Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

29 janvier 2012

LE FRANCOIS COPPÉE : HEIMLICH !

Françoise Tomeno
29 janvier 2012

Ce samedi 28 janvier, j’arrive en avance, comme chaque fois, pour la réunion du CA de l’ALFPHV[1], horaire de train oblige, et je vais directement au bistrot « Le François Coppée ». Je sais que Claude, un de nos présidents honoraires, sera déjà là. Claude arrive de Bruxelles. Très probablement, la serveuse, en me voyant arriver, me désignera la table où il est installé : à force, nous finissons par être connus, et reconnus ! Saluts chaleureux des patrons, des serveurs, des serveuses, un petit mot gentil à l’un ou à l’autre : l’accueil, quoi !

Nous sommes toujours à peu près la même bande, et nous nous retrouvons plusieurs fois par année  pour des CA, des groupes de travail. Nous venons de tous les coins de France, Marseille, Toulouse, Reims, Saint Brieuc, Nancy, Tours, etc. , et de Belgique.

Les retrouvailles sont joyeuses, on prend des nouvelles des uns des autres, de celles ou de ceux qui n’ont pu venir.

Aujourd’hui, il était prévu que nous soyons « hébergés », comme cela se fait depuis quelque temps, par le GIAA, le Groupement des Intellectuels Aveugles ou Amblyopes. Marie, notre hôtesse, nous rejoint au bistro. Mais nous sommes plus nombreux que les dernières fois, et le local que Marie nous réserve d’habitude, suffisant pour les groupes de travail, sera trop petit pour le CA. Par chance, la grande salle de réunion est libre ce matin, mais elle sera prise l’après-midi.

Qu'à cela ne tienne, la serveuse du François Coppée nous propose de nous réserver des tables au fond du bistrot, où elle nous installera pour déjeuner, et après, nous aurons la possibilité de disposer les tables à notre convenance pour poursuivre notre travail.

http://www.francois-coppee.com/zoom.html

Lorsque nous arrivons pour déjeuner, je fais remarquer à notre trésorier, Benoît, qu’on est comme à la maison, au François Coppée. Chacun nous connaît, et nous sommes bichonnés. On se sent « heimlich », comme on dirait en allemand.

J’aime ce mot de  « heimlich », « comme à la maison ». Je l’ai bien sûr appris pendant mes années lycée, mais il a vraiment pris du corps pour moi pendant un stage de chant. Je travaillais des mélodies de Brahms, et notre professeur Elizabeth, me dit : « toi, tu es heimlich avec Brahms ». découverte de quelque chose que je n’avais pas perçu moi-même. Mais oui, j’aime chanter Brahms, avec cette très belle écriture où le piano n’accompagne pas le chant, mais où piano et voix se rencontrent, s’enchevêtrent, se cherchent, se trouvent, se répondent. Et puis la berceuse que me chantait ma maman, c’est précisément celle de Brahms[2]. « Heimlich » donc au François Coppée.

Nous sortirons cependant fatigués de notre après-midi de travail : tellement « heimlich », le François Coppée, qu’une autre réunion  se déroulera juste un peu plus loin : le volume sonore s’en ressentira.

Lorsque je reprends mon train, je n’ai pas le courage de travailler comme je l’avais prévu. Je ferme les yeux, et les pensées viennent toutes seules. Autour du heimlich, et de l’unheimlich, le monde si peu accueillant. Je pense à mes quatre camarades poursuivis par Brice Hortefeux, dont le procès en appel se déroulera ce lundi à Orléans[3]. J’y serai, et devrai y porter témoignage : « unheimlich ». Ces amis passent en ce moment leurs jours et leurs nuits à défendre et aider les Sans papiers. Sans Papiers, sans foyer, « unheimlich ».

Mon esprit vagabonde comme souvent : comment préserver, dans un monde « unheimlich », du « heimlich », envers et contre tout.

Peut-être, en plus des solidarités organisées, en cultivant ces petites parcelles de vie, discrètes et singulières, qui mettent de la douceur là où c’est rude. Peut-être en accueillant la vie là où elle se présente, sous sa forme la plus simple, la plus ténue parfois, en prenant le soin, le temps, de cultiver les petites pousses qui surgissent malgré le mauvais temps.

Heimlich, pour que la vie soit vivante.



[1] Association de Langue Française des Psychologues spécialisés auprès des Personnes Déficientes Visuelles

22 janvier 2012

DU VIEUX MÛRIER AU PETIT FAUCHEUX, "PUISQUE RIEN N’EST FINI".

Françoise Tomeno
22 janvier 2012

1976, 77 ?
Un soir au café « « le Vieux Mûrier », « place Plume », comme on dit. C’est un de nos quartiers généraux, avec le café « Le Helder ». Nous ? Les post-soixante-huitards, dont beaucoup galèrent, et dont beaucoup, dont je suis, apprécient la qualité des amitiés qui sont nées dans ces années-là, chaleureuses, affectueuses, soutenantes,  et qui auront la vie longue puisque certaines d’entre elles sont toujours là, bien vivantes, même si on ne se voit pas très fréquemment.

Ce soir-là, je retrouve, comme souvent, des amis, c’est un rendez-vous convenu presque implicitement. Il y a parfois des « nouveaux », qui deviendront, ou pas, des amis, des potes, qui rejoindront un groupe ou l’autre. Les groupes sont nombreux, rarement fermés, bougent, échangent.

Deux espaces au Vieux Mûrier : la salle sur laquelle ouvre l’entrée du café, dotée de fenêtres, c’est là que l’on se retrouve habituellement, et l’arrière-salle, plus petite, plus sombre, sans fenêtre, aux éclairages très softs. C’est plutôt le lieu des rendez-vous plus tardifs de la nuit. Elle m’est moins familière.

