Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

12 septembre 2011

MADAME, MONSIEUR, LE RETOUR


Entendons-nous bien, le retour, c’est le mien. C’étaient les vacances, je suis venue moins souvent au bistrot, et pas forcément aux mêmes horaires que d’habitude. Mais quand je les vois arriver aujourd’hui, j’ai le sentiment que ce sont eux qui rentrent de vacances. D’autant plus que tout a changé. C’est Monsieur qui, bien que boitillant, arrive le premier, guilleret. Il est entreprenant, et particulièrement avec les deux serveuses qui travaillent l’après-midi. Il papote avec elles au comptoir, les taquine, plaisante, avant d’aller s’installer à sa table habituelle. Madame arrive et se joint à la conversation.

Ils sont transformés : Monsieur est en pantalon et chemisette clairs, Madame porte par dessus un chemisier blanc une chemise pleine de fleurs colorées sur fond bleu foncé, le foulard Hermès a été relégué dans l’armoire et a été remplacé par un foulard beige en mousseline de soie (comment je sais que c’est de la mousseline de soie ? Excusez-moi, mais je suis fille de couturière, et rien qu’à le voir, je reconnais un tissus presque à tous les coups…).

Ils ne chuchotent plus, ils se sont mis à voir le voisinage, et je suis gratifiée d’un bonjour et d’un au revoir. Je suis sidérée. Suffit-il que des jeunes filles soient là, aimables, gaies, quasi affectueuses, pour qu’un vieux Monsieur retrouve de la vigueur et de la fantaisie, pour qu’un vieux couple se réveille et retrouve le goût des autres  ?

On dirait bien que oui !


[1] Voir « Madame, Monsieur »

MAIS QU'EST-CE QU'UN BISTROT?

Françoise Tomeno
12 septembre 2011

C’est le matin, il doit être dans les 9h.30. Un inconnu entre dans le bistrot, plutôt bien sapé, sans être trop chic. Son ton est précis, décidé, presque tranchant : il connaît la vie, lui.

Le Monsieur : « Bonjour. Le chapelier d’en face m’a dit que vous faisiez bistrot. Qu’est-ce que vous avez au menu ce soir ? ».

La jeune serveuse remplaçante, un peu surprise : « …. Euh…non, on ne fait pas à manger ».

Le Monsieur : «  Ah bon ! Alors, qu’est-ce qu’il y a comme bistrot dans le coin ? »

La jeune serveuse, décontenancée, hésite, un peu perdue dans ces évidences qui soudain s’effondrent : «Euh….. Il y a plusieurs restaurants là, sur la place ».

Le Monsieur, brusque, avec un ton quasi méprisant : « Ah non !!! Pas un restaurant ! Un bistrot, enfin ! Autrefois, il y avait la Brasserie X…. »

Perplexité sans fin dans le bistrot. Ça trotte dans les cervelles : mais qu’est-ce alors qu’un bistrot, si ce n’est pas notre café ?

Rentrée chez moi, je pose la question à Robert, au grand Robert. Voici ce qu’il me répond : « Un bistrot, c’est un marchand de vin tenant café, et par extension, c‘est un café. Le mot bistrot est d’origine incertaine ».

« Ah bon ? » dis-je au grand Robert. « Donc, ce n’est pas un restaurant, on ne mange pas, dans un bistrot ».

Le grand Robert, toujours pointilleux, décide d’en référer à Georges, Georges Duhamel, spécialiste des petites scènes de vie. Réponse de Duhamel à Robert: « Petits bistrots de chez nous, petites salles basses, chaudes, enfumées, où trois bougres, épaule contre épaule, autour d’un infâme guéridon de fer bâfrent le boeuf bourguignon, se racontent des histoires, et rigolent, tonnerre ! rigolent en sifflant du piccolo ». Est-ce ce bistrot-là que cherchait notre homme ?

Pas complètement  satisfaits de la réponse de Georges, le grand Robert et moi-même prenons l’avis d’Albert Dauzat, qui publia un Dictionnaire étymologique de la langue française en  1938. Celui-ci nous répond qu’il pense que le mot bistrot peut venir de bistouille ou bistre, mais Dauzat ne veut pas trancher entre les deux possibilités. « Bistouille » nous dit-il, est un « mot du Nord, sans doute de bis, deux fois, et touiller, remuer ».
« Ah oui », lui réponds-je…, mais « bistouille », ça veut dire aussi mauvais alcool, mauvaise boisson, c’est Robert qui me l’a dit… ».

Dauzat reste sans voix, et c’est Robert qui poursuit : « Bistre » signifie « suie détrempée et mêlée d’un peu de gomme, d’où l’adjectif « bistre » , de couleur brun, jaunâtre ».

 Dauzat, en verve, nous raconte également qu’ "il y a une légende espagnole… On sait que dans le Nord et en Belgique les étymologistes amateurs donnent volontiers dans l’hispanisme. Donc sous l’occupation espagnole des soldats avaient apprécié une servante d’auberge qu’ils auraient appelée Mineta, et ils demandaient en arrivant : "Donde esta Mineta ? (où est Mineta ?) ". Les consommateurs n’auraient retenu que les deux derniers mots, dont ils auraient fait estaminet".

Alors là, moi, je biche, parce que ma grand-mère, c’est un estaminet qu’elle tenait. Elle ne s’appelait pas Mineta, mais Marie Tomeno, née Mercier. Si ç’avait été de son temps, on irait maintenant à l’estamarie.

Monsieur exigeant de ce matin, vouliez-vous aller au bistrot, pour la bistouille, au café restaurant, dans un estaminet bistre? J’espère que vous avez trouvé de quoi dîner (ou souper, selon les régions), même si ce n’était pas dans le bistrot de vos souvenirs ou de vos rêves…...

14 août 2011

MADAME, MONSIEUR

Françoise TOMENO
14 août 2011

Ils viennent, je crois, tous les après-midi. Ils arrivent doucement, lentement. Ils vont toujours s’installer à la même table. Ils sont âgés, bien mis ; l’hiver les trouve dans des manteaux de beau drap de laine, et parfois, une fourrure pour Madame. Au printemps, le drap de laine et la fourrure sont remplacés par un blazer pour Madame, une gabardine pour Monsieur. Ils sont toujours  très chics, et Madame n’abandonne jamais son foulard Hermès.
À première vue, ils paraissent un peu décalés, dans ce bistrot qui n’est pas vraiment genre chic.
Et pourtant, leur régularité, et ce quelque chose en eux d’attaché à ce lieu, les fait habiter le paysage d’une façon qui finit par apparaître comme évidente. Ils ne viendraient pas, ils manqueraient à ce paysage du bistrot l’après-midi.

Ils semblent silencieux, échangent simplement quelques mots entre eux. On dirait que c’est leur vie-même qui est chuchotée. L’a-t-elle toujours été ?

 Les serveurs de l’après-midi finissent par savoir qu’ils prennent toujours un café chacun.

Si on les salue, ils répondent en souriant, mais n’engageront pas d’eux-mêmes le salut la fois suivante.

Un jour nous offre un petit bout de territoire commun. Madame a remarqué sur le comptoir un bouquet de muguet, apporté là par un ou une habituée sans doute. Madame change son mouvement habituel, et se dirige d’abord vers le comptoir, prend le vase, respire le bouquet, et commente son plaisir. Je m’associe en disant quelques mots sur le muguet, elle s’approche pour me le faire sentir. Une fois passé le temps du muguet, ce sera tout.

La vie se déroule ainsi, avec cette discrétion. Et puis un jour, Elias, un des jeunes serveurs de l’après-midi, arrive avec un beau cocard au visage : il a fait une chute de vélo. C’est l’heure du passage de Madame et Monsieur. Madame alors dévoile toute sa sollicitude, et probablement toute son affection pour Elias. Elle semble très touchée par ce qui lui arrive, lui demande des explications, s’inquiète de savoir si ce n’est pas trop douloureux, lui prodigue des conseils. Elle est touchante.

Puis la vie reprend son cours. On peut juste deviner, lorsque Elias est de service, un petit éclair de plus-de-vie dans la façon de se tenir de Madame, dans sa façon d’être là. Le printemps avance. Monsieur tout doucement ralentit son pas. Madame arrive avant lui, s’appuie sur une table pour l’attendre. Ils vont s’installer à leur table.

La vie chuchote.

13 août 2011

BISTROTS DU SUD, OU RIRES DE FEMMES EN TERRASSE

Françoise Tomeno
13 août 2011

Cela fait maintenant des années que ce rendez-vous là est un incontournable. Au moins une fois l’an, je retrouve Blanche sur une des  terrasses de l’un des deux cafés de P., un gros bourg un peu plus au sud. Blanche habite un peu plus haut, dans un hameau. Et au moins une fois dans la saison, pour fêter nos retrouvailles, nous nous devons de boire un kir à la terrasse. Aujourd’hui, le kir est à la rose : nous sommes passées dans une autre ère du monde.
Mais ce n’est pas seulement le kir qui a changé. Autrefois, il y a quelques années encore, Blanche pouvait saluer les uns et les autres. Elle les connaissait par l’intermédiaire de Jean, dont la famille habitait depuis des lustres le hameau de Blanche. Là, Jean invitait aux vendanges ses copains, mais aussi les habitants du hameau, y compris les nouveaux venus. On liait connaissance, des fêtes s’ensuivaient, et il n’était pas question d’oublier d’y inviter l’un ou l’autre. Et puis Blanche, pour les travaux dans sa maison, avait eu besoin de l’aide d’artisans, dont l’un ou l’autre lui donnait le nom, l’adresse. Alors, le jour de marché, à la terrasse, c’était bonheur d’assister aux saluts, aux petits mots des uns et des autres ; prendre des nouvelles d’un tel, que l’on n’avait pas vu au bistrot depuis un moment ; ou bien : « oh, ça n’a pas l’air d’aller, Jean : la goutte, ça ne va pas  mieux ? ». Et la mère untel, et le père bidule dont le miel était un régal.

Aujourd’hui, à la veille d’un week-end de 15 août, c’est jour de marché. Pas beaucoup de commerçants : «aujourd’hui, ils prennent tous leurs vacances avant le 15 août », me dit Blanche, navrée. Les terrasses, depuis quelque temps, se vident. Ce sont parfois les Anglais, qui ont beaucoup acheté dans le coin, qui apportent un peu de monde à la terrasse. Blanche m’apprend que la nouvelle patronne du bar où nous sommes met un peu de vie dans tout ça, en organisant des soirées-repas à thème.

Aujourd’hui, surprise : allez savoir pourquoi, il y a du monde à P. Blanche est ravie, et lie conversation avec des voisines de table . L’une des deux femmes a travaillé autrefois à P. ; elle y revient chaque année passer une semaine, au camping, avec une copine ; « on laisse les bonshommes à la maison… ».

Avec Blanche, nous papotons. Inévitable d’évoquer les souvenirs liés à ces terrasses, à tous ces étés, à nos discussions sans fin. Un jour de cet été de 1991 où, par hasard, alors que, comme chaque année, nous vivions hors du monde et du temps, nous avions eu l’idée d’aller acheter le journal, et nous avions découvert la chute de l’URSS. Choc à la terrasse !
Et cet autre été où, agacées par l’envahissement de la région par les Anglais, nous avions inventé un roman policier, et attribué des rôles à toutes les personnes qui circulaient sur la place les jours de marché. Il y avait des espions des deux côtés, côté anglais, et côté P. ; c’était le village gaulois P. contre l’envahisseur britannique. Nous avons aujourd’hui du mal à nous rappeler si le garde-champêtre était un espion à notre service, ou à la solde de l’ennemi, si la buraliste était dans le coup, faisant agence de renseignements, etc.  Nous rions. Comme des enfants ? Comme des filles ? Comme des femmes ? De ce rire de femmes qui a fait dire, je crois, à un philosophe (était-ce Emmanuel Levinas ?) : « Quand un homme demande à une femme pourquoi elle rit, en retour, ….elle rit ! »?

Nous rentrons chez Blanche. La journée se déroule comme à l’accoutumée, entre sériosité et falbalas de mots. Nous rions encore. Le soir, après le dîner que nous partageons avec le compagnon de Blanche rentré tard du travail, nous nous installons, comme autrefois, sur les chaises longues, face à la grande nuit et aux étoiles. Blanche se souvient des nuits passées là avec ses enfants, jusqu’à des heures avancées, où la rosée les faisait se replier bien vite au chaud des lits.
Souvenirs aussi des balades « sur le plateau », à la poursuite des étoiles filantes, avec d’autres amis de Blanche. Rires à nouveau.

Cette nuit-ci, pas d’étoiles filantes, mais des avions à ne plus savoir qu’en faire.

Alors un autre souvenir remonte, juste retour du roman policier et de nos rires. Il y a maintenant quelques années, la British Air Ways cherchait, pour sa publicité pour les vols en direction de la France, une terrasse typique d’un café français. Un prospecteur avait repéré la maison de Blanche comme pouvant servir de décor à ce fameux café virtuel. Et la British Air Ways avait fait affaire avec Blanche. Blanche, qui cette année-là retardait toujours le jour de repeindre sa table de jardin, fut ravie : la table fut repeinte par la British, et aux frais de celle-ci.

Nous étions donc ce soir-là, tous trois, installés à la terrasse d’un café estampillé British, café de l’envahisseur, et le Sud avait été rattrapé par le Nord. Les étoiles filantes nous avaient filé entre les doigts. L’étoile polaire, elle, nous faisait un pied de nez, nous mettant au défi de nous y retrouver. Le compagnon de Blanche, qui s’y connaît en astres, et se rappelait les nuits de colo passées à les  observer, tentait vainement de nous ramener à ce monde qui nous était commun.

Mais nos rires, eux, prenaient le dessus, parfumés de nos rêves.

08 août 2011

DE QUEL CÔTÉ DU COMPTOIR?

Françoise Tomeno, 8 août 2011

Trois questions s’imposent à nous ce matin :

1)    Si un serveur de bistrot (pas n’importe quel serveur, mais celui-là, celui qui travaille ce matin-là) lance des vannes « de comptoir » (c’est lui qui le dit) à ses clients (des habitués, ses potes quoi), est-il protégé, par son comptoir, des vannes que ceux-ci, les fameux clients-habitués-et-potes, ne manqueront pas de lui retourner ? Réponse du serveur : oui !

2)    L’inverse est-il vrai, demandent les susdits clients, inquiets de la suite des évènements ? Réponse du serveur : non !

3)    Si les vannes de comptoir émises par le serveur, ce jour-là, appartiennent, comme il semble le penser, à la catégorie des « beaufitudes », sont- elles l’apanage du serveur ? Les clients concernés sont-ils bien, comme ils l’espèrent de façon très explicite, à l’abri de la « beaufitude » ? Réponse du serveur : non !

Question subsidiaire : mais qu’est-ce que la « beaufitude » ? Ou, plus exactement, qu’est-ce qui se cache derrière la fameuse « beaufitude » ?


Voici donc comment se présente la situation ce matin du mois d’août. Le serveur en question, qu’ailleurs nous avons nommé Marco, est en grande forme. Il faut dire que dans quelques heures seulement il part en vacances.

Je suis arrivée d’assez bonne heure ce matin, et j’ai eu tout le loisir d’observer que son humeur à blaguer ne s’adressait pas qu’à ses potes. Non non, les consommateurs de passage sont soumis aux mêmes salves d’humour de comptoir. Il tient la corde, Marco. Ces consommateurs de passage  sont quelque peu éberlués, ou font semblant de ne pas avoir entendu.

Arrivent alors des enfants qu’il connaît bien, avec leur maman, qu’il connaît bien aussi. Il les chine, fait semblant d’avoir deviné ce qu’ils veulent boire, alors qu’il le leur a demandé quelques minutes plus tôt. Une façon de dire qu’il fait attention à eux, qu’il les aime, quoi, ce qui est flagrant.
L’un des enfants se met à circuler entre les tables avec sa trottinette. Je fais partie des personnes qui se font frôler par la trottinette et l’enfant. Alors Marco lance : « Faites attention, parce que la Dame, là (c’est moi), elle peut se transformer en monstre, et alors là ça craint vraiment ». J’éclate de rire. Et l’enfant à la trottinette arrête immédiatement sa déambulation trottinante au beau milieu des gens.
S’impose alors à moi une réflexion sur l’autorité, « faire autorité ». Parce qu’ « autorité », ça vient de « autor » en latin, « auteur ». Un des sens de « auteur », selon Monsieur Robert le Grand, ça peut être « être responsable ». Certes, on peut être responsable d’un crime, mais on peut aussi être  responsable de sa parole. Auteur de ses blagues, Marco peut même faire autorité en blaguant.

Pendant ce temps, ses potes sont arrivés. D’abord une jeune femme qui s’attarde au comptoir. Elle s’entretient avec Marco du proche départ en vacances de celui-ci, où ça, quand ça, comment ça. Bref, elle prend du temps auprès de Marco, comme Marco prend parfois du temps auprès d’elle, comme il prend aussi du temps auprès de quelques autres. Un monsieur, qui ne semble pas faire partie de la catégorie des potes, s’étonne de ce que la jeune dame n’aille pas s’installer en terrasse, et qu’elle passe ainsi tant de temps au comptoir. La jeune dame lui donne quelques explications, il s’en va. Arrive alors un autre de ses potes, qu’il chine régulièrement. Aujourd’hui, Marco s’amuse avec le nom de son pote, qu’il déforme. Il lui balance des tas de sottises rigolotes. Chacun essaie de lui retourner la  monnaie de sa pièce. Et bien sûr quelque chose du genre : « Ouf, tu pars en vacances, on va enfin être tranquilles ». C’est le moment des échanges de ce que Marco va nommer des « beaufitudes ».

Alors Marco se lance dans une sorte de refrain qui devient de plus en plus fréquent, et qui concerne son possible départ, un jour, pour de vrai pour de bon, parce qu’il a d’autres projets, Marco, et ailleurs sans doute, dans une autre ville.  Un jour où il franchira une dernière fois la « barrière » de ce comptoir.
Et là il a beau jeu : « Il va voir, quand je serai parti, je vais lui manquer », lance-t-il indirectement à son pote.

Oui mais voilà, il va manquer à beaucoup, Marco. D’abord à Momo, qui est actuellement en vacances[1]. Et puis à beaucoup d’entre nous, et même à moi, la Dame. Il a une telle présence, même quand il est de mauvaise humeur, ou chagriné, et qu’il est là sur son « quant à soi ».

En guise de conclusion :

1)    Oui, il me semble bien qu’il est protégé, Marco, par son comptoir, mais un comptoir qui lui tient lieu de pudeur. Il lui évite d’être gêné quand ses potes lui adressent toutes sortes de « bêtises » sympathiques.

2)    Ses potes sont-ils protégés de même ? Faut voir, parce qu’il insiste, le Marco, quand il s’y met.

3)    Si « beaufitude » il y a, elle me semble largement partagée des deux côtés du comptoir.

Enfin, à la question subsidiaire : « mais qu’est-ce qui se cache derrière ce mot de « beaufitude » ? », je répondrais volontiers que c’est tout simplement que, parfois, il arrive, y compris dans un bistrot, que des gens en aient quelque chose à faire d’autres gens. Et que c’est bien ainsi.

Conclusion de la conclusion : un comptoir, ça permet de distribuer des zones d’ « humanitude », et de permettre que celle-ci  s’échange.



[1] Voir « Meurtre d’une petite cuillère ».



05 août 2011

BERLINER CAFE

Françoise Tomeno
5 août 2011

Berlin, Rosenthalerstrasse 41. Nous sommes à la terrasse d’un café, dans la première cour des « Hakesche Höfe[1] », un ensemble de huit cours qui communiquent toutes entre elles. La première, où nous sommes, est de style « Jugendstil ». Comme toujours avec l’Art Nouveau, je me sens « heimlich », comme à la maison. Et puis le café est confortable, l’intérieur fait penser à la Belle Époque, il n’y manque qu’un piano.

Mais voilà : nous sommes aussi dans l’ancien quartier juif de Berlin, et dans Berlin-Est, ancienne RDA. Et moi, il ne faut pas grand-chose pour que ça me taraude, la période nazie, et le communisme. Tout ça pour cause d’antécédents familiaux.

Et je me demande si cet espace bobo confortable est ce qu’on fait de mieux pour faire vivre la vie après ces deux blessures qui ont touché l’Allemagne, et particulièrement ce quartier, cette cour. Quartier pauvre, meurtri pendant la période nazie, et laissé quasi à l’abandon par la RDA.

Certes, on n’allait pas faire du quartier un Musée. Mais j’ai le sentiment qu’on a vite fait, ici comme ailleurs, dans notre monde où l’on vend et où l’on achète du spectaculaire marchandisé, d’en recouvrir les espaces qui ont fait mal à la vie collective. On peut lire dans un document ventant l’intérêt de ce quartier[2]: « Dans ce plus grand ensemble architectural de cour fermée d’Allemagne, on ne s’ennuie pas - restaurants, cinémas, théâtre, cabarets et spectacles de variétés contribuent à faire des Hackesche Höfe un centre de loisirs et de services très fréquenté. En outre, ce site abrite de nombreuses habitations.

Les habitations près du Hackesche Markt, dans la Oranienburger Straße, au Oranienburger Tor ou au Koppenplatz sont très recherchées et font partie du Berlin branché ».

De retour, taraudée par ces questions, et dans l’empêchement d’en écrire quoi que ce soit qui ne soit ni lourd ni larmoyant, je tomberai sur une info qui m'avait échappé pendant ce très court séjour à Berlin : le « Tacheles », juste un peu plus haut dans le quartier, Orianenburgstrasse[3]. Ce bâtiment, construit en 1909, a abrité pendant la deuxième guerre mondiale les bureaux du Front du Travail, « Arbeitsfront », association allemande de travailleurs et d’employeurs soumise au parti nazi et créée après la dissolution des syndicats. C’est ici que la RDA a logé une école d’art, et l’unique cinéma d’art et d’essai de Berlin-Est. Et c’est  là qu’en 1990 des squatters ont envahi l’immeuble promis à la démolition par la municipalité. Une quarantaine de peintres, sculpteurs, photographes, vidéastes, musiciens, et écrivains, de l’Est, de l’Ouest, mais aussi du Monde entier, s’y sont regroupés. Ce lieu n’est pas subventionné par l’État. Il est aujourd’hui menacé de fermeture[4].

En yiddish, Tacheles veut dire « parler franchement ». Chaque fois que les habitants du Tacheles sont menacés d’être expulsés, ils affichent le slogan : « Les idéaux sont en ruine, sauvez cette ruine ». 

Je retournerai à Berlin. J’espère que le Tacheles sera toujours là, et que je pourrai aller prendre un café au café Zapata[5].


25 juillet 2011

CAFÉ COMPTOIR 2 : MADEMOISELLE HAUTE-COMME-TROIS POMMES.

Françoise Tomeno
25 juillet 2011

Un dimanche de juillet. J’ai fait ma petite ballade, je termine mon déjeuner au Café Comptoir.

 Aujourd’hui, jour avec enfants.

Il y a de la place pour les enfants, ici : les sets de table sont en papier kraft, et, prévu ou non à l’origine, ils servent de papier à dessin. Et les crayons, y a qu’à aller les chercher dans le Frigo du Livr’échange. Oui, il s’appelle comme ça. Une ancienne vitrine réfrigérante de bistrot, où on trouvait les bouteilles, les canettes. Il y a la même à l’autre bout de la salle, mais cette fois-ci pour son usage officiel.
Dans le frigo du Livr’échange, on trouve des livres, bien entendu, pour les grands, pour les petits ; on peut en prendre, en déposer ; il y a aussi des jeux, des jeux de société, des revues. Et il y a les crayons.

Aujourd’hui, les enfants sont de sortie, c’est vacances. Il y a les enfants des « Filles »*, il y a les enfants qui viennent avec leur éducateur préféré, ils viennent juste d’arriver.

Je m’apprête à ranger dans mon sac toutes mes petites affaires, bouquin, programme de ciné.

C’est alors que je la remarque, Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes. Elle est arrivée avec son papa, un habitué, la trentaine, toujours très souriant, attentif.

Elle, Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes, je n’ai pas encore eu l’honneur. Elle est là, à deux pas, près d’une table, serrant tout prés de son cœur une belle tige de passiflore, qui a déjà trouvé accueil dans une petite carafe : quelqu’un veillait aux enfants, ici, on veille toujours aux enfants.

Un Monsieur s’est approché et veut absolument lui faire dire « passiflore », et lui pose trois fois la question : « Comment elle s’appelle, cette fleur ? ». Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes, de guerre lasse, finit par lui dire  « passiflore », mais vraiment, ça n’est pas ça qui la préoccupe. Elle dit qu’elle voudrait dessiner, et l’éducateur qui veille aux siens, d’enfants, et aux pas-siens, apporte dans les trois secondes le fameux papier kraft.

Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes pose alors la carafe et la belle tige de passiflore sur la table, sur le set en papier. Elle essaye obstinément de faire tenir tout droit la belle tige fleurie, mais vous savez bien ce que c’est, ça ne tient pas comme ça, les tiges de passiflore ; il faut les palisser si on veut qu’elles aient le nez en l’air.
Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes s’obstine, déterminée.
Bon, décidément, ça ne marche pas.

Arrivent alors les crayons, toujours par la grâce de l’éducateur qui s’occupe de ses enfants et des pas-siens. Elle les serre contre son cœur, les crayons, comme elle serrait tout à l’heure la tige avec ses belles fleurs de la passion toutes blanches. Elle est grave, en cet instant, Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes. Comment faire avec une fleur qui ne veut pas être comme on voudrait qu’elle soit ?

«  Je vais essayer de dessiner ma fleur » dit-elle.

Puis : « Je sais pas dessiner les fleurs ….. ».

Silence.

« Je vais essayer de dessiner MA fleur ». Le ton, cette fois, est tout à la fois déterminé, interrogatif, dubitatif, cherchant l’approbation, et au final, déterminé encore une fois.

C’est le moment où je quitte le bistrot. Je n’ai pas vu la fleur dessinée. Peut-être que là, sur le papier kraft, elle se  tenait bien droite, fière d’avoir été adoptée par Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes. Ou bien elle se laissait dégringoler négligemment sur le sol, sur la table. C’est beau aussi, les passiflores, quand ça s’étale ; il faut juste faire attention où on met les pieds, pour ne pas les écraser.

Je voudrais vous dire quelque chose, Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes : puissiez-vous garder longtemps, longtemps, allez, tiens, toute votre vie, cette belle détermination qui était la vôtre ce jour-là.

Et puis, si vous me le permettez, chère Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes, je voudrais ajouter quelque chose : parmi les fleurs que portait la tige, objet de toute votre attention, voire de toute votre gravité, il y en avait une qui était particulièrement épanouie. Dans votre détermination et votre obstination, vous étiez toute belle, comme elle.

Bon dimanche, Mademoiselle Haute-comme-trois-pommes, et bonnes vacances.



* Voir Café Comptoir 1

CAFÉ COMPTOIR 1

Françoise Tomeno
25 juillet 2011


J’aime aller au Café Comptoir, chez "Les Filles". Anciennement chez Colette. 

C’est peut-être dans ce bistrot-là que je me sens la plus proche de l’estaminet que tenait ma grand-mère, quelque part dans une petite ville minière du Pas-de-Calais. Un café du peuple sans doute. Je n'ai pas connu ma grand-mère, je n'ai pas connu son estaminet. Elle devait y servir des pintes de bière.

"Les filles", elles ont un jour affiché sur la porte d'entrée: "Ici, on ne sert pas jusqu'à plus soif, signé Les Filles".

Elles sont royales : elles ont réussi à garder le bistrot du quartier, celui de Colette, tout en l’ouvrant à d’autres possibles, avec les expos, les soirées de Sans Canal Fixe(1), les concerts, les spectacles, etc... Et là, non seulement tout le monde cohabite, mais ce sont les personnes du quartier, les plus anciens clients, les "légitimes", qui accueillent. C’était chez eux, c’est toujours chez eux. Il y a ce grand monsieur qui me salue toujours, me demande si ça va, me souhaite bon appétit. Et cette dame qui doit avoir à peu près mon âge, qui est un jour venue, comme ça, me serrer la main : "Bonjour. Vous allez bien ?". Depuis, je ne manque pas d’aller la saluer. Et cet autre monsieur qui, le jour où je suis entrée avec à la main le n° Hors Série de l’Humanité sur la Commune, m’a dit : "Vous aussi ? J’achète l’Huma régulièrement".

Ce dimanche 16 janvier, je suis là, après ma petite ballade au bord de Loire. Je casse la croûte.

Au-dessus de nos têtes, l’hélicoptère qui n’arrête pas de tourner depuis la veille. La veille, c’était la manifestation "Ensemble contre l’extrême droite", manifestation pacifiste, organisée par un Collectif, au moment de la tenue à Tours du Congrès du Front National.
Un bruit incessant, insistant, envahissant, obsédant. Comme si une bande de terroristes était en embuscade. La veille déjà, ce bruit était insupportable.

Au comptoir, les conversations vont bon train, précisément sur cet hélicoptère et le congrès du FN. Quelqu’un lance : "On se croirait en guerre". Les avis sont unanimes, ce déploiement de forces de l’ordre et le tournoiement de cet hélicoptère sont disproportionnés. Visiblement, ceux qui discutent au comptoir ne sont pas des manifestants de la veille.
J’écoute, heureuse que cet avis des militants de la veille soit partagé ici, par des non- militants.

Un homme, à qui j’avais donné spontanément une quarantaine d’années, partage la conversation au comptoir. Alors il raconte : "En 1968, j’étais jeune appelé. Nous devions nous rendre en Afrique. Mais c’était mai 1968, on nous a envoyés à Paris. On était là, avec, dans les camions, les armes prêtes à servir. Et bien nous, les appelés, on s’était mis d’accord. Si on nous demandait de tirer, on ne tirerait pas !".

Je fonds, j’ai envie d’aller embrasser cet homme. Je pense à toutes ces résistances méconnues, anonymes.

Et je me dis :
-       cet homme n’a pas quarante ans, à peine moins âgé que moi.
-       ne pas tirer sur ses frères, ça conserve.



(1)   Sans Canal Fixe, abrégé par sigle SCF, est un collectif français de documentaristes basé à Tours. 
http://www.sanscanalfixe.org/dotclear2/ 

22 juillet 2011

MADAME KLAUS KINSKI

Françoise Tomeno
22 juillet 2011

Ses yeux !
Bleus. Bleu froid, bleu tranchant. Le regard de Klaus Kinski dans Aguirre. Le visage aussi, quelque chose de Viking.

On peut la voir trottiner un peu plus loin dans le quartier. Trottiner à petits pas lents, comme une très vieille dame qu’elle n’est pas, comme une vieille dame de plus de 80 ans, alors qu’elle en a un peu plus de 70. Elle doit habiter par là. Son dos est courbé; mais pas de ces courbures de l’âge, où le corps semble se déformer. Non, une courbure harmonieuse, qui part de la taille, et s’enroule sans cassure. Une courbure de l’âme, plutôt.

Quand je la remarque dans le bistrot, nous sommes en hiver. Elle vient à peu près tous les après-midi. Elle s’installe tout d’abord à la table la plus proche, à droite de l’entrée, tournant le dos au comptoir. Elle ne peut croiser  aucun regard, on ne peut pas croiser le sien. Pas commode pour passer commande.

Elle passe un moment là, le  corps légèrement tourné vers la gauche, la tête inclinée vers son épaule gauche : on a l’impression que la tête va s’incliner jusqu’à rentrer à l’intérieur de son corps. Toujours cette courbure de l’âme. Ses cheveux, d’un blond beige, paraissent à la fois négligés et brillants. Je suis surprise de cette association, mais c’est ce qui me viendra à l’esprit chaque fois que je penserai à elle. Quelque chose que la vie semble avoir négligé en elle, et quelque chose qui brille cependant au travers d’elle. Comme dans ses yeux bleus froids qui peuvent briller de vie tout en restant froids. Étrange impression.

Après être restée un moment à sa première place, elle bouge, et va s’installer à la table qui est de l’autre côté de la porte d’entrée du bistrot, à gauche. Là, toujours le haut du corps en partance vers la gauche, elle se place de façon à voir et à être vue, le visage redressé : c’est l’instant de la commande. Qu’elle passe de sa voix rauque . Au bout de quelque temps, on la connaît, et c’est le serveur ou la serveuse qui lui disent : « Un café ? ». Ça, c’est merveille que d’être reconnue.

Des semaines se passent sans que ce scénario ne bouge. Elle a plutôt l’air ailleurs. Elle ne croise aucun autre regard si ce n’est ceux du serveur ou de la serveuse. Elle ne parle à personne.

Et puis un jour, je la vois qui sourit, dans le vague. Nos regards se croisent, et je lui souris. « Alors ? qu’est-ce qu’il y a ? », me dit-elle de sa voix toujours rauque, sur un ton moyennement aimable. « Je vous ai vu sourire, et je vous souris ». Cette petite phrase déclenche le mouvement qui la fait venir, sans plus de façon, s’asseoir en face de moi. Ça prend quelques secondes. C’en est fait, nous avons fait connaissance.

Désormais, elle viendra la plupart du temps s’asseoir à ma table (et tant pis si je suis en train de travailler pour le prochain « groupe Foucault », un groupe de travail qui m’est cher). Il y a toujours cette courbure de l’âme en partance vers la gauche, mais de la malice apparaît, avec de la nostalgie aussi.

 J’apprends tout doucement. Elle ne se remet pas de la séparation d’avec son premier mari, séparation dont elle a eu l’initiative. C’était il y a bien longtemps. Et puis un de ses enfants, du deuxième mariage, va mal, est seul. Et puis les soucis de santé. On en parle. Je crois saisir où l’âme s’est un jour courbée.

Un matin, elle arrive ; José, le patron, la chine : « Qu’est-ce que vous faites là ! On est le matin …. » Et, les deux quasiment en même temps, me disent : « J’aime la taquiner », « Il aime me taquiner ».  Sourires.

Un samedi, j’ai rendez-vous avec une amie, à qui j’ai parlé de Madame Klaus Kinski. Voyant  celle-ci arriver, mon amie me dit : « Elle est belle ! ». Comme c’est vrai !

Nous engageons la conversation à trois, je lui demande des nouvelles de sa santé, de ses prochaines vacances, dont elle m’a parlé quelques jours plus tôt. Vacances qui la tracassent ; ça ne se présente pas trop bien, elle part avec une amie, dans de mauvaises conditions, elles vont peut-être se disputer. À un moment, elle évoque quelqu’un, en disant : « Le Viking ». À l’intérieur de moi, ça sursaute, et elle ajoute: «Ben oui, mon grand père le Viking, je suis normande !».

Le Viking.
Le visage d’Aguirre.
Bonnes vacances, Madame Klaus Kinski, et que ces vacances ne soient pas une expédition dans la colère des dieux.