Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

25 mars 2013

Les bouclettes autour de la tasse de chocolat

Françoise Tomeno
25 mars 2013

Elle a tout au plus quatre ans. Elle tient à deux mains sa tasse de chocolat, elle la tient fermement, avec un très grand sérieux. C'est que, lorsqu'on va au bistrot, on est une grande, voyez-vous. 
Elle est toute concentrée autour de cette tasse, elle en a même oublié son ninnin qui est posé à côté d'elle. Elle a les cheveux tout bouclés, et ceux qui le peuvent sont rassemblés en un petit, tout petit chignon, très ramassé. Certaines bouclettes s'en sont échappées, telle l'enfance qui rôde sans vergogne, malgré le sérieux du chignon, malgré le sérieux de quand on est grand. 

Son papa est assis en face d'elle, il boit une bière, tout en préparant son tiercé. Il couve du regard sa très jolie petite fille. 
Elle attire les regards: le mien, celui de quelques autres clients. Ca n'est pas très souvent qu'on voit une si petite au bistrot.

Elle m'a vue entrer, et se tourne deux trois fois dans ma direction. Elle ne semble pas pour autant attendre une attention particulière de ma part. Non, elle regarde. Peut-être regarde-t-elle mes fanfreluches toutes pleines de couleurs? L'écharpe, le chapeau? De l'enfance qui rôde là aussi?

Je vous le dis, il y en a toujours, de l'enfance, qui rôde, quand on essaie d'être grand.

Et c'est bien comme ça...

La Pavane à Michel Foucault

Françoise Tomeno
25 mars 2013

Je suis plongée, enfin je devrais être plongée, dans la lecture d'un chapitre du livre de Michel Foucault: "Il faut défendre la société". Contrairement à ses autres séminaires, celui-ci n'en a pas la rigueur, l'énoncé pointu, le regard acéré. Il se lance cette fois-ci dans une nouvelle réflexion, et c'est un chantier encore laborieux, un peu ennuyeux.

Entre un client que j'ai déjà vu plusieurs fois, un habitué. Il salue les uns, les autres, s'installe non  loin de moi. Il est rejoint un peu plus tard par un autre client que je n'avais jamais vu, mais visiblement habitué lui aussi. Leur rencontre semble le fruit d'un certain hasard, ils n'avaient pas rendez-vous.

Je continue ma lecture foucaldienne pour notre groupe de travail qui a lieu dans quelques jours, mais mon attention flotte un peu plus que d'habitude. À un moment, j'entends qu'ils parlent de danse. Je comprends qu'ils font l'un et l'autre partie d'un groupe de danses Renaissance. Ce sont des familiers, si ce n'est des amis. J'ai du mal à les imaginer dansant l'allemande, la courante, la gaillarde, en costume. Ils parlent de leur dernière séance consacrée semble-t-il à la Pavane. "La Pavane, c'est pas long, mais c'est chiant!...." dit l'un d'eux.

Et je me prends à penser que ce chapitre du livre de Michel Foucault, il est comme la Pavane: il n'est pas long, mais qu'est-ce qu'il est chiant!

Au demeurant, je tiens dans la plus haute estime Michel Foucault!

12 mars 2013

Le monde à l'envers

Françoise Tomeno 
12 mars 2013

Ce matin-là j'ai à faire, entre autres aller chez le coiffeur. Je ne me charge pas, d'autant que j'ai encore un tout petit sac, celui que j'utilise quand je voyage; je n'ai pas encore repris le grand, ça me fait une sorte de prolongation de vacances...

Du coup, je ne prends qu'un journal, le Monde Diplomatique, que je n'ai pas pris le temps de lire dans le train à l'aller et au retour d'Aix en Provence, lui préférant une lecture plus festive et plus distrayante.

Lorsque je repars du bistrot, j'emporte mon journal, et je le dépose dans le placard qui tient lieu de vestiaire chez le coiffeur.
Au moment de repartir, je vais pour reprendre mon journal, et je lui trouve une drôle de tête, au Monde Diplomatique. Il a des photos couleurs d'un format inhabituel, des titres à l'avenant, couleurs et formats, caractères différents. 

J'éclate de rire. J'avais profité de mon passage au bistrot pour lire le journal local, La Nouvelle République, autrement appelée par chez nous la Nounou. Et quel journal m'était tombé dans les mains en quittant le bistrot? La Nounou. Ce qui m'amuse, c'est de penser que le Monde Diplomatique s'est, lui, retrouvé à la place de la nounou. Qu'est-il devenu? Aura-t-il été lu? 

Je file au bistrot. Grand sourire de la patronne "Ah, c'est vous?" dit-elle de sa voix chantante, avec un grand sourire. "Il ne fallait pas repasser...".

Je pose la Nounou sur le comptoir, et nous voilà, la patronne et moi-même, à la recherche du Monde Diplo. "Il était là tout à l'heure", dit un client. Oui, mais il n'y est plus.

Finalement nous le retrouvons. Il a circulé, il a une jolie petite tâche de café sur la première page. 

En repartant, je rêvasse. Et si je le faisais exprès? Je ferais tous les bistrots de la ville, je remplacerais discrètement la Nounou par le Diplo. Action militante! 
Oui, mais il me faudrait prendre plusieurs abonnements. Ca serait bien pour le Diplo... peut-être pas pour mon porte monnaie.