 J’ai l’âme mélodique. Je prends depuis peu des cours de chant, et je suis obsédée par une idée : je voudrais chanter « l’Hirondelle du Faubourg » sur les marchés. Allez savoir pourquoi !

Je crois que cette petite hirondelle des faubourgs de Paris me vient des lingères qui travaillaient dans l’établissement que dirigeait mon père à Saint Germain en Laye : Amélie Cortet, dite « Lili », Madame Viaud et son fils adoptif avec lequel nous jouions enfants. Et d’autres dont je ne me souviens plus du nom. Elles avaient la tendresse chaude des corps de femmes qui s’adressent aux enfants. Elles avaient leur franc-parler, le parigot pour certaines, leurs coups de gueule aussi parfois, et leurs rires, leurs rires…. Elles avaient aussi, pour certaines d’entre elles, l’élégance des Parisiennes du peuple.
Cette élégance des gens du peuple qui me ramenait aux origines populaires de ma famille.

Je suis donc au Vieux Mûrier, je bavarde avec les copains. Et tout d’un coup, je lance à la cantonade la petite phrase : « Je voudrais chanter l’Hirondelle du Faubourg sur les marchés ». Patrice, que je ne connais pas, saisit la balle au bond : ça l’intéresse, il joue de la flûte, et il a un copain, Michel, qui joue de l’accordéon diatonique. Et c’est parti, comme dans ces années-là les idées faisaient à toute vitesse des projets, et où l’on n’hésitait pas à se lancer. Un autre de leurs amis est intéressé, Pierre-Yves, qui devient le chanteur. Nous sommes donc un premier quatuor.

Est-ce que le nom que nous prendrons, « Puisque Rien N’est Fini », qui fera « PRNF », et qui est le titre d’une de nos chansons, date de ces débuts ?

Il me semble plutôt qu’il est venu après. Après que Pierre-Yves soit parti vers d’autres horizons, et que Michel, à la voix naturellement magnifique (sans cours de chant, Dieu que j’ai été jalouse….), ait souhaité prendre la place du chanteur. Après la rencontre avec Sylvie, alias Sylvette, qui, elle, devient notre jeune accordéoniste. Sylvette joue de l’accordéon chromatique, et drôlement bien.

« Puisque rien n’est fini » est bien sûr le titre d’une chanson d’amour, malheureux au début, rien ne va plus, mais qui proclame à la fin  que rien n’est fini, « qu’après le sombre hiver, vient le soleil, et les beaux jours ». Nous avons choisi ce titre pour dire combien notre aventure musicale et amicale était « à la vie à la mort ».

Nous avons bien sûr, un jour, fini par finir la musique, mais pas notre amitié, intacte plus de trente années plus tard.

Du Vieux Mûrier du projet, nous voilà faisant les marchés de Tours, puis d’ailleurs. Le marché Velpeau et celui des Halles sont nos marchés préférés. Des bistrots ponctuent nos prestations. C’est que, sur les marchés, nous récoltons un peu d’argent dans la casquette posée à terre, et que les maraîchers et autres vendeurs sont ravis  et nous donnent qui une salade, qui un fromage de chèvre, etc. Nous allons alors au bistrot et offrons la tournée aux copains, aux fans de notre groupe.

À la fin du marché des Halles, nous nous retrouvons au bistrot « La Cave Gaillard », aujourd’hui « Les Trois Écritoires », place du Grand Marché. Je me mettrai à fréquenter ce bistrot quasi quotidiennement, le matin, avant de partir travailler, j’habite alors le quartier. J’aurai plaisir, le matin de bonne heure, à partager ce moment avec les personnes qui travaillent aux Halles depuis des heures très matinales, et qui cassent la croûte à huit heures du matin : pas le café, le petit crème. Non, au fond de la cave Gaillard, il y a un réchaud, et chacun y fait réchauffer sa popote, et les odeurs envahissent le bistrot : ragoût, choucroute, cassoulet, et autres viandes en sauce.

Je pense que mon intérêt et mon affection pour les bistrots date de cette époque-là : merci la musique.

Michel connaît bien Paul Veyssière, le patron du Petit Faucheux. Le Petit Faucheux: bistrot, cabaret? On ne sait pas trop. Le Petit faucheux de ces années-là est encore rue du Mûrier. Le sol est en terre battue, il y a là des étagères à bouquins, on peut y acheter des fripes. On peut aller dans la journée y passer des moments tranquilles, et le soir, y écouter des concerts. Le projet s’ébauche de tâter de la scène. C’est une toute autre affaire que le marché, d’autres enjeux. Le trac apparaît, on soigne les costumes, on travaille l’ordre de passage des chansons, on commence à penser spectacle à thème, dont notre très beau spectacle (oui, je n’hésite pas à le dire…) autour de « La Femme dans la chanson réaliste ». C’est le Petit Faucheux qui accueille cette nouvelle ère de notre groupe. Nous irons ensuite porter nos spectacles plus loin, en Bretagne, dans la région de Montauban, dans d’autres départements de la région. Mais le Petit Faucheux restera notre point d’ancrage. Nous serons très honorés de faire partie de celles et ceux qui feront le spectacle de clôture du Petit Faucheux de Paul, avec Gérard Pierron, Gérard Blanchard et d’autres artistes.


