Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

30 juin 2012

RIEN NE VA PLUS! FAITES VOS JEUX?

Françoise Tomeno
30 juin 2012

Il est des lectures, fussent-elles de travail, qui m'absorbent au point que le souci du monde se trouve relégué à la périphérie, tel un bruit de fond. Ces lectures sont celles qui redonnent corps et vie à ma pensée en lui apportant de l'amusement. J'y tiens, à cet amusement à penser, à ce musardage. Il a une autre vertu, celle de repousser également au loin les petites batailles de mon monde interne. Au fond, c'est comme le cinéma.

J'en étais là ce matin, lorsqu'elle est arrivée. Elle, Madame Klaus Kinski. Je n'étais pas décidée du tout à sortir de l'îlot des pages de ce très gros livre, et j'avais un excellent argument: je travaillais pour une intervention que je dois faire bientôt. J'aime bien, lorsque j'ai ce genre de tâche à accomplir, musarder, laisser venir les idées au gré de la rencontre d'un mot, d'une idée, d'une association.

Après l'avoir saluée, j'accueille donc Madame Klaus Kinski d'un "aujourd'hui, je ne peux pas bavarder avec vous, j'ai du travail". Elle se retourne pour sortir sur la terrasse, courbe et grise. Prise de remords, je lui dis qu'elle peut prendre son café à côté. J'essaie de poursuivre ma lecture, mais je me laisse happer par ce que je vois; elle entasse les bouts de son corps sur son siège, son visage est infiniment triste. Je tiens mon gros livre à deux mains, je m'accroche aux rebords de mon embrayeur de pensées et d'amusement. Ca tient, ça ne tient pas, ça se met à flotter. Je lui adresse quelques mots entre mes lignes. 

"J'ai mis ce pantalon, je ne l'aime pas", me lance-t-elle. 
Je ne peux plus me taire, me soustraire à la rencontre.
"Vous avez mis le pantalon du "ça va pas"!
Esquisse de sourire. En effet, ça ne va pas. Elle me raconte; le chien de sa fille; il est malade, sa fille et elle ne sont pas d'accord sur la façon de le soigner. Ce chien est pour elle une sorte de Sésame dans le quartier, on lui en parle, on remarque quand il n'est pas là, les commerçants prennent soin de lui. Alors quand il est malade, c'est elle qui est malade.

Nous devisons de la vie, pas franchement toujours rigolote. Et nous commençons à en rire. Peu à peu, je sens mes mains lâcher prise, et se dessaisir des bords de mon livre.  Mes bras se déplacent, et vont s'installer avec les coudes sur les pages, et tout doucement, s'enfoncent dans le texte. La conversation se poursuit. La colonne vertébrale de Madame Klaus Kinski reprend du tonus, les articulations s'articulent. Et le sourire s'affiche. J'aperçois le titre du paragraphe que j'allais lire "le transfert et le symbolique"... je ris à l'intérieur de moi. J'ai plongé à deux bras dedans. 

Madame Klaus Kinski ayant chaud, elle se lève et retire son blouson épais et très noir, découvre sa belle peau bronzée de vieille dame. On aperçoit alors les tâches de couleur qui se cachaient sous la grisaille, la montre rouge, les chaussures et les chaussettes rouges. Je luis dis qu'elle est belle comme ça. Le corps s'étire, comme un sourire.

À ce moment, on entend une musique enjouée à la radio qui tourne dans le bistrot. Je me surprends à lui dire: "Ca  donne envie de danser". Grand sourire: "c'est vrai!". Et vrai de vrai, j'aurais volontiers proposé à Madame Klaus Kinski d'esquisser quelques pas de danse dans la salle. Même si je ne sais pas danser....

Muser, musarder, amusement.

D'ailleurs, Madame Klaus Kinski, ça vous a donné l'envie d'aller taquiner Charline derrière le comptoir, Charline qui s'adresse toujours à vous avec gentillesse, délicatesse.

Voyez-vous, Madame Klaus Kinski, vous avez été ce matin aussi bonne qu'un bon gros livre de psychanalyse.

25 juin 2012

LE MERLE MOQUEUR ?

Françoise Tomeno
25 juin 2012

Il entre dans le bistrot en chantonnant. Je ne l’avais encore jamais vu. Entre soixante et soixante dix ans, la nonchalance du retraité qui, s’il est loin de rouler sur l’or, a de quoi subsister, et venir en sifflotant boire son café au bistrot de bon matin.
Ce qu’il chante ? « Cerisier rose et Pommier blanc », une chanson d’André Claveau.