Je pourrais faire un deal avec le Diplo, si ça rapportait des lecteurs...

Là s'arrête ma rêverie. Qui va lire ce journal, certes très intéressant, mais quelque peu difficile?

Le monde risque de préférer sa nounou!

Ainsi va le Monde.

Allez y vite...

Françoise Tomeno
12 mars 2013

Allez-y vite, au café d'Everything. Profitez-en pour visiter l'expo, dernière prolongation jusqu'au 31 mars.

"Dans de minuscules crevasses et sous des lits poussiéreux, il se cache une créativité secrète des inconnus de la société".

Ce musée est un musée éphémère installé dans une ancienne école, qui présente une collection "nomade" d'oeuvres d'artistes, connus pour quelques uns, inconnus, méconnus pour d'autres, qui n'ont même jamais eu, pour certains, l'idée ni l'intention d'être des artistes.

Lorsque vous arriverez dans la dernière salle d'exposition, sans transition aucune, vous serez  à la fois au milieu des dernières oeuvres exposées, dans la boutique, et dans le café. Tout y est bricolage pensé pour l'éphémère. Les gravures en vente sont présentées dans un carton, les plateaux du café sont des petites caisses en bois récupérées Dieu sait où. Les sets de table sont à disposition, pour servir à leur usage, ou pour dessiner, les craies grasses n'attendent que ça. Ceci-dit, ce dimanche-là, jour d'affluence, pas beaucoup de dessinateurs. Juste la place de caser un bout de sa personne sans trop heurter l'arrière du voisin de derrière, essayer de poser son manteau et son sac de façon à les récupérer. J'ai adoré, c'est drôle, et l'éphémère est un beau pari.
On y mange bien, ça n'est pas négligeable, et la soupe est alléchante....
























Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer la présentation traduite de l'anglais sur le site. Là aussi, bricolage!


"Le Café d'Everything est un café-comptoir et mange-tout exclusif, avec délices sur mesure des règnes animales et végétales, créé par nos amis Momo et Derrière.

Le Café d'Everything est ouvert chaque jour pour des boissons chaudes, des collations vites et des longs déjeuners langoureux. Aucune réservation nécessaire ... venir et demander l'alimentaire immédiate!"


05 mars 2013



L'impertinence de la bretelle droite...

Françoise Tomeno
5 mars 2013

Il s’est installé sur le banc en bois d’un beau brun foncé, face à une des grandes tables au plateau de marbre et au pied en fonte du bistrot. La table est juste derrière le piler auquel est accolé le minuscule comptoir sur lequel les serveurs enregistrent les commandes des clients. De là où je suis, je ne vois pas la partie gauche de la table.

Sa main disparaît derrière le pilier pour réapparaître chaque fois avec une tasse, un verre, des soucoupes, des couverts, qu’il pose au fur et à mesure sur le plateau placé devant lui. Il semble y en avoir des quantités incroyables…

C’est lui qui a pris nos commandes tout à l’heure.

Est-il las, en fin de service, ou bien a-t-il simplement calculé que, assis, il ne mettrait pas plus de temps à desservir que s’il restait debout? Il affiche une certaine nonchalance réjouissante dans l’affairement de ce bistrot dans lequel les uns déjeunent, bien qu’il soit déjà 16 heures, et les autres viennent se réchauffer.

Nous attendons l’heure de nous rendre à un concert de viole de gambe, dans un programme Marin Marais, concert qui va avoir lieu dans une petite cave du quartier. Il fait froid dehors, une neige fondante n’arrête pas de tomber depuis ce matin.

Je l’ai quitté des yeux un moment. Lorsque je regarde à nouveau, je le vois debout, de dos. Il a débarrassé son plateau. Il est tout affairé à essayer de  rattacher une fichue bretelle droite, qui semble récalcitrante. Il se retourne tout en continuant la délicate opération, et nos regards se croisent… Il fait une drôle de grimace qui me prend à témoin de la bizarrerie de la situation, et nous sourions de cette drôlerie.

Un peu plus tard, en repartant, je passe derrière lui. Il est sur le côté du comptoir, en compagnie de ses collègues. Il s’affaire à nouveau, toujours en lutte contre la fichue brettelle récalcitrante. Celle-ci n’en fait qu’à sa tête, saute et virevolte, c’est la fête à la brettelle droite, la gauche restant sagement là où on a voulu qu’elle soit. 
Il n’a donc pas fini son service. 
Comment va-t-il se débrouiller ? Son pantalon a-t-il absolument besoin de la fichue bretelle pour tenir ? Ou bien celle-ci fait-elle simplement partie du décor vieux bistrot?

Je n’en saurai pas plus, Marin Marais prendra le dessus, et à l’heure qu’il est, la bretelle continue peut-être de danser, l’impertinente.

18 février 2013

Dans le bon sens

Françoise Tomeno
17 février 2013

- "Vous avez fait votre petit marché?"

- "Non, ce matin, j'ai traîné!
... J'aime bien traîner, parfois. Ca fait du bien..."

- "Dans le bon sens du terme, traîner...."


Euh... oui, Lulu, dans le bon sens du terme. 
Ben, quand même!!!