Jusqu’au jour où nous décidons d’arrêter notre groupe : nous avons les uns et les autres d’autres activités, professionnelles ou non, et il se trouve que, pour chacun d’entre nous, s’est présenté en même temps de nouveaux projets. Nous savions aussi que si nous voulions continuer, il nous fallait passer à la vitesse supérieure, et passer « professionnels », aucun de nous n’y était prêts. C’est donc sans douleur et sans déchirement que nous avons, d’un commun accord, clos le groupe. Il nous restait de l’argent des recettes des spectacles, nous sommes allés le « manger » dans un très bon restaurant de Cormery.

C’est à ce moment-là que Michel reprendra, lui, la direction du Petit Faucheux, et en fera, au fil des années, une des plus grandes salles de Jazz de France.



Et  notre hirondelle des faubourgs ? Elle nous aura suivi partout, sur les marchés, je pense qu’elle a dû faire partie de quasiment tous nos spectacles.

Si l’hirondelle ne fait pas le printemps, elle peut, malgré, et au-delà du pathos des paroles de la chanson, apporter sa petite touche d’oiselle chanteuse. Elle a bien fait de s’inviter au Vieux Mûrier.


15 janvier 2012

DU PAVILLON HENRI IV AU BISTROT DE LA RUE DE LILLE, LES CAFÉS DE MON ENFANCE

Françoise Tomeno
15 janvier 2012

C’est d’abord comme un éclair. Comme un projecteur violent, qui éblouit. C’est une image, probablement celle d’un salon de thé. Tout y est blanc, nimbé de cette lumière violente. Il y a là une estrade blanche, un piano blanc, un pianiste habillé de blanc, des tables blanches, des nappes blanches. Je suis sur le seuil, et pourtant, dans l’image, il n’y a pas de murs, ni extérieurs, ni intérieurs. Je regarde  de tous mes yeux. Je ne suis plus qu’un regard immergé dans l’image, je fais partie de l’image, je suis éblouie. Je dois avoir dans les quatre ans. Je suis là avec ma maman, ma grand-tante Flora, et bien sûr ma sœur, l’inséparable compagne de jeux, et parfois de disputes…

Cette image est plaquée, dans mon souvenir, sur une autre image, celle du parc du Château de Saint Germain en Laye. Associée à l’image du parc, la sensation délicieuse des pieds qui foulent l’épais tapis de feuilles tombées dans l’allée du parc à l’automne.

Ce qui m’éblouit tant, c’est la musique, et le pianiste. Je suis entièrement avalée par l’image et la musique.

Et puis, dans mon souvenir, le pianiste se lève et vient donner aux deux petites filles que nous sommes des bonbons. Oui, un Monsieur donne à deux petites filles des bonbons. Jouissance. Jouissance dans la lumière, dans la musique, comme dans le « don » du Monsieur.

Éblouissement.


Ailleurs, plus au Nord, dans une petite ville du Pas-de-Calais qui se nomme Carvin, un bistrot, sombre dans mon souvenir ; au bout de la rue de Lille, en arrivant place de l’église. Cette église dont je n’apprendrai que des années plus tard qu’elle renferme une des plus belles orgues du Nord de la France.

Bistrot sombre comme les gueules noires qui rentrent de la mine, comme les terrils, comme la grisaille du Nord.

Pendant les vacances que nous passons "dans le Nord", ma soeur et moi allons le soir dans ce bistrot, avec « mon oncle Louis », ancien mineur, qui va y retrouver ses copains. Mon oncle Louis est sourd, depuis toujours, Enfin, nous, enfants, ne l’avons connu que sourd.
Mon oncle Louis boit  sa bière, et nous commande des diabolos grenadine, notre vin à nous. Nous regardons parfois la télé. Il n’y a pas encore de télé dans les foyers, et particulièrement dans les foyers du Nord, peu aisés. Les télés, on peut les regarder dans les vitrines des magasins qui les vendent, ou bien dans certains bistrots. Ici, la télé est dans le coin à gauche, dans l’endroit le plus sombre du bistrot. Ce soir-là, il y a un film sur Beethoven. Je ne connais pas ce musicien, je suis bien jeunette encore. 

Et me voilé embraquée dans cette petite image de la télé, brillante dans l’obscurité, je rentre dedans, dans le film, dans l’histoire de Ludwig Van Beethoven. Et mon souvenir ne garde qu’une image, le visage de Beethoven, l’air sombre, les cheveux en désordre, et qu’une idée : Beethoven, devenu sourd, continue de composer.

Pendant ce temps-là, le bruit rassurant du monde quotidien continue de m’envelopper : mon oncle Louis qui parle avec ses copains (il parle ? Mais je disais qu’il était sourd ! Bizarre), le diabolo grenadine est bien dans ma réalité. Je suis tout à la fois dans le film et pas dans le film. Naisssance du récit dans lequel on peut se projeter sans s’y perdre, du « on dirait que » si précieux de l’enfance.

On est loin de l’éblouissement du salon de thé premier.

Mais au fait, a-t-il existé, ce salon de thé ? Mon souvenir est tellement détaché de toute réalité que j’en doute. Il me faut demander à ma maman : oui, il a bien existé, oui, il était bien dans le parc du château, comme ma superposition d’images pouvait le laisser penser. Et je le retrouverai même sur internet. Je redécouvrirai un nom qui m’a été familier dans l’enfance, mais qui avait disparu de ma mémoire : le salon de thé était dans ce qui s’appelait le "Pavillon Henri IV". Aujourd’hui, dans ce pavillon devenu hôtel de luxe, il y a toujours un piano dans les salons, mais il est noir. Peut-être le piano éblouissant de mon enfance était-il noir, et s’est-il transformé en piano blanc du fait de l’éblouissement ?