Le temps est bien grisaillant aujourd’hui, pas le moindre petit brin de soleil. Alors les cerisiers roses et les  pommiers blancs !...

Je me prends à penser à cette belle phrase de Jacques Prévert: « Soyons heureux, ne serait-ce que pour l’exemple ». Elle m’est souvent précieuse, et les jours de grisaille, il  arrive qu’elle vienne à mon secours. Michel, maraîcher chez qui j’achète toujours mes légumes, à qui je demandais samedi matin si ça allait, m'a dit, sur un ton mi-figue mi-raisin: « Ca va, ça va, mais on va dire, comme Jean Louis Trintignant, «Essayons d’être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple ». J’en étais toute émue. Ce point là commun avec Michel, chouette. J’avais été très touchée que Jean-Louis Trintignant cite cette petite phrase lors de la proclamation des résultats du festival de Cannes 2012. Il avait utilisé une formule plus prudente que la mienne, et sans doute plus réaliste.

Notre homme chantonnant s’est installé au fond du bistrot, il lit le journal. Il continue d’apporter son brin de soleil au bistrot bien sombre aujourd’hui, il sifflote.

Je pense alors à une autre chanson, que j’ai tant aimé chanter sur les marchés, « Le temps des cerises ». Cet homme serait-il l’oiseau moqueur ? Viendrait-il là nous rappeler qu’en effet, la vie est faite de petits bonheurs, parfois, et plus rarement, de grands bonheurs, de quelques malheurs aussi, et qu’il faut essayer de rester les yeux grand ouverts sur le monde, à guetter le moindre brin de soleil, celui qui vient, par exemple, de là où on ne l’attendait pas ?

Lucioles de la vie, vous avez parfois bien du mal à nous faire oublier les ombres. Mais il peut arriver qu’un oiseau moqueur vienne nous secouer les puces.

24 juin 2012

DES CLIENTS PAS TOUT À FAIT COMME LES AUTRES…..

Françoise Tomeno
24 juin 2012

J’ai rencontré leurs cousins à la Grange de Meslay hier soir : ils sont là à tous les concerts, je pense qu’ils prennent un abonnement chaque année. On dit qu’ils viennent à la Grange même lorsqu’il n’y a pas de concert, tant ils aiment ce lieu. Ils font partie de la branche rurale de la famille.

Ceux dont je vous parle aujourd’hui font partie de la branche urbaine. Certains d’entre eux habitaient, il n’y a pas si longtemps encore, juste devant le bistrot, sur la place. Ils ont dû quitter leur logement parce  que celui-ci a été abattu, pour des raisons que j’ignore. Les autres sont tous du quartier.

Ils sont suffisamment nombreux pour qu’il y ait, à toute heure de la journée, l’un d’entre eux de passage au bistrot ; ils viennent en nombre l’été. Ils consomment tous la même chose, et en toute saison.

Les cousins de la branche rurale sont chanteurs, c’est peut-être pour cela qu’ils affectionnent la Grange. Ils ont même une particularité, c’est celle de chantonner à chaque début de concert. Curieusement, la salle est toujours très tolérante.
C’est ce qu’ils ont fait hier soir, lors du concert du Quatuor Jérusalem. Ils ont accompagné le début du quatuor de Beethoven, puis ont fait silence par la suite, et toujours silence lorsque nous avons écouté Brahms. Par contre, ils se sont déchaînés lors du bis, un mouvement d’un quatuor de Debussy. Personne n’a récriminé.

Les cousins urbains présentent une autre particularité de déviance sociale. Ils sont plutôt voleurs. Et là aussi, curieusement, on ne leur en tient pas rigueur, on ne porte pas plainte. Je dois en effet vous préciser qu’ils ne paient jamais leur consommation. Il arrive que les habitués qui boivent du café, et qui connaissent leurs goûts, leur donnent une part de leur part. Parfois même, l’un de ces clients très particuliers vient se servir à la table sans que l’on ait le temps de s’en apercevoir… Je peux en témoigner, cela m’est arrivé un jour en terrasse. Le serveur avait à peine posé la tasse de café devant moi que le pain d’épices qui accompagne toujours le café s’était envolé. Incroyable.