16 février 2013

Un racisme ordinaire

Françoise Tomeno
16 février 2013

Je suis absorbée par ma lecture. Un gros livre sur les Situationnistes. J'ai un vrai plaisir à le lire, j'y retrouve des noms de ma jeunesse, des noms de ces quelques uns qui avaient créé l'Imprimerie Quotidienne à Fontenay sous Bois, qui avaient créé la revue Utopie, des noms de ces quelques uns qui fréquentaient "l'Imprimerie", comme on disait. Quant à moi, j'y vivais une partie de ma semaine, et j'avais plaisir à y assurer la vente des produits que les copains allaient acheter, entre autres,  au marché de Rungis. Je ne mes souviens plus du statut de la structure qui assurait  ce petit marché, une coopérative peut-être.

À une table un peu plus loin sont installés six hommes qui discutent. Ils parlent arabe, et cela donne, par l'étrangeté de leur langue, l'impression qu'ils parlent fort, parce que l'on ne peut rien attraper au passage de leur conversation.

Très près d'eux, deux dames bien mises prennent le thé. Les brasseries permettent ce genre d'inattendu, la juxtaposition de deux styles, de deux mondes. Il règne dans les grandes brasseries une sorte d'entente tacite. Chacun s'installe et joue sa partition sans prêter attention à celle des autres. Suffisamment discrètement, mais pour autant l'atmosphère n'est pas feutrée.

À un moment donné, la discussion entre les hommes s'anime un peu, et leur langue inconnue de nous vient frotter nos oreilles. Je lève machinalement le nez, je vois une des dames qui commence à prendre un air offusqué. Je me demande si c'est le verbe haut ou l'incompréhensible pour elle de l'arabe qui la met dans cet état. Parce qu'ils ne parlent pas si fort que ça, à peine plus fort, en tout cas, que ce trio installé à une table non loin de moi, dont je comprends la conversation en langue française sans problème, mais dont je peux faire abstraction également sans problème.

Juste à ce moment là, elle croise mon regard, et l'attrape avec le sien, m'assignant la place de complice. Je baisse tout de suite les yeux, essayant d'éviter cette assignation à résidence. Trop tard, elle m'a qualifiée, avec elle, contre eux. Lorsque je partirai, elle m'adressera à nouveau un coup d'oeil complice, "nous sommes bien du même monde, n'est-ce pas". Je n'y répondrai pas, évitant son regard.

Ce jour-là, je lisais ce gros bouquin sur les Situationnistes, ce jour là j'étais en état de retrouvailles avec ce passé au cours duquel s'était poursuivi, faisant suite à mai 68, mon éveil politique.

Ce jour-là, six messieurs arabes discutaient, mettant en scène, à leur insu, l'ordinaire d'un racisme qui ne se sait pas.


Rouge le matin

Françoise Tomeno
16 février 2013

Ce matin là, ayant entendu la météo annoncer une journée très froide, je me suis bien couverte.

Elle est là, à sa table au fond du bistrot. Nous nous saluons, comme à l'habitude. Comme souvent, elle me parle du temps. Aujourd'hui, il est gris, froid, humide. 
Je lui dis que je me suis tellement bien couverte que j'ai eu une impression de douceur. 
Je lui dis aussi que j'ai quitté mon chez moi avec un beau ciel tout rouge et que, lorsque j'étais petite, ma maman disait, quand il y avait un ciel tel que celui-là: "Le Père Noël fait des gâteaux", et que je ne sais toujours pas pourquoi elle disait comme ça.

Elle me répond: "Rouge le matin, pluie en chemin".

Et nous nous amusons de ces proverbes et dictons, dont les bistrots, et plus particulièrement les comptoirs, sont parfois friands.

12 février 2013

Tennis

Deuxième set




















Et le service, bien sûr....

Madame la Lune au comptoir

Françoise Tomeno
12 février 2013

Gaston a donné un calendrier lunaire à la patronne. La patronne, elle a un petit jardin sur les hauts, où elle cultive, pour le bistrot. La saison passée, elle a récolté tellement de tomates qu'elle en a données aux uns et aux autres.
Gaston prend soin des récoltes de la maison, il en connaît un rayon sur la question.

Il est là, Gaston, avec trois autres messieurs. Ils sont drôles, parce qu'il y a un très grand, un moyen, et Gaston qui est petit. On dirait les Dalton moins un.

Et de quoi ils discutent, les Dalton moins un, en buvant des coups?
De la lune, pardi. Des vertus de la lune sur les récoltes. Et ça s'anime, au comptoir. Chacun y va de sa connaissance de l'affaire. Le ton est vif, monte. Tout le bistrot va bientôt en profiter.

Ah, je vous vois venir... Vous pensez déjà qu'ils se disputent, qu'ils ne sont pas d'accord à propos de la lune?

Mais si mais si, ils sont d'accord.
Alors pourquoi ils s'animent comme ça, pourquoi le ton s'emballe? 

Pour le plaisir de parler, je crois. Ils n'ont pas l'air de faire un concours à qui en saura plus ou mieux que l'autre. Non non. Ils prennent plaisir à ce bout de savoir partagé. Ca leur fait plaisir de savoir ça.

Et la patronne, ça lui fait plaisir de parler de son jardin, de ses tomates. Elle vient même m'expliquer: lune montante, pour les plantes qui doivent pousser en dehors, monter, comme le persil, me dit-elle. Lune descendante, pour les légumes qui doivent pousser en dedans de la terre, pour les racines, comme les carottes.

Moi, pendant ce temps-là, il me semble la voir, la lune, juste au dessus du comptoir, dans l'angle. Elle se marre. Elle a son petit sourire en coin. Vous savez, ce sourire qu'on lui voit, de profil, dans les livres pour enfants.

Elle ne fait pas de bruit.

Elle est comme ça, la lune. L'air de pas y toucher, l'air de rien, elle passe par là, et hop, les plantes poussent comme ci ou poussent comme ça. Et hop, trois Dalton sur quatre parlent d'elle en buvant des coups.

Elle se marre, la lune, au comptoir. Elle boit du p'tit lait, elle boit les paroles. Paiera pas sa consommation, la lune....

Moi, je l'aime bien, la lune. J'aime bien aussi les Dalton, d'ailleurs.

05 février 2013

La correction

Françoise Tomeno
5 février 2013

"Il corrige ses copies avec un verre de rouge..."

Je regarde, et je le vois, concentré sur ses copies, le visage sans émotion. Ni résigné, ni lassé, ni heureux. Rien de rien n'apparaît.

"Ca doit être pour l'aider quand il lit des âneries", me dit mon amie. Ca me fait rire. Le fait en soi, mais aussi le mot "âneries". On ne l'emploie plus guère....
Peut-être, au fond, est-il complètement déprimé de faire ce boulot de corrections d'âneries, et peut-être le vin lui permet-il simplement de retrouver un niveau d'humeur banale, sans signe apparent de grande émotion?

En tout cas, à y bien regarder, il ne boit pas dans un vulgaire ballon de rouge. Il ne doit pas boire du vulgaire "jaja", comme on disait lorsque j'étais jeune. Non non, il carbure au Bordeaux, sans doute: le verre a la forme des réceptacles dédiés à ce vin, le vin a la belle couleur des vins du Sud Ouest. 
Il a bon goût, alors, et il boit avec l'élégance des connaisseurs, petit à petit. 

Qu'en sauront les élèves? Seulement qu'ils avaient écrit des "âneries"?

La fonction d'accueil

Françoise Tomeno
5 février 2013

"C'est comme la Psychothérapie Institutionnelle", m'avait dit mon ami Thierry. Du coup, j'étais allée quelques fois dans ce bistrot. C'est ma foi vrai. Elle est tout accueil. Elle arrive toujours après le patron. Elle est déjà dans l'accueil lorsqu'elle entre. Elle fait un tour d'horizon de son petit monde; de sa voix de soprano aux inflexions chantantes, elle salue l'un, l'autre, avec les prénoms lorsqu'elle les connaît. Elle demande si ça va, elle écoute la réponse avec une attention souriante. Commerçante? Oui, c'est sa profession, et même patronne. Mais sa préoccupation des autres n'est pas une affaire marchande. C'est du vrai, du solide.

Les uns, les autres font de même, en s'appuyant sur cette façon d'être qui est la sienne. On salue, même les nouveaux, les nouvelles, on demande si ça va, on échange quelques mots. Si on revient dans les jours qui viennent, on est tout de suite reconnu, par elle, par les clients. C'est touchant d'humanité. Quelques paumés du monde ont trouvé là leur place, comme les autres, avec leurs prénoms bien sonnants.

Lorsque je suis repartie l'autre jour, elle m'a dit, toujours avec son grand sourire: "Au plaisir". Cela m'a fait plaisir.

C'est un bon lieu.

Un monde meilleur...

Françoise Tomeno
5 février 2013

Elle n'est pas contente, la patronne, mais pas du tout. Les deux messieurs auxquels elle fait part de ses états d'humeur semblent compatir mollement, et attendre poliment de pouvoir quitter les lieux. 
Il est question de flexibilité, d'employés, de finances..

Bon, face à la tempête en cours, je m'installe discrètement, attendant que la patronne se ressaisisse et vienne prendre ma commande. Ca prend un moment, bien qu'elle m'ait vue, reconnue; j'ai largement le temps d'ouvrir le journal avec lequel je suis venue, le Monde Diplomatique, autrement appelé "le Diplo", et de commencer la lecture d'un article.

La voici, toute en excuses, mais quand même; lorsqu'elle m'explique le motif de sa colère, elle redémarre, je me demande quand je vais pouvoir boire mon petit crème. Je souris intérieurement et m'arme de patience... 

Les salariés, ce n'est plus ce que c'était. Elle, elle a toujours travaillé, elle ne comptait pas ses heures. Maintenant, pour un oui pour un non, ils sortent leurs droits. À la belle saison, il y a besoin de plus d'employés, on est obligé de les garder en hiver alors qu'il y a moins de travail. Etc. etc....

Ah, les syndicats, me dis-je..! Ca ne fait pas l'affaire des patrons. Je pense à mes camarades syndiqués et à leur travail.

Lorsqu'à nouveau elle s'est épuisée en invectives de cette sorte, elle part vers le comptoir: "On rêve d'un monde meilleur..." dit-elle.

Hum... Moi aussi, et quelques autres qui disent qu'un autre monde est possible, je rêve d'un monde meilleur. Mais je gage que nos mondes meilleurs ne se ressemblent pas tout à fait.

Et pour autant, il nous faut savoir vivre ensemble sur la même planète.

22 janvier 2013

Le parti pris d'Edgar

Françoise Tomeno
22 janvier 2012

Si vous le voulez bien, nous l'appellerons Edgar.