Quant à la surdité de mon oncle Louis, qui recevait en écho celle de Beethoven, elle disparaîtra brusquement et complètement à la suite du décès de son épouse, « ma tante Solange », qui était une maîtresse femme, parfois rudoyante avec son Louis. Louis, l’ouïe, avait fermé ses écoutilles. Alors, dans le bistrot, il n’était pas sourd, avec ses copains ?

En tout cas, moi, je ferai de la musique une partie importante de ma vie, et je travaillerai avec des enfants sourds.

08 janvier 2012

IL NE S'EST RIEN PASSÉ CHEZ JEAN-BERNARD



Françoise TOMENO
8 janvier 2012

Jour de grisaille. Je sors de Beaubourg, je suis agacée par la nécessité de faire la queue pendant des heures, d’abord pour entrer, puis pour prendre ses billets, puis pour entrer dans l’expo elle-même. J’avais renoncé depuis longtemps à ce genre de plaisanterie, mais j’ai voulu essayer une nouvelle fois. Réserver un coupe-file pour une heure précise m’agace tout autant, j’aime trop flâner le nez en l’air, et ne pas être coincée par un horaire.

Il pleut un peu, il est tard dans l’après-midi, j’ai faim, et je me mets en tête de trouver un bistrot, un vrai. J’arpente la rue Saint Martin, avec une pensée pour Robert Desnos et le très beau poème « Le disparu » à propos d'André Platard, son ami, « disparu un matin », emmené par les nazis: « Je n'aime plus la rue Saint Martin depuis qu'André Platard l'a quittée.... ».
 Il y a plein de restaurants, libanais, italien, etc.…, mais je veux « mon » bistrot. Je chine, comme toujours, et je vois une toute petite entrée avec une toute petite terrasse. Je regarde de plus près : bar à vins « chez Jean-Bernard ». Mais c’est que ça me paraît tout à fait ce que je cherche….





Je rentre, il n’y a que moi comme cliente à l'intérieur, deux jeunes femmes fument en terrasse. Même à cette heure avancée de l’après-midi, je peux manger. Il ne reste que le plat du jour, mais cela m’ira tout à fait. Et si vous voulez tout savoir, c’est un « boudin purée » dont la qualité n’a rien à envier à celui du Café Comptoir, qui est déjà le meilleur du monde. Le jeune homme qui prend la commande me propose un verre de Syrah rouge pour accompagner, j’en serai enchantée.




Je passe là un moment des plus tranquilles, à l’abri de la pluie et de la grisaille. J’ai tout loisir d’examiner l’épicerie, parce que chez Jean-Bernard, on vend du vin, mais aussi des rillettes, foies gras, terrines, plats cuisinés en bocaux, conserves, condiments, huiles, miel, confitures. Le tout bien joliment rangé, c’est plein de couleurs, dans un espace extrêmement réduit.



                                                                                                                                                                                                                                                                                                              


Je repars sous la pluie, il ne s’est rien passé chez Jean-Bernard, sauf mon agacement, qui, lui, est passé.
Si vous êtes dans le coin un jour, allez chez Jean-Bernard[1].


[1] Chez Jean-Bernard, 157 rue Saint Martin, 750003, http://www.jean-bernard.fr/
Les photos sont celles du site de chez Jean-Bernard


LE CAFÉ DE LA MUSIQUE

Françoise TOMENO
8 janvier 2012

Le TGV était à l’heure, cela mérite d’être remarqué. Je suis donc en avance, et j’ai un peu plus d’une demi-heure devant moi avant l’ouverture de la Cité de la Musique. Je m’installe au « Café de la Musique », le café le plus proche de la Cité. Il ne fait pas partie des bistrots pour lesquels j’ai des coups de cœur, mais les sièges sont confortables, et pour bouquiner, ça fera bien l’affaire.
J’ai glissé dans mon sac « Le poing dans la bouche », de Georges Arthur Goldschmidt, un livre que l’on m’a offert il y a déjà un bon moment, et que je n’avais pas encore pris la peine de lire.

Je rentre avec bonheur dans ce livre, qui est une merveille. Réflexion sur la langue, la langue maternelle allemande, sa contamination par la langue nazie, la langue française apprise dans l’institution où le jeune Georges Arthur a trouvé refuge, les retrouvailles avec sa propre langue par le détour de Franz Kafka. Franz Kafka, un des auteurs pour lesquels j’ai éprouvé une véritable passion toute jeune, à une époque où je ne lisais presque pas. J’achetais tout ce que je trouvais de lui, et de son ami Max Brod.

Bien que plongée dans ma lecture, j’entrevois une famille qui arrive, et je remarque qu’ils sont à la queue leu leu, espacés les uns des autres. Tout à la fin, arrive la maman, suivie d’un des fils, âgé d’environ douze ans. Je chope sans bien faire attention des bouts de leur échange. J’entends le jeune garçon, encore aux prises avec le rideau d’entrée du bistrot, épais et lourd, dire : « et il y a des bougies ! », et sa maman lui répondre « il faut demander avant ». Ça ne fait rien de très compréhensible, mais je suis tellement absorbée que je ne m’attarde pas sur leur affaire. Se passent quelques minutes, et j’entends une note de piano. Je me dis que c’est une illusion, que ce n’est pas le son d’un piano. Puis une deuxième note, toujours ce son de piano. Une troisième, et soudain un boogie-woogie entraînant et plein de gaieté. Je me retourne : le jeune garçon est assis devant le piano, que je n’avais pas remarqué en entrant, il a réussi à faire allumer les bougies, et il a osé demander cette fameuse autorisation.

La famille s’est assise pas loin, calme, sans se manifester plus que ça. Le jeune garçon joue sans ostentation, pour le plaisir.