Il y a quelques jours, un habitué, sur le pas de la porte qui est ouverte en été (deux portes sont ouvertes l’été, il faut faire courant d’air…), et alors que j’étais concentrée sur des notes de travail, me dit « Vous mangez votre pain d’épices ? ». Bien obligée de lever la tête, me voilà gagnée par un vieux fond de culpabilité qui remonte parfois dans les grandes circonstances : oui, je mange mon pain d’épices, j’aime le pain d’épices. Et lui, l’habitué, d’émietter sous mon nez, pour me culpabiliser sans doute encore un peu plus, son pain d’épices à lui. Damned, je suis faite. Parce que ma vieille solidarité de chanteuse avec les oiseaux est ébranlée.

Il y a un peu plus d’un an maintenant, à la fin de l’hiver, l’un de ces clients pas tout à fait comme les autres venait régulièrement dans le bistrot et attendait que l’un des serveurs lui laisse tomber presque négligemment (tu parles !) un bout de pain d’épices. Les serveurs et les serveuses l’avaient nommé Toto. Était-ce toujours le même oiseau Toto? Ou bien se passaient-ils le mot en famille ? Ils se ressemblent tous tellement dans cette famille!

Ce bistrot est décidément très accueillant, et tolérant.



18 juin 2012

ENTRE LA GRÂCE DE YULIANNA ET LA PUISSANCE DE GENGIS KHAN, LES EMBARRAS DE MONSIEUR GASTON

Ou, « comment passer une journée avec des accrocs »


Françoise Tomeno
17 juin 2012

La journée avait commencé de travers. J’avais fait le projet de partir un peu plus tôt pour pouvoir profiter du soleil  avant le concert de 11 heures. J’étais sur le point de partir, et comme toujours, je vérifie que le chat est bien là avant de refermer la porte. Rien, ni dans les chambres, ni dans le séjour, ni sur le balcon, ni dans aucun des lieux qu’il affectionne. Panique ! J’appelle, je cherche, rien. J’avais bien entendu un drôle de bruit à un moment, mais je ne m’étais pas inquiétée, j’avais pensé qu’il était dans un de ses moments de folie où il se lance sur le parquet pour atterrir sur un des tapis. Mais là, je me demande s’il ne s’est pas échappé, s’il n’est pas tombé du balcon. Je retourne dans une des chambres, je cherche sous le lit, rien. J’agite la petite balle au grelot, rien ne bouge. Je m’apprête à me relever, et un monstre me tombe dessus brusquement : Nez Jaune (oui, c'est le nom de mon chat), lui-même personnellement, vient de m’atterrir dessus à toute vitesse, et un matelas pliable posé sur le haut de l’armoire en a profité pour en faire autant. Il avait réussi à grimper, Dieu sait comment, tout là-haut, et était resté sourd à mes appels, jusqu’à ce que je constitue une sorte de palier d’atterrissage.

Bon, tout va bien, il est là, je peux partir tranquille, d’autant qu’avec tout ça, j’ai pris du retard. Arrivée devant ma voiture, je constate avec effroi que j’ai un accroc à ma tunique, avec les marques des griffes de Nez Jaune ! La chute a laissé des traces. J’ai le choix : soit revenir me changer à toute vitesse, ou, si je veux encore profiter un peu de cette arrivée magique à la Grange de Meslay, filer tout de suite, avec accroc. La tunique est large, je décide que ça ne se verra pas trop, et même, ça me fait rire de passer une journée ainsi.

Deuxième déveine : sur l’autoroute, absorbée dans Dieu sait quelles pensées, je rate la sortie pour aller à la Grange. Je ne m’en rends compte qu’après un certain temps. Il est de toute façon trop tard, il n’y a pas moyen de faire demi-tour avant la sortie de Château-Renault. Là encore, ça me fait plutôt rire. Demi-tour à toute blinde au rond-point de la sortie d’autoroute, je fonce, j’arrive pile au moment où les portes vont se fermer. Tant pis pour la magie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie, surtout quand on est tête en  l’air.

Je me demande ce qui va m’arriver d’autre dans la journée, parce qu’en général, quand ça commence comme ça, on peut s’attendre à une série….

C’est Yulianna Avdeeva, une toute jeune pianiste russe, qui est au piano. Magnifique de grâce, de sensibilité. Une « Pavane pour une Infante défunte », de Ravel, à pleurer.  Sortie de concert émerveillée. Je reste toute la journée, et j’ai réservé le repas du midi sur place. Le repas se déroule dans une des dépendances de la Grange. Nous voilà un bistrot éphémère à partager. Je me demande avec qui je vais déjeuner, j’aime ce genre de surprise. Je m’installe à une table où il n’y a pour l’instant qu’un couple, je les salue  de façon bien décidée. Nous échangeons quelques mots ; nous rejoignent alors quatre personnes qui sont ensemble : un couple d’un certain âge, une dame du même genre d’âge, et un homme plus jeune, genre fils de la deuxième dame.