La première fois que j'ai vu son nom, c'était sur le côté du comptoir. Des inscriptions à la craie se promenaient sur le bois, en forme d'hommages à Edgar. Inscriptions toutes plus touchantes les unes que les autres. On comprenait à les lire qu'Edgar était parti boire ses coups ailleurs, qu'il ne reviendrait pas les boire ici avec ses potes qui lui écrivaient.

Parti, Edgar.

Je me disais que je l'avais peut-être vu, depuis le temps que je fréquente le bistrot. Mais je ne connais pas les noms de tout le monde. Qui était donc Edgar?

Un peu plus d'une semaine plus tard, en allant payer au comptoir, je vois, affichées sur le mur, deux découpes de journaux, avec chacune une photo. Je me dis qu'il doit s'agir d'Edgar. Et puis les photos.... Il me semble le reconnaître, Edgar. Je m'approche: oui, c'est bien lui. Bien sûr, que je le connais. Et comment!

Un jour que j'arrivais avec, à la main, le numéro spécial de l'Humanité sur la Commune de Paris, Edgar était là, comme souvent, avec des potes, en train de parler. Il aimait ça, Edgar, parler. Mais il avait l'oeil, Edgar, vif, perspicace. Il me voit arriver, regarde, et dit simplement: "Vous aussi?"

Moi aussi, j'avais l'Humanité sous le bras. 

C'était le journal de son Parti. Il avait le coeur à gauche toute. Sûr que je ne lui arrivais pas à la cheville avec mon numéro spécial.

Il avait pris le Parti, Edgar. Il le portait haut et fort, jovialement. Il avait pris le Parti de l'Humanité.

Aujourd'hui, c'est lui qui est parti.

Boire ses coups avec l'Humanité.

Comment ça va, c'matin?

Françoise Tomeno
22 janvier 2012

- "Comment ça va, c'matin?". C'est comme ça qu'il dit, depuis quelque temps, depuis qu'on a fait connaissance.
- "Ca va, et vous?"
- "Ca va comme c'est mené".
- "?"
- "Comme c'est mené, avec les pieds....".

Ca alors! En effet, par ces temps de neige et de verglas, il vaut mieux se fier à ses pieds qu'aux roues de la voiture.

Mais quand-même, quelle expression du tonnerre de dieu.

12 janvier 2013

Le temps qu'il va faire

Françoise Tomeno
14 janvier 2013

Il a l'air de passer faire son petit tour tous les matins. Il démarre à la bière, direct.
Je le vois souvent faire la manche au coin de la place. Pourtant, non seulement il est toujours habillé très proprement, mais il porte des vêtements en excellent état, quasi neufs. Que fait-il au coin de la place? Cherche-t-il simplement à échanger quelques paroles? Il n'en est pas avare, de paroles. Ni dehors, ni dedans. Chaque fois que je le croise à son poste dans la rue, il échange quelques mots avec l'un ou l'autre, qu'on lui donne de l'argent ou pas. 

Ce matin, il vient me saluer, il tend la main: "Ca va? Ca s'est bien passé?". Je comprends par la suite qu'il veut parler de la période des fêtes. Parce que lui, il a été malade, la gastro, vous comprenez. Ca, il ne supporte pas. Les autres petits soucis de santé comme le rhume, ça peut aller.
Il me parle alors du temps; le froid sec, ça lui va, pas la pluie. Ca va aller mieux dans les jours qui viennent, on annonce un froid sec et un temps ensoleillé.

Un temps à pouvoir rester dehors à faire la manche et à parler avec l'un ou avec l'autre, sans doute.


06 janvier 2013

Miscellanées régalantes (lisez d'abord ....)

Françoise Tomeno
6 janvier 2013

J'ai été obligée de prendre des notes... Il se passait trop de choses en si peu de temps. 

D'abord, Lulu avait froid, ça n'allait pas, elle était de mauvais poil. Très courtoise avec moi cependant, elle m'a souhaité la bonne année, surtout la santé. J'en ai bien sûr fait autant. Mais voilà que Joséphine, une habituée des bistrots du quartier, a entrepris de me faire la conversation. Elle avait dû commencer tôt au bistrot, Joséphine, elle avait la bouche qui manquait d'habileté. Elle n'avait pas du boire que des cafés. Elle s'était maquillée avec du brillant, ou bien c'était un reste des fêtes qui ne voulait pas savoir que c'était passé. C'était réparti à la va comme je te pousse la vie, sur son visage, les brillants. De son oeil gauche, il en pleurait une grande larme. C'est peut-être pour ça qu'elle n'avait pas bu que du café, Joséphine.


Mais voilà que Lulu s'en va au comptoir, et me fait des moues évocatrices en jetant un coup d'oeil à Joséphine. Pas fiable, Joséphine, semble me dire Lulu. Euh... Un peu jalouse, Lulu?

Toujours est-il que lorsque Joséphine, dans ses brumes, est venue à plusieurs reprises souhaiter des bonnes choses à Lulu, bon appétit, bonne journée, celle-ci l'a envoyée balader.

Joséphine, elle m'a d'abord entrepris sur son sommeil. Elle avait fait un horrible cauchemar. Damned, me voilà bien, écouter les rêves de Joséphine, qui plus est un cauchemar, dans un bistrot! Je sais bien que c'est mon métier, d'écouter les rêves, tous les rêves, y compris les cauchemars. Mais pas quand je viens déguster les huîtres préparées par Roger. Je fais une oreille mi sourde, mi pas sourde, compatissante au mieux. Joséphine se replonge dans un petit carnet tout en fredonnant. À un moment, elle se lève, me tend un livre: "Tenez, je vous l'offre. Je ne sais pas ce que c'est, mais c'est pour vous". Moi: "!!!!!......????? Merci, mais pourquoi????". Elle: " Parce que je vous vois, et parce que vous le méritez".

Ca alors! Je n'en reviens pas... Hum... Joséphine ne sait pas ce que c'est. Serait-ce un livre qu'on lui aurait offert, et dont elle n'a pas l'usage? Ce sont des choses qui arrivent. Autant en faire profiter les autres, au fond.

Mais c'est quoi, ce bouquin? Il a pour titre "Les miscellanées de Mr Schott". Les miscellanées. J'avais déjà croisé ce mot une fois ou l'autre, je ne m'étais pas attardée, mais je ne savais pas très bien ce que cela voulait dire. Cette fois, il faut que j'interroge mon fidèle ami le Grand Robert. Ce sont des mélanges, les miscellanées, du latin "miscellanea", choses mêlées. À l'intérieur de la jaquette, on peut lire: "Les miscellanées de Mr Schott sont une collection de petits riens essentiels". Mais comment elle savait ça, Joséphine, que c'est une des choses qui me passionnent dans la vie, les petits riens essentiels? Elle ne serait pas un peu sorcière?

Un peu plus tard encore, me voyant prendre des notes: "Vous me faites penser à une correspondante de guerre". À nouveau: "!!!!!". Je lui dis que je ne sais pas si j'aurais eu le courage de cette position-là. Elle me raconte alors que la maman de sa marraine a été correspondante de guerre en Turquie (sic!) pendant la deuxième guerre mondiale. je suis en pleine rêverie. Encore un peu plus tard: "Vous êtes psychologue?". Alors là, je n'ai plus de doutes: c'est une sorcière. Une bonne sorcière, ceci-dit, elle ne me veut pas de mal.

Pendant ce temps-là, Sabrina, la patronne, donne ses étrennes à chacun: "Un p'tit briquet lumineux, ou un p'tit rocher en chocolat". Moi, je ne fume pas, mais vrai, je vais le regretter: les briquets sont de toutes les couleurs, pétantes. Certes, j'aurais pu en prendre un qui m'aurait servi de lampe de poche, ou que j'aurais pu donner à quelqu'un, comme Joséphine m'a donné son livre. Mais voilà, mon vieil atavisme suisse l'a emporté côté chocolat. Certes, ce n'était pas les Ragusa fabriqués dans mon cher Jura suisse. Mais c'était avant tout du chocolat, et ça, ça ne se discute pas.

Sabrina propose les étrennes à un monsieur qui vient souvent déjeuner ici. Il a une façon de parler toujours très précieuse, et il semble s'excuser de tout, il a toujours peur de déranger, y compris lorsqu'il commande. Sabrina lui annonce qu'aujourd'hui, Roger, le patron, a fait, de ses propres mains, une galette des rois. Le Monsieur qui est toujours content de tout, se réjouit: "C'est régalant". Je me dis que je vais en parler au Grand Robert, de ce mot, et qu'à tous les coups il va me répondre par un silence poli. Que nenni! Ca existe bien "régalant". Ca veut bien dire ce que ça veut dire. Seul commentaire du Grand Robert: "Vieilli et familier". Bon, j'en aurai appris des choses aujourd'hui: "miscellanées", "régalant". Au fond, j'aime les miscellannées parce qu'elles sont régalantes....!

Et vous croyez que c'est fini?
Même pas! Parce que ce jour-là, il y a également dans le bistrot un personnage intriguant. Il s'appuie sur une canne blanche. Donc normalement, il ne devrait pas voir très bien du tout et peut-être même être aveugle. De loin, il m'avise, et me souhaite la bonne année. Certes, j'ai appris par mon métier que certaines personnes très malvoyantes voyaient très nettement dans un tout petit espace au centre de la vision. Mais notre homme semble suivre des yeux tout, précisément.

Encore un mystère de ce jour.....

01 janvier 2013

Je suis allée chez Jojo, c'était ouvert, enfin non, fermé, enfin...

Le matin, nous faisons un petit tour du quartier et nous passons devant "le Vieux Belleville", autrement nommé "Chez Jojo". C'est cette fois-ci encore fermé, peut-être trop tôt, peut-être n'ouvre-t-il pas le lundi.

L'après-midi, je refais un tour du quartier. Je dois aller à la librairie "Le genre urbain", c'est à deux pas de chez Jojo. Il paraît qu'ils ont le calendrier de chez Plonk et Replonk, et les cartes postales des mêmes Plonk et Replonk. Vous ne connaissez pas? Allez faire un tour ici http://www.plonkreplonk.ch/..... Depuis que je les ai rencontrés, Plonk et Replonk, je ne m'en suis pas remise. Et passer une année sans leur calendrier, c'est carrément impossible.

J'arrive à nouveau devant le Vieux Belleville. Les grands volets de bois qu'on installe devant la devanture sont toujours là, mais la porte est ouverte. Il ouvre, Jojo? Ce jour serait un jour béni des dieux? Il va jouer de l'accordéon?

J'aperçois une femme accoudée au bar, deux hommes sont dans le bistrot, en plus de Jojo qui trône derrière le comptoir. Il n'est pas du tout comme je l'imaginais, Jojo. Grand, élancé, la classe. On se fait de ces idées toutes faites, des fois. Suffit d'entendre le mot accordéon, et Jojo doit ressembler à Benard Lubat!

Bon, je me glisse par la porte: "C'est ouvert? Je peux entrer?"
"Ah non, c'est fermé, désolé!"
"Bon, ce n'est pas grave, à une prochaine fois". 

Alors en fait, c'était ouvert, mais fermé; ou fermé, mais ouvert; enfin... c'est comme on veut.

En tout cas, j'ai vu Jojo, et je reviendrai.

Du Lapin Agile à la Halle Saint Pierre, passer par la case "Chat Noir".

C'est le matin, le Lapin Agile est fermé. Émotion cependant, il est au croisement de la rue des Saules et de la rue Saint Vincent. Le Chat Noir s'annonce, par la chanson de Bruant. La petite Rose, qu'était si belle, "qui sentait bon la fleur nouvelle". "A rentrait par la rue des saules", "a vivait chez sa vieille aïeule, rue Saint Vincent....".

Nous sommes déjà dans l'ambiance, Rose nous fait un bout de chemin. J'ai la chanson dans la tête.

Musée de Montmartre, l'exposition autour du Chat Noir. On y entend Yvette Guilbert chanter le Fiacre, mes lèvres se mettent en route sans me demander mon avis, la chanson me démange. je fredonne un peu, pas fort. 
Et voici les pièces de zinc du Théâtre d'ombres d'Henri Rivière, la grande fresque du Parce Domine d'Adolphe Willette, des affiches de Steinlen, de Rivière, des portraits du patron, Rodolphe Salis, des caricatures d'Émile Goudeau....

Le café du Chat Noir, le café des cafés, le cabaret des cabarets. Visite réjouissante.

En sortant, il nous faut nous restaurer, l'après-midi est déjà bien entamée. Sortir de ce bistrot allusif du Chat Noir pour entrer dans une crêperie de Montmartre, le choc est rude... Les crêpes ne sont pas bonnes, le service se fait à la chaîne. Le serveur et la serveuse sont, eux, très méritants,  aimables, souriants et patients.

Nous ne nous attarderons pas. La Halle Saint Pierre est tout près, j'ai le souvenir que la cafétéria est sympathique. Et puis il y a là une exposition que j'ai très envie de voir, "I banditi dell'arte": la Halle expose des oeuvres d'artistes italiens en dehors du système culturel et institutionnel, artistes ayant connu l'internement psychiatrique ou le monde carcéral


La cafétéria sera à la hauteur du souvenir, l'expo à la hauteur de l'attente. nous terminerons par une nouvelle petite pause à la cafétéria. Si ce lieu ne peut être vraiment comparé au Chat Noir, à sa fantaisie, son exhubérance, sa créativité, il y a là cependant quelque chose de commun. Les expositions y poursuivent "la recherche et la réflexion sur les formes insolites et hors normes de la création contemporaine", annonce la Halle. 

La cafétéria, elle, glisse ses ramifications jusque dans une bibliothèque dite éphémère, elle même donnant accès à l'exposition. Autre siècle, autre originalité, même créativité.

Il a fait bon faire la pause à la Halle Saint Pierre après être repassée par le Chat Noir.



Celui-là il est pas beau

Ce jour-là, elle n'a pas trop le temps. Elle s'affaire, on se salue de loin. 
Je m'installe à une table. Lorsqu'elle vient prendre la commande, on prend tout de même le temps de s'adresser les saluts dont nous avons l'usage, c'est rapide, mais chaleureux.
J'ai commandé un petit crème. Lorsqu'elle l'apporte, toujours en coup de vent, elle annonce: "Il est pas beau, celui-là, je vous l'offre!"
!!!!!!!! Un crème est un crème, je n'ai jamais réfléchi à sa beauté. je ne trouve pas celui-ci très moche, et il a bien le goût de d'habitude.

Coquetterie de langage pour servir de prétexte au cadeau? 
Élégance, pudeur?

Merci, chère amie.

29 décembre 2012

La dame aux p'tits légumes

C'est moi. C'est moi, la dame aux p'tits légumes.
J'ai d'abord été "la dame". C'est Sabrina qui m'appelait comme ça quand elle allait passer la commande en cuisine, auprès de Roger, le patron, et néanmoins son mari.

Et puis un jour, Roger, il a proposé "Huîtres à toute heure avec un verre de Chardonnay". Là, c'en était trop, j'ai changé mes habitudes. C'est à dire que j'en ai pris d'autres, parce que les huîtres, elles sont passées direct dans mes habitudes. Le verre de Chardonnay aussi, dans mes habitudes et dans mon gosier.

Du coup, je ne prenais plus de plat principal, comme on dit, et je me suis permis de demander si je pouvais avoir juste des légumes. Roger, ça lui a plu, et il s'est mis à composer des assiettes de légumes de plus en plus garnies, et belles à souhait. Il soignait l'art et la manière, Roger.

Peu à peu, on est devenus plus familiers les uns avec les autres. Je disais juste "Comme d'hab'", et avec Sabrina on riait. Elle s'est mise à changer sa formule en cuisine: "Et pour la dame aux p'tits légumes, comme d'habitude, des huîtres et une assiette de p'tits légumes" (pour le dessert, on voyait ça à la fin, je peux vous dire que l'île flottante de Roger, c'en est une vraie, presque aussi bonne que celle que faisait ma maman, c'est vous dire...).

Un jour, Sabrina me fait la confidence suivante: "L'autre jour, on ne vous voyait pas arriver, Roger se demandait, et moi aussi. Mais vous êtes venue....".
Touchée, que je suis. Roger avait  déjà du composer dans sa tête l'assiette de p'tits légumes.

Sabrina s'éloigne vers son territoire, le comptoir, se retourne, et me dit avec un immense sourire, et d'une voix que j'étais seule à pouvoir entendre: "C'est qu'on prend aussi nos habitudes....".

Désormais, je préviens lorsque je ne peux pas venir comme d'habitude....





28 décembre 2012

L'anniversaire à Delphine

Ce jour-là, je me suis à peine installée chez Delphine qu'elle arrive avec un verre rempli d'une boisson de très belle couleur, chaude, abricot. "C'est mon anniversaire" dit-elle; je m'apprête à me lever et à lui faire la bise, elle voit mon mouvement; "J'ai un an...". Ca m'arrête net. Elle rit. Ce sont les un an de l'ouverture du bistrot nouvelle formule et Delphine offre à tous les clients un coktail de son invention, délicieux.

Peu après arrive un jeune couple avec une toute petite fille dans les bras, la petite Nina, qui doit avoir à quelque chose près l'âge du bistrot de Delphine. Ils s'installent à la table juste à côté de la mienne. Le bistrot est plein. Arrive JB, un familier et ami de Delphine. Mince, plus de place. Qu'à cela ne tienne, la table de la petite famille est grande (la mienne toute petite..), Delphine les invite à partager leur petit bout de territoire avec JB. Affaire conclue.

Je n'écoute pas vraiment, je saisis tout juste des bribes de conversation. JB parle de ses petits enfants, ça cause des petits soucis du sommeil, de celui des enfants, des parents. Je quitte un peu leurs échanges. Et puis j'ai l'oreille attirée, musique oblige, lorsque j'entends prononcer le nom d'Erik Satie. Ca, je le connais, celui-là, j'ai eu plaisir à le chanter, et lors de fêtes ici ou là, il m'arrive de chanter "Le Petit René", "Madame Eustache" et toutes ses petites filles, "Le petit garçon trop bien portant", ou bien "L'Omnibus automobile". Les parents de Nina racontent la naissance de celle-ci, en musique. C'est la maman qui avait choisi les Gymnopédies de Satie. L'occasion pour moi d'échanger quelques mots avec la tablée d'à côté.

Belle petite Nina, vous avez eu une belle entrée dans la vie. Aujourd'hui, jour des un an du bistrot de Delphine, c'est un peu comme si nous célébrions aussi votre naissance.

Sur un air de Jacques Brel

Nous sommes peu de temps avant la Noëlle. Je suis déjà passée au bistrot ce matin, avant ma ballade, j'ai vu Lulu. Échange de quelques mots au-delà des salutations désormais d'usage. On parle de la fête prochaine. Je lui dis que, pour moi, ce sera tranquille, un petit échantillon de la famille autour de ma très vieille maman, qui fatigue si nous sommes trop nombreux. Et je m'enquiers de ce que sera cette soirée-là pour elle, en ayant bien l'idée qu'elle sera probablement seule. C'est ce qu'elle me confirme, à la nuance près qu'elle sera avec Justine, sa petite chienne à la couverture rouge. "Ca doit être un peu dur...", que je lui dis, à Lulu. Oui, ça le sera, un peu. 
Elle repart avant moi. "Je vais chercher ma Justine" dit-elle à voix très basse, sans s'adresser à quelqu'un de particulier.

Lorsque je reviens, il y a une assemblée d'hommes au comptoir, comme souvent. Lulu n'est pas encore revenue. L'un des hommes, Paul, demande: "Vous avez vu Lulu? Vous savez si elle vient manger?". Il semble inquiet pour elle, se préoccuper de la solitude de Lulu en cette période de l'année. Les autres participent à cette préoccupation, on s'interroge: "Va-t-elle venir?".

Mais oui, aujourd'hui, elle vient déjeuner, comme souvent. Je le sais, je lui ai dit "À tout à l'heure", elle a souri d'un sourire entendu, et a esquissé un "oui" balbutié. Sottement, je n'ose pas le dire, qu'elle va être là tout à l'heure.

Enfin la voilà. Elle rentre discrètement par la porte de côté de chez Roger et Sabrina. Elle ne croise pas les galants hommes. Elle installe d'abord "ma pupuce", puis s'assied. L'un des hommes: "Lulu, y a Paul qui s'inquiétait et se demandait si vous veniez aujourd'hui". Je ne me souviens pas de ce qu'elle a répondu, mais je me souviens qu'elle était touchée, et toujours discrète dans la manifestation de cette émotion. On a ses élégances.

Je pense à la chanson de Jacques Brel "Non, Jeff, t'es pas tout seul". Et vous, Lulu, vous n'êtes pas non plus tout à fait toute seule, on se préoccupe de vous.