque.

Et…. Marco lui sert, gratos, une vraie tasse de chocolat.

Elle est pas belle, ce jour-là, la vie ?


AU BUFET DE LA GARE DE St PIERRE DES CORPS

Françoise TOMENO
14 juillet 2011

Ça fait juste un peu plus d’un an. Je l’attendais au buffet de la gare de St Pierre des Corps.

J’aime beaucoup le buffet de la gare de St Pierre des Corps, eh oui ! Chaque fois que je prends le train, je viens un peu plus tôt, et je prends mon petit crème. Il y a là une serveuse qui me touche beaucoup. Pleine d’énergie, elle a un petit mot pour l’un ou pour l’autre, et a fini par me repérer. À force, j’ai pris l’habitude de lui dire le motif de mon déplacement : souvent professionnel, ça l’intéresse ; mais aussi parfois pour me rendre à une expo, un spectacle, elle en connaît un rayon dans ce secteur-là, on discute.

Ce jour-là de juin 2010, ça n’est pas moi qui prends le train. J’attends Françoise,  « Françoise l’autre », comme elle aime à dire, ou « l’autre Françoise ». Elle s’annonce toujours comme ça quand elle téléphone ou laisse un message. Depuis ce matin, elle n’arrête pas de me téléphoner, c’est le bazar à la SNCF. Son train va bientôt partir, mais non, puis peut-être, mais pas encore. Puis il est arrêté en pleine voie. J’attends, j’attends, et entreprends le garçon qui sert en salle  sur les ravages de la privatisation en marche.

Françoise l’autre, je l’ai rencontrée quand elle faisait des recherches à Mettray, sur la Colonie Pénitentiaire Agricole, avec une équipe de chercheurs du CNRS. Françoise Tétard, Historienne, Ingénieure chercheur au CNRS. Elle avait trouvé dans un coffre renfermant des archives à Mettray, un texte manuscrit que j’avais écrit lorsque, jeune analysante, je cherchais désespérément ce qui avait attiré mon père sur les lieux de cette ancienne Colonie Pénitentiaire Agricole, pour y ouvrir un établissement « où des enfants seraient heureux là où d’autres avaient été malheureux » disait-il (il semble qu’il ait assez bien rempli la mission qu’il s’était donnée).

Françoise et sa collègue Monique Brisset étaient venues me rencontrer, et le temps aidant, Françoise, était devenue mon amie. Elle connaissait mon goût pour l’écriture de petites histoires, professionnelles, et elle avait lu Jésus, petite chronique de bistrot ; je lui parlais souvent des scènes que j’avais observées dans les bistrots. Elle m’encourageait à écrire toutes ces histoires.
C’est parce que ce genre d’écriture lui plaisait, et à cause de ma profession, qu’elle m’avait fait part de son souhait que nous écrivions ensemble un livre sur la réouverture à Mettray d’un établissement pour enfants.  J’ajoutais toujours que c’était aussi parce que j’étais la fille de mon père. Mais elle rétorquait que si je n’avais pas été psychologue psychanalyste, elle ne me le l’aurait pas demandé. Le livre devait s’appeler « Mettray, cet obscur objet du désir ». Elle était l’historienne qui assurait la rigueur et le contenu, elle me choisissait pour l’écriture.

Enfin elle arrive, et je lui raconte mon attente au buffet, mes rêvasseries sur Mettray, mon enfance. « Il faut que tu écrives ça », dit-elle. Je lui dis que la salle d’archives où nous allons aujourd’hui, à Mettray, est mon ancienne chambre, ce qui me fait bizarre. Je lui raconte mes révisions du bac, quand je me levais très tôt, quant tout était silencieux. Arrivées à Mettray, dans « ma chambre », je retrouve les bruits du dehors, les voix des garçons au travail, le bruit de leurs outils, celui du vent dans les mêmes arbres que ceux de ma jeunesse, les parfums, quelque chose de l’immuable, des bruits soyeux comme un silence : « Ca, tu le mettras dans le livre, ce sera ton texte à toi ».

A la fin de la journée, je l’ai conduite à la gare de Tours, nous avons pris un pot au buffet, il faisait chaud et beau.

Je n’ai jamais revu Françoise après ce jour de juin 2010. Juste un coup de fil en juillet pour fixer nos rendez-vous  à la rentrée pour la poursuite  de notre travail. Françoise s’est tue. Elle a tu sa maladie. Elle est partie le 28 septembre 2010.

Le livre n’aura pas lieu.
Les petites chroniques de bistrot verront le jour, j’aurais aimé que Françoise les lise, et j’ai en tête nos rires et nos discussions sans fin dans sa maison de Montmartre. Nous en aurions parlé pendant des heures. 
J’aime toujours le buffet de la gare de St Pierre des Corps.

25 juin 2011

LE TRIO

Françoise TOMENO
29 décembre 2005

Première station


"Bonjour, Jésus". C'est comme ça que je l’ai rencontré, Jésus, salué par Martine, la patronne du "Trio", lorsqu’il est entré dans le bar. Il venait juste de surgir de l'asphalte, entouré d’une lumière blafarde, celle de son visage si blanc. Visage raviné par ailleurs, telles les cartes de géographie des écoles de nos enfances, celles où voyager était un rêve possible de tous les instants : il y en avait toujours une accrochée au mur. J’y surfais avec délices, sans savoir où j’étais, et c’était bien égal ; l’essentiel, c’était ces reliefs anarchiques, avec des creux et des bosses, dans lesquels les mouvements internes du corps se lovaient, s’arrachaient, se décollaient, repartaient pour la bosse et le creux suivants.
Le visage en relief de Jésus, et son surgissement de l’asphalte : un seul et même combat. Jésus surgi d’une carte de géographie, d’ailleurs, de l’étranger ? Ça lui va bien, à Jésus, avec ses cheveux de jais, sa barbichette itou. Immigré, Jésus ? Ben tiens ! et la fuite en Egypte, alors !

Il se déplace au ralenti, Jésus, levant les pieds très haut, comme s’il marchait dans quelque chose de lourd, dans de la boue. Mince, presque maigre, il a le corps légèrement penché en avant, ce qui donne l’impression qu’il baisse la tête, qu’il a la honte : je pense SDF, et ça fait "sans papiers". Alors la vérité me prend par le revers : il a à la main un sac en plastique, Jésus : celui que nous a offert il y a quelque temps la ville, pour précisément trier nos papiers. J’apprendrai, au cours de ces rencontres devenues partie intégrante, pour une période, du rituel de ma promenade du matin, à y reconnaître son sac à main. Je ne m’en remettrai pas.

Il se redresse, Jésus, quand la patronne le nomme : reconnu, accueilli, voilà qu’il existe pour quelqu’un, mais aussi pour nous tous qui sommes habituellement là à cette heure-là. Il se dirige vers "sa" table. Toujours la même. Pour y accéder, il ne traverse pas le bistrot ; il se glisse juste, comme il a dû le faire toute sa vie, entre deux tables, à moitié caché par un pilier. Un jour, parce que c’est aussi la table de la patronne (qui y prend son petit crème, un croissant fait par Jean-Paul, le patron, et sa collection de médicaments avec un jus de pamplemousse), un jour donc, Martine est encore là, à cette table, lorsque Jésus arrive. Alors le corps de Jésus oscille de droite à gauche. Perdu qu’il est, Jésus ; va-t-il s’effondrer, ayant perdu toute place en perdant celle-là ? Mais non, notre Martine veille, elle s’empresse de terminer sa collation, et Jésus est sauvé. La petite variation n’a pas empêché l’immuable qui fait tenir debout Jésus. Elle a juste, avec son lot d’inquiétude, apporté à Jésus un cadeau : Martine le considère au point de lui faire place. Dieu que la vie est jolie.



Deuxième station

Je le perdrai de vue pendant plus d’un mois, Jésus : j’ai changé d’horaire, je viens plus tôt, j’ai repris le travail. Alors je brode, je me dis qu’il est mort, mais qu’il va ressusciter, aux prochaines vacances. Je le croise bien une fois, grimpant l’avenue de la Tranchée, mais je me dis que c’est une hallucination. Et puis, un mardi matin, je me laisse un peu aller, j’arrive plus tard au Trio. Et voilà Jésus retrouvé. Et il s’en est passé des choses, depuis. La patronne fait la bise à Jésus, qui n’en croit pas ses joues, au point de mettre un temps fou à réaliser ce qui lui arrive : Martine le taquine : "Ben t’es pas réveillé, Jésus ?".

Jésus du coup taquine Gorki, le chien des patrons : "T’es allé faire ta petite promenade, Gorki ?". (J’ai l’impression que c’est ce qui nous rassemble, ici, nos petites promenades, et que Dieu a créé Martine et Jean-Paul pour nous accueillir et nous permettre de nous rencontrer).
Alors j’apprends :  - que Jésus fume, je me demande ce qu’en pense Dieu le Père.
     - que Jésus boit un (des ?) petit(s) blanc(s) dans son calice, la Trinité doit en être toute retournée.

Petites variations de l’immuable, je vous aime, et c’est là que je sais que Dieu existe.


Troisième station

Depuis des mois, je ne vois plus Jésus, ni au Trio, ni sur l’Avenue. Une seule fois, attablée comme tous les matins devant mon petit crème, je l’ai aperçu sur le trottoir d’en face. Superbe, c’est-à-dire tout redressé, propre sur lui, marchant normalement, mais sans un regard pour le bar de la Trinité dont il s’est donc absenté. Il tourne la tête vers les vitrines de l’autre côté de la rue. Il ne doit rien regarder, ou plutôt ne pas regarder le bar. Il a remplacé son sac de papiers pour sans papiers par un cartable.  Devenu "normal", Jésus ne peut plus faire partie de notre petit monde ; je me dis qu’il a du faire une cure de désintoxication. Avec le toxique, la Compagnie de Jésus s’en est allée, le calice du matin s’est vidé de sa substance. "Ceci est mon corps, ceci est mon sang".

Les matins s’enchaînent donc avec une Trinité désolidarisée. Une fois, je surprends une conversation entre Martine et le voisin cordonnier, fidèle client du Trio. Ils semblent parler de quelqu’un qui a mal tourné. Je n’ose pas me mêler de la conversation, pas assez de familiarité avec eux. Mais je pense à Jésus, je guette les mots. Je n’arrive pas à bien comprendre ce qu’ils disent. Quelqu’un serait tout seul et en sale état ? Ou bien se serait suicidé ? Les bribes de mots alimentent mon imagination qui n’attendait que ça: il faut bien que je lui fasse de la place quelque part dans mes pensées, à Jésus.
Je ne le reverrai plus. Sans compagnie, Jésus a disparu. Plus de corps, exsangue, Jésus.


Quatrième et dernière station

Rien. Durant des mois, rien ; pas un signe ; pas un mot de Jésus. La Résurrection est une chose, l’Apparition en est une autre. Et quel est l’intérêt de ressusciter si ce n’est pour apparaître et retrouver ses apôtres ? Le corps et le sang au prix de l’apparition.

J’attends toujours. Je me dis que je devrais quand même parler à Martine. À Jean-Paul, il n’en est pas question. Quand j’arrive, c’est souvent l’heure où il va sortir Gorki ; ou bien il est déjà dans sa cuisine. Et puis Jean-Paul, c’est lui qui assure l’immuable. La seule fois où il ne m’a pas dit, en me serrant la main : "Ca va ?", c’est le jour où, à la place de "Ca va ?", il a dit "Comme d’hab. ?", ce qui voulait dire "Un p’tit crème et un croissant ?" (ils sont petits et délicieux, les croissants de Jean-Paul). J’en ai été toute désorientée ; comme Jésus le fut le jour où il a trouvé sa place occupée ; je n’ai pas su quoi répondre et j’ai balbutié un infâme borborygme.

Donc, en parler à Martine. Mais franchement je ne m’y vois pas. Je commence à y renoncer. Je m’y habitue tout doucement ; tout doucement aussi, je parle de choses et d’autres. Je lie conversation avec une dame, elle aussi habituée des matins ; elle vient lire le journal en prenant un café, avant d’aller à son travail ; on parle culture et spectacles.

Et puis voilà à nouveau Noël qui approche. Sans que je m’en rende compte, Jésus est là qui guide mes pas.  Un matin, je ne sais pourquoi, je m’épanche. Je dis à Martine, au Cordonnier, et à la Dame : "Ca fait drôlement du bien, cette petite pause du matin, ici". Je suis toute surprise d’avoir risqué cette confidence. Mais de qui suis-je donc en train de parler, si ce n’est de celui qui ne vient plus faire la sienne, de pause, celui qui ne vient plus faire le Fils, ou le Saint Esprit (allez savoir) ?
Quelques jours plus tard, je saisis l’occasion: Martine et moi sommes seules dans le bar, et j’y vais : "On ne voit plus depuis longtemps ce Monsieur qui s’appelle Jésus…". Et j’apprends ce qu’en fait je savais déjà : Jésus a rechuté, il s’est remis à boire. Je comprends, sans que Martine le dise, que cette fois-ci c’est dans la solitude. Sa résurrection à lui n’aura pas été suivie de l’Ascension, mais bel et bien d’une descente. Y a-t-il une Pentecôte pour ceux qui descendent au lieu de monter ? Y a-t-il encore cette possibilité de prendre, dans la Langue, la force de la rencontre ?

"Eli, Eli, lema sabachtani ?".
"Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?".
On ne m’avait pas dit que la Passion était si proche de Noël.