C’est là que Gaston entre en scène. Gaston, c’est le Monsieur d’un certain âge. D’abord nous apprenons qu’il apprécie beaucoup le verre de Chinon servi avec le plateau-repas. Mais ça se gâte. Le Chinon, lui, réserve une surprise à Gaston. Il fait comme mon chat, il lui saute dessus et va tâcher son beau blouson couleur mastique. Bon, une petite tâche, ça devrait passer, comme mon accroc. Mais la guigne ne s’arrête pas là, et j’ai soudain l’impression que le mauvais sort qui s’en était pris à moi le matin vient de traverser la table subrepticement et est allé jeter son dévolu sur Gaston. Bingo ! Gaston, en essayant d’attraper la nourriture répartie dans plein de petites cases sur le plateau, essuie à plusieurs reprise la manche de son toujours beau blouson, couleur mastique, sur le gâteau au chocolat coincé dans un coin du plateau. Il faut dire que pour atteindre la viande froide, il faut imprimer des mouvements de contorsion au plateau qui requièrent une grande habileté. Bizarrement, je ne m’en sors pas trop mal. Mais Gaston, lui, se désespère de plus en plus : que faire avec ce gâteau au chocolat ? La scène dure un bon moment jusqu’à ce que l’épouse de Gaston lui propose de tourner son plateau de façon à ce que le gâteau se retrouve à l’opposé, soit vers elle. Euréka, le chocolat se calme, les tâches atteignent enfin un nombre fini.

Un peu plus tard, je retrouve Gaston, son épouse et leurs deux amis, dans la salle de concert, dans la Grange, juste un peu devant moi. C’est Joseph Swensen qui est à la baguette, avec l’Orchestre de Chambre de Paris. Au programme, Beethoven, Coriolan, ouverture symphonique. Joseph Swensen, au visage aux traits mongols, a une direction puissante. Il lance son orchestre comme Gengis Khan devait lancer ses cavaliers dans la steppe. En deux temps trois mouvements, je vois dans les musiciens une troupe de chevaux lancés avec force. Joseph Swensen, dans les mouvements ou les phrasés plus doux, danse avec la musique, comme s’il était sur un des petits chevaux mongols, au pas. Le mouvement, ici, est roi.

Je pense à Gaston et au sort que nous partageons lui et moi. Face à cette splendeur de la musique, nous sommes là, l’un et l’autre, avec nos accrocs, nos tâches, nos petites bizarreries. Comment supporte-t-il, Gaston ? En tout cas, il a toujours sur le dos le blouson mastique. Et moi l’accroc à ma tunique.

La vie est pleine d’accrocs, de petites tâches, qui font de nous des êtres ordinaires. Ca n’empêche pas, semble-t-il, de goûter l’extraordinaire, celui de la grâce, comme celle de Yulianna ce matin, ou de la belle puissance de Joseph Swensen et de son orchestre cet après-midi.

Et puis, il y a ce qui m’a accompagnée tout ce jour : le rire. Juste avant de repartir, j’ai voulu m’assurer de quelque chose. Il m’avait semblé avoir lu, sur un petit panneau posé sur la porte de la salle qui nous avait servi de bistrot éphémère, quelque chose, mais je me disais que ce n’était pas possible. Et bien si : la salle où Gaston s’était attrapé ses tâches s’appelait « La Vacherie ». Ça ne s’invente pas ?

11 juin 2012

MARCO, MICHEL, MOMO, ET NOUS AUTRES…

Françoise Tomeno
11 juin 2012

Je l’aperçois de l’autre côté de la vitre de l’entrée du bistrot. Dans un premier temps, plongée dans ma lecture, je n’aperçois qu’une silhouette, reconnaissable entre toutes. C’est bien lui, Marco, ancien serveur de ce bistrot. Je sais qu’il vient parfois, mais je n’ai jamais eu l’occasion, le plaisir, de le croiser. Le haut du corps penché vers son interlocuteur, visage de profil, mais le bas du corps déjà en partance vers une autre direction, qui sera l’intérieur du bistrot. Je l’ai toujours perçu comme ça, Marco : une moitié de lui en discussion avec l’un ou l’autre, l’autre moitié qui s’affaire à son service.