À la fin du premier morceau, tout le café applaudit. Et voilà que nous tous qui étions quelques minutes auparavant séparés les uns des autres, chacun dans notre histoire, nous sommes réunis par ce petit bonhomme, qui a été au bout de son désir. Oui, j’emploie les grands mots, parce que je pense qu’il s’agit vraiment de ça. Il aperçoit un piano, des bougies sur le piano (nous sommes pendant la période des fêtes de fin d’année), et le voilà qui a tout de suite l’imagination de ce qui pourrait survenir, et dont il serait l’auteur. Un poète, je vous dis, un vrai poète, au sens étymologique du terme : « « fabricant, artisan ». Et voilà qu’en cette période des fêtes où l’on a la quasi-obligation de se montrer joyeux et festifs, au risque d’être dans le factice, voilà que ce petit bonhomme nous offre le plaisir simple du partage de son amusement à jouer. Il s’amuse, cet enfant, et nous voici tous charmés, embarqués dans l’amusement, redevenus enfants nous-mêmes. J’aurais presque envie de me mettre à danser.

Les boogies-woogies s’enchaînent alors, un vrai bonheur, et le charme dure, pour notre plus grande joie.

Et quand ce garçon s’arrête, c’est avec la même simplicité qu’il va rejoindre sa famille. La vie continue.

Quant à moi, je poursuivrai l’amusement avec un autre "poète", Paul Klee, et la très belle exposition « Paul Klee et la musique ».


17 décembre 2011

MADAME, MONSIEUR, HIVER.

Françoise Tomeno
17 décembre 2011

Aujourd’hui, je vous vois arriver de loin. Vous débouchez de la petite rue en face du bistrot, de l’autre côté de la place. Vous avancez d’un même  pas, appuyés l’un sur l’autre, on dirait que chacun de vous empêche l’autre de tomber.

D’habitude, vous arrivez l’un après l’autre. C’est vous qui arrivez la première, Madame. Monsieur suit, de son pas boitillant. Vous « réservez » la table en y posant délicatement le bout de vos doigts, et vous attendez Monsieur. Vous ne vous asseyez que lorsqu’il est arrivé. Une fois, une fois seulement, c’est vous, Monsieur, qui êtes arrivé le premier. C’était un joli jour d’été, et vous veniez vite retrouver l’amabilité et la gaieté des jeunes serveuses. Cela vous rendait tout guilleret, vous faisiez plaisir à voir. Madame vous avait rejoint, elle n’était pas en reste, elle aussi avait la conversation alerte.

Vous avancez ce jour d’un pas « accordé », d’un pas encore un peu plus lent que d’habitude. Une chose me frappe tout de suite : en ce jour plutôt gris, vous portez, Madame, des lunettes de soleil, que l’on appelle aussi lunettes noires. Ce nom leur va à merveille aujourd’hui : les montures sont noires, les verres d’un noir opaque qui cache profondément votre regard. Vous portez aussi un foulard que je ne vous ai jamais vu : d’un rose orange, qui fait penser au soleil couchant, celui qui éblouit moins. Je me prends à rêvasser : vous portez, ce jour d’hiver, des traces du soleil de l’été. Comme des traces du soleil de l’été de votre vie, vous qui êtes entrée dans sa période hivernale.

De ce petit pas accordé, vous arrivez tout doucement au bistrot. « Votre » table est occupée par un homme seul. Il ne me semble pas que ce soit un habitué de vos horaires (nous avons les mêmes, vous et moi), et je ne pense pas qu’il vous connaisse. Vous avez l’un et l’autre un moment d’hésitation, vous ne savez pas encore quelle table vous allez élire. Vos regards et vos corps tournent presque imperceptiblement. Le Monsieur voit, saisit, et se lève, vous laissant occuper cet espace près de la porte d’entrée que vous affectionnez. Le temps de prendre place, vous m’apercevez, Madame, et me faites signe, de loin. Depuis quelque temps, nous avions pris l’habitude de faire un pas les uns vers les autres pour nous saluer. Aujourd’hui, vous semblez très fatiguée, le petit signe de loin fera l’affaire, et m’arrête net dans ce qui commençait à être mon élan. Monsieur, lui, ne m’a pas vue. Vous vous asseyez. Monsieur alors me voit, et m’adresse un salut de la main, façon « reine d’Angleterre ». Ce détail me fait rire : lorsque nos parents faisaient les courses en ville, et nous laissaient un moment dans la voiture, nous nous amusions, ma sœur et moi, à adresser à la foule ces fameux saluts façon reine d’Angleterre. Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu personne qui nous ait vues, mais cela n’avait aucune importance : le jeu dans lequel nous étions quasiment en permanence nous apportait des admirateurs fictifs, et nous étions joyeuses comme ça.

Ce jour-là, vous ne restez pas longtemps au bistrot, la fatigue, sans doute. Vous repartez de ce pas toujours accordé, en appui l’un sur l’autre.

C’est alors seulement que je laisse mon esprit vagabonder, et s’attarder sur le soleil couchant de votre vie,  Madame, et sur ces sortes d’emblèmes que deviennent tout doucement pour moi votre foulard et vos lunettes.

Je m’interroge sur le Soleil, son éblouissement dont vous vous protégeriez. Mais je ne peux m’empêcher de penser que vos lunettes pourraient aussi bien cacher quelques larmes. Et ces deux idées, rêveries, se mettent alors à cohabiter, l’une n’excluant pas l’autre, bien au contraire. Parmi ces larmes, j’en vois une, très belle, en forme de goutte. Au creux de cette larme est blottie une « chute » de soleil, une chute comme les chutes de tissu en couture, ces petits morceaux qui restent, tombent, une fois la forme du patron découpée. Trace en creux de la découpe de la vie. Un petit grain de soleil.
Dans mon imagination, la brillance de la larme éclaire le grain de soleil, tout comme la luminosité de la chute de soleil rejaillit sur le contour de la larme. Une larme qui se transforme en luciole, qui clignote la vie et les sourires bien cachés au creux de la larme. Une luciole qui se ferait l’écho de votre foulard couleur du couchant.

Se pourrait-il, Madame, que la vie laisse, au creux de nos larmes, des lucioles qui continueraient de clignoter, et que la pudeur commanderait de mettre à l’abri des regards ?

Mais alors, les lucioles ne seraient pas les ennemies du Soleil ? Elles en seraient la trace?

Je pense alors à la chanson de Gianmaria Testa, « Una lucciola d’agosto ». La luciole de la chanson meurt de trop de soleil, de sa lumière « assassine ». Et pourtant, tout à la fin,

« e la vide il sole da lontano
sopra quel fiore di neve
e alla lucciola
sorrise »

le Soleil la voit de loin, et lui sourit. Je n’ai jamais compris cette fin. Aujourd’hui, mon imagination, mes rêveries, me font entrevoir un joli lien de lumière qui unirait luciole et soleil. Mais peut-être alors ne serait-ce pas le Soleil éblouissant, trop plein. Ce serait plus simplement ce soleil couchant, celui de votre foulard, Madame.

Vous aviez ce jour-là, Madame, revêtue de vos emblèmes de soleil et de larmes, une bien belle élégance de l’âme.





19 novembre 2011

"CE MATIN, ON AVAIT PERDU LES CHAUSSETTES"

Françoise Tomeno
19 novembre 2011

Depuis quelque temps, il arrive assez fréquemment que l’on voit des enfants dans les bistrots le mercredi. Oh, en tout bien tout honneur, accompagnés qui d’une maman, plutôt l’après-midi, qui de ses grands parents, l’après-midi également, qui d’un papa. Avec les papas, tous les horaires sont  permis. Papas de garde ce jour-là, qui commencent par exemple la journée par une petite collation bavarde, qui se décline en chocolats, coca, jus de fruits.

Ce matin, un jeune papa, la trentaine brune et bien bouclée, arrive un large sourire aux lèvres avec une petite fille dans les six ou sept ans, et un petit gars un peu plus jeune.

C’est Petit Gars qui s’avance le premier, d’un pas assez assuré, et qui choisit la table : « C’est un bon choix », commente papa. La demoiselle, elle, prend son temps, promène d’abord son regard partout, puis les rejoint.

Les deux gars en chocolat, père et fils, commandent deux chocolats, comme il se doit. Et la fille à la vanille, veut… un sirop à la rose ! Bon, il n’y en a pas dans ce bistrot-là. Marie, la serveuse, est au regret. Elle s’apprête à énumérer le nom de tous les sirops possibles dans ce bistrot, mais le premier fera l’affaire, un sirop de kiwi, voilà un semblant de rime rétabli.

Pendant ce temps-là, papa a réfléchi et se désolidarise de son gars en chocolat : finalement il redevient grand, papa, et prend un café. Papa n’est pas en chocolat, mais en café. Qu’a fait quoi, papa ? Gaffé, je dirais bien, vous allez voir….

Une dame et un monsieur s’installent à la table à côté de la leur. Avenants, ils engagent la conversation, sans montrer beaucoup d’originalité : « Tu as quel âge ? »… c’est d’un barbant, les grandes personnes. C’est pour elles que ça a de l’importance, ce genre de question ; parce que leur âge, à elles, il en a pris un sérieux coup dans l’aile, et ils sont envieux de l’enfance qu’ils ont perdue. Les enfants sont polis, et Petit Gars dit qu’il a quatre ans. Papa ajoute : « Cinq dans quinze jours ». Mais Petit Gars, tant qu’il n’a pas cinq ans, il en a quatre. C’est aussi un truc de grandes personnes, les intermédiaires de l’âge. Le jour où Petit Gars aura cinq ans, il aura grandi brusquement dans la nuit, et il saura qu’il pèse autrement dans la tête des grands. Mais tant que c’est pas fait, ça reste à faire.

Une fois ces banalités passées, Petit Gars en vient à ce qui l’intéresse lui, et déclare aux voisins : « Ce matin, on avait perdu les chaussettes, alors je suis venu ici pieds nus ».

Je suis estomaquée par cette phrase : pas par le coup des chaussettes, ce sont des choses qui arrivent, qu’on perde ses chaussettes. Ce qui me frappe et qui m’amuse, c’est l’indétermination de la phrase. « On » avait perdu : mais qui ça, on ? « Les » chaussettes : mais à qui, les chaussettes ?

Pour le "on", solidarité de bonshommes, en perspective de maman qui va râler? Et « les » chaussettes, ça permet de se dédouaner pour Petit Gars ? S’il avait dit « mes » chaussettes, n’aurait-il pas été considéré comme responsable de ces fameuses chaussettes, malgré ses quatre, presque cinq ans ? Alors il n’aurait pas pu dire « On avait perdu mes chaussettes », et  aurait été obligé de dire : « J’avais perdu mes chaussettes ».

La phrase aurait pu être aussi : « Papa avait perdu mes chaussettes ». Mais accuser papa comme ça, c’est risqué, surtout si c’est « mes » chaussettes. Restait encore possible : « Papa et moi, on avait perdu mes chaussettes ». Ca, ce sera pour quand Petit Gars aura cinq ans, et pourra se poser comme papa, responsable de ses chaussettes. Grâce à l’indétermination de sa petite phrase, il peut profiter encore quinze jours de ses quatre ans.

Et papa, finalement, c’est lui qui a gaffé : c’était à lui de faire attention à l’endroit où étaient passées les chaussettes.

Bon café, papa.

10 novembre 2011

SOI ET LES AUTRES



Françoise Tomeno
10 novembre 2011

Soi et les autres : oui, carrément ! J’emprunte ce titre à Michel Foucault, titre d’un des chapitres de son livre « Le souci de soi »[1]. Parce que c’est en travaillant ce chapitre, ce matin, au bistrot, que m’est venue cette petite chronique. Parce qu’aussi il y est question d'un certain souci de soi et des autres.

J’ai du temps ce matin, ou plutôt je le prends, au lieu d’aller baguenauder dans la ville avant mon cours de gym. Je me mets au boulot pour le prochain « groupe Foucault », un groupe de travail que j’aime beaucoup. Hier j’avais déjà essayé, mais je n’arrivais pas à me concentrer ; l’esprit ailleurs.

Ce matin, non seulement j’y arrive (ne dirait-on pas qu’il s’agit d’un mouvement délicat de gymnastique? La participation du corps est peut-être bien requise dans cet exercice … !), mais j’y prends grand plaisir. L’écriture de Michel Foucault ! Beau maillage de mots, de phrases.

Tous ces derniers temps, la concentration était devenue difficile. Il se nichait là, discrètement, et heureusement, à titre provisoire, une difficulté à me débrouiller du monde. Une sorte de souci de soi et de mes autres qui m’absorbait, m’aspirait.

Le plaisir de lire, de lire cette belle langue foucaldienne, cette belle pensée, qu’on soit d’accord ou pas avec elle, revient tout doucement ce matin, après les premiers échauffements des premières pages. Je suis toujours surprise lorsque, l’âme un peu abîmée, on retrouve souffle, vie, par une étrange alchimie qui transforme un souci de l’âme en plaisir de vivre. Mon attention est là, à nouveau amusée. Mais elle m’isole, tant elle est forte, du bruissement du bistrot.

Soudain, cette attention entrouvre sa fenêtre. Depuis un moment, je ne faisais plus non plus bien attention à ce qui se passait dans le bistrot. C’est alors comme si, ayant retrouvé de l’attention amusée, je pouvais la transférer à cet ailleurs si proche.

C’est à ce moment précis que j’entends la voix de Jean. Pas encore les mots. Une voix qui s’exclame. Je ne sais pas encore de quoi, je prends le train en route, y compris celui de l’intonation. Jean, au bar, s’adresse, le journal local à la main, à Claire, la serveuse. Quelque chose l’intrigue ? L’étonne ? Le tracasse ? Le scandalise ?

Je m’éveille au son de cette voix, et sors alors de mon retrait. Je regarde Jean et son journal. Jean me voit le voir. Jean m’appelle toujours « Madame », depuis un premier échange au cours duquel il s’était montré dans un premier temps agressif, allez savoir pourquoi, et j’avais tenu tranquillement face à lui. Jean s’approche et vient me montrer l’objet de son étonnement : à la une du journal, la photo d’un homme qui fait la manche. Jean m’explique avec démonstration à l’appui en se touchant le visage et en montrant la photo, que c’est son sosie. Je suis étonnée, je ne vois pas du tout la ressemblance, mais cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est ce que ça fait à Jean : « J’ai un sosie ! Quand je vais aller chiner aux puces, on va m’envoyer balader, on va penser que je viens faire la manche ».

Mais qu’est-ce que Jean reconnaît donc de lui dans cette photo ? Son visage, ou plutôt une certaine posture dans le monde, qui aurait été démasquée à son insu ?

Et qu’est-ce donc qu’un chineur ?

Moi aussi j’aime chiner. Tout. Les fringues, les objets de maison, et tout ce que je trouve sans l’avoir cherché, ou sans savoir que je le cherchais, comme les belles rencontres. Samedi, justement, l’âme en bandoulière, je me suis retrouvée, sans l’avoir vu venir, à l’étale de la marchande de dentelles du marché aux puces. Je me suis plongée avec délices dans des boîtes qui contenaient non pas des objets finis (elle en a, la marchande : robes, nappes, rideaux…), mais dans les boîtes qui contenaient des chutes, comme on dit, des morceaux rescapés, des petits bouts, comme ces objets de la vie qui nous restent de rencontres, d’épreuves, de plaisirs….. J’étais incapable d’expliquer à la marchande, affable et intéressée par ma recherche, ce que j’allais en faire ; je me prenais à rêver, tout en choisissant, "à la couleur", que j’allais composer quelque chose avec ça. Mais je sais bien que c’est avec les mots et seulement les mots, que je tisse, coupe, assemble, coud, reprise, brode. J’ai d’ailleurs depuis quelques semaines la métaphore couturière, genre travaux d’aiguilles, points, mailles, etc. Mes mains, elles, se refusent obstinément à faire ce même travail. Je peux juste rapprocher des bouts de tissu, de dentelles, de couleurs, comme des associations d’idées.

Le nez dans les boîtes, je retrouve, sans le réaliser tout de suite, un plaisir de gamine : lorsque je plongeais dans les boîtes de ma maman, couturière de son métier, et qui, n’exerçant plus, cousait des vêtements pour nos poupées, pour nous. Plaisir des boîtes à boutons, plaisir des boîtes de bobines de fil. Il y avait les fils sérieux, les grosses bobines DMC, la noire et la blanche. La blanche, c’était pour bâtir, assembler une première fois les différentes pièces du vêtement en cours de fabrication, avant l’essayage, et les éventuelles modifications qui allaient suivre, et avant de passer à la couture définitive. Et puis les bobines de fil de couleur, plus petites, dans leurs boîtes, ou posées, avec les canettes, dans la grande boîte où l’on rangeait la machine à coudre. Le bruit délicieux de la machine à coudre, ronron rassurant d'une permanence de maman. Le bruit particulier lorsqu’on fait passer le fil de la bobine sur la canette. Boîtes d’enfance. Délices des tissus, des textures, des motifs (motif dans le tapis, écrivait Henry James), des dessins des patrons sur le papier de soie, de soi, qui allait coller au corps au moment de l’essayage, pendant lequel on pouvait se faire piquer par une épingle qui s’égarait une seconde, des broderies, des  trous de la dentelle ou des jours, lorsqu’on tire les fils.

Moi je « couture » des mots.  Texte, textile, texture et tissu, tisser, ont la même racine latine: "tessere". Dans un texte, il y a aussi des coutures, des jours, des points, des mailles. Je peux glisser, dans les jours d'un texte-tissu, un silence, une absence, une couleur, un rêve, une luciole de vie, mais aussi rien, une vacance, une vacuité, qui ouvre sur l’inconnu, l’événement, ou tout simplement le manque. On peut faire, avec les mots, des  reprises à la vie déchirée, écornée : une reprise à la vie ? Mais alors, on peut reprendre vie, reprendre la vie?

Et Jean, qui se mirait tout à l’heure dans la photo d’un autre lui-même, immédiatement projeté dans ses voyages aux puces, que va-t-il y chercher ? "Ils" vont penser qu’il vient y faire la manche. La manche, un bout de vêtement. Il va peut-être y promener ses revers de manche, ses revers de vie. Il va peut-être y plastronner. Il espère peut-être y trouver le papier de soie, pour faire le patron de sa vie. Il va peut-être y promener sa vie les mains dans les poches.






[1] Le souci de soi, tome III de « Histoire de la sexualité », Michel Foucault, Gallimard

06 novembre 2011

LES DÉCALÉES CHEZ MARYLÈNE

Françoise Tomeno
6 novembre 2011

Aujourd’hui, il pleure dans le cœur de Blanche comme il pleut sur la petite ville de P., où nous sommes allées boire un café. Juste avant, nous sommes passées par le Tabac Presse Papeterie. Blanche cherchait de la colle, sans doute pour recoller les morceaux de son cœur, et moi, je cherchais une improbable carte postale comme on n’en fait pas et comme on n’en a jamais faites dans ces pays-là, Monsieur.

Mon humeur à moi est bruineuse. Quand j’étais petite, on disait autour de moi (mais qui disait ça ? Ma maman ? Ma tante ? Ma grand-tante ? Une femme, en tout cas), que la bruine donnait le teint frais, je ne vais donc pas me plaindre !

En sortant du Tabac Presse Papeterie, nous croisons Lulu. Lulu habite avec son amie « en bas », à deux pas et demi de chez Blanche ; ce sont l’une et l’autre de fidèles amies pour elle. Blanche m’a souvent parlé d’elles, et particulièrement de Lulu. « Elle est aussi psychanalyste », m’avait dit Blanche. Lulu demande à Blanche comment elle va, et aussitôt ajoute qu’on ne parle pas de ça comme ça, sur le pas de la porte du Tabac Presse Papeterie, devant les oreilles du village. Remarque cocasse parce qu’il n’y a que nous sur cette fichue place. Mais chacun sait que les villages ont des oreilles là où on ne s’y attend pas.

Lulu nous annonce qu’elle va nous rejoindre au bistrot, chez Marylène, où l’on pourra parler tranquilles, mais avant ça elle fume une des nombreuses cigarettes de sa journée. Elle nous demande de lui commander un café en terrasse, le temps de terminer sa clope, et un autre pour boire avec nous à l’intérieur. Lulu se débrouille du café comme de ses cigarettes.

Lulu a un âge bien mûr, au-delà des quatre-vingt. Vaillante, elle fait encore des allers-retours fréquents sur Paris, histoire de ne pas abandonner ses patients. Sinon, elle consulte par téléphone. Mais Lulu est tombée il y a quelques jours, et c’est clopin-clopant qu’elle clope (facile, je n’allais tout de même pas m’en priver, juste pour la musique).

Lulu s’installe, et Blanche nous présente l’une à l’autre. Lulu corrige : « Non, pas psychanalyste, psychothérapeute ». Et elle m’explique son parcours, les collègues avec lesquels elle a eu l’occasion de travailler, rien que du beau monde. Je retrouve des points de repère de ma jeunesse étudiante, et de jeune professionnelle.

Lulu entreprend alors Blanche et lui adresse des paroles qui tiennent plus de la poésie que du conseil sage. Même pas psy ! Je regarde le tableau que nous formons toutes trois, au milieu d’une clientèle parcimonieuse et masculine. Marylène apporte les consommations, elle annonce « le déca-lait », et j’entends le « décalé », en même temps que je dis « c’est Blanche ». Alors j’éclate de rire. Hum….. Certes Blanche est un peu décalée en ce moment, décalquée même. Mais avec notre poésie, les larmes de Blanche, notre gravité dans ce bistrot du fin fonds du monde, nos rires envers et contre tout, sous le regard étonné de Marylène et des rares clients, ne sommes-nous pas un peu, toutes trois, des décalées, décalées du corps qui clopine, décalées du cœur, décalées de l’âme ?