Le voici qui entre, salue tout le monde, et commence à taquiner Michel, qui est derrière le comptoir, au boulot. C’est samedi matin, ça commence à être chaud.  Comme je suis plongée dans un très beau livre, « Éloge des voyages insensés », de Vassili Golovanov, je rate la conversation entre Marco et Michel, probablement un morceau d’anthologie à la Marco. Mais que voulez-vous, quand je voyage, je voyage.

Tout à coup, je vois Marco desservir les tables. Il file un coup de main à son collègue, à Michel, tout en continuant à le chiner.
Servir, desservir. On sert quelqu’un, un client, on ne le dessert pas, c’est la table que l’on dessert. Quand on dessert quelqu’un, c’est qu’on ne lui rend pas service, bien au contraire. Bizarre, la langue.

La noblesse du geste du serveur est dans le « servir », pas dans le « desservir ». J’ai l’impression qu’il existe pas mal de photos de serveurs en train de servir, mais pas beaucoup de photos de serveurs en train de desservir. Desservir, c’est du côté du déchet, des tâches moins nobles, du mégot, des papiers de sucre déchirés, de la proche poubelle ou de l’eau de vaisselle.

Et pourtant…. Quand Marco était serveur ici, Momo lui filait un coup de main, pour desservir, précisément. Et Marco prêtait une attention toute particulière à cette tâche qu’accomplissait Momo, commentant, aidant, encourageant, indiquant, plaisantant aussi. Il donnait ainsi toute sa noblesse à ce geste du desservir, et toute sa dignité à Momo [1]. Momo, assoiffé de reconnaissance, la trouvait chez Marco, en échange de ces gestes qui étaient considérés par Marco comme du vrai travail.

Aujourd’hui, c’est Marco qui fait le travail de Momo. Et le geste est élégant, et drôle.

06 juin 2012

LA BISE AUSSI....

Françoise Tomeno
6 juin 2012

Madame Klaus Kinski est de retour après une semaine de vacances. Je lui trouve le visage reposé, ses beaux yeux bleus sont tout clairs, elle arbore un sourire engageant; elle est habillée de rouge, ce qui lui va très bien, et est un peu inhabituel (elle n’avait de rouge jusqu'à maintenant qu’une paire de chaussures qu’elle met parfois, et qui me rendaient envieuse, je ne m'étais pas gênée pour le lui dire).

Très spontanément, face à son allure ensoleillée, je me lève et vais lui faire la bise, et je lui dis que je suis contente de la revoir, apparemment en forme. À ce moment-même entrent dans le bistrot, juste derrière elle, Madame et Monsieur. Monsieur devance Madame, il vient me saluer. Madame m’aperçoit faisant la bise à Madame Klaus Kinski. Aussitôt elle arrive (j’allais dire « elle se précipite » : son corps de chair ne peut pas se précipiter, elle a la démarche lente, mais je crois percevoir un certain empressement de l’âme). Elle vient vers moi, et, tout en me serrant la main comme nous faisons d’habitude, elle s’approche en disant « la bise aussi ». Et c’est  bien volontiers que je la lui offre, cette bise.

Comme elles sont touchantes, ces deux vieilles dames en quête de reconnaissance.

 J’ai un cœur d’artichaut ? Oui, et j’assume. Ca fait tellement longtemps que c’est comme ça que j’ai fini par m’y habituer.

26 mai 2012

TOUT DOUX, LULU ?

Françoise Tomeno
26 mai 2012


Elle est installée au fond du bistrot, à une place en retrait, dans un coin un peu sombre. Pas à sa place habituelle, pourtant libre. Besoin d'un peu d'ombre, Madame Lulu?

Je vais tout de suite la saluer. Je suis toujours sensible à cette façon qu'elle a de dire 'Bonjour Madame", avec l'intonation et l'accent à la "Marie-Chantal". Ca tranche avec son apparence vestimentaire, pas du tout Marie-Chantal. Ceci-dit, il y a quelque chose dans sa façon de se tenir qui est très digne: droite, la tête levée, le visage affrontant... quoi? La vie? Y compris quand elle sort fumer sa clope en terrasse. Toujours cet air fier et pourtant accueillant. Est-ce une façon de faire semblant?

Je lui demande comment ça va. "Tout doux" répond-elle. C'est tout de même extraordinaire, cette langue française. Lorsqu'on dit que ça va "tout doux", cela veut dire exactement le contraire, que la vie n'est pas douce du tout! À  ce moment-là, je remarque que le corps de Lulu s'est un peu affaissé sur la chaise, épaules basses, la tête rentrée. Hum, ça va vraiment tout doux, Madame Lulu.

Peu après, deux Messieurs arrivent et viennent s'installer avec elle. Ils échangent, parlent de connaissances communes, donnent des nouvelles de l'un ou l'autre, et arrive l'incontournable "Le principal, c'est la santé". Bon, ce n'est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus.

À un moment, je croise le regard de Lulu, qui me dit: "Très beau!". "Mais quoi donc?" s'étonne mon regard à moi. "Votre coiffe" répond Lulu à la question que ma voix n'a pas posée. Ma "coiffe"! Incroyable Lulu. Il s'agit d'un Borsalino, faux, bien entendu, sorti ce jour pour empêcher le soleil de m'asséner un de ces coups dont il a le secret. Ma coiffe! Je me vois déjà disant à l'occasion: "Il ne faut pas que j'oublie ma coiffe".

Je reprends mes activités de bistrot, ici la lecture de la drôle de revue "Causette", "un magazine plus féminin du cerveau que du capiton", mise à disposition des clients (clientes?) par le bistrot.

À coté de moi, la conversation continue, je ne fais plus vraiment attention. À un moment, je crois percevoir la voix de Lulu qui chante tout doucement. J'écoute: "Je suis heureuse, j'ai pas d' soucis....." chantonne Lulu. Tout doux, Lulu? Tout doux? Mais lequel des deux "tout doux"? Le doux ou le dur? La présence de vos deux compagnons a-t-elle pour quelques instants adouci votre vie, votre humeur? Ou bien, ma chère Lulu, frimez-vous devant eux, pour paraître à votre avantage?

Puisse cette fin de journée vous être plus douce, ma chère Lulu. Et si c'est du fait de votre compagnonnage avec les deux homme qui sont venus vous rejoindre, alors c'est pour la bonne cause. Je vous salue, Madame Lulu, et à la prochaine.

20 mai 2012

DANS UNE AUTRE VILLE

Françoise TOMENO
20 mai 2012

Céline est de service ce matin. Momo est sur le pas de la porte d’entrée du bistrot, il ne rentre pas. Peut-être n’a-t-il ni l’argent nécessaire pour s’offrir un café, ni son sac plein de bricoles qu’il propose à l’un ou à l’autre (jamais à la cantonade, il choisit toujours). Une façon pour lui d’entrer en contact, d’engager une conversation. Hier, il avait une boîte de bonbons acidulés, il m’en a offert un, à la fraise. J’étais dans une journée « sucre », j’étais frigorifiée ; je m’étais fiée au soleil apparu sur le petit carré météo de l’écran de mon ordinateur, et je m’étais habillée en été, sandales et pieds nus. J’ai intégré le bonbon acidulé dans le lot de ce que j’avalais pour me réchauffer, même si ça devait compter pour beurre….

Momo à Céline : « Tu vas aller travailler dans une autre ville ».
Céline dit que non, qu’elle continue à travailler ici.
Momo : « Tu vas aller dans une autre ville avec ton mari »
Céline continue d’affirmer le contraire.

Accoudé au bar, un fidèle client se tourne vers Momo et lui dit tranquillement: « C’est toi qui vas bientôt aller dans une autre ville ».

Alors là , en mon FI, For Intérieur (dans la langue de Fred Vargas) [1], je me dis : quelle idée, il ne va pas aller travailler dans une autre ville, Momo, attendu qu’il ne travaille pas.
J’ai à peine le temps de penser ça que le fidèle client ajoute : « Tu vas bientôt aller au Mont-Dore ».

Momo, dont le corps bouge tout le temps, s’arrête quelques brèves secondes. Imperceptible vacillement de son âme. Quelqu’un sait ça, se souvient de ça.  On se souvient de lui, on ne l’oublie pas, on n’oublie pas ses absences, ce qui veut dire qu’on s’attend à ce qu’il revienne, et en quelque sorte qu’on attend son retour.

Alors là je suis scotchée : mais bien sûr ! On approche du moment où Momo va partir en vacances, et il va chaque année au Mont-Dore. L’an passé, c’est Marco, un serveur qui prenait un soin très particulier de Momo, qui nous l’avait annoncé, en demandant à Momo s’il se préparait à son séjour. Marco au talent inimitable pour assurer cette tâche de prendre soin de Momo. Pas question que quelqu’un s’adresse à Momo comme à un enfant ou à un demeuré. Pas question qu’on le méprise, qu’on lui manque de respect, qu’on l’ignore, qu’on se moque de lui. Et pour Momo, Marco c’était son point de repère, son horloge, son fuseau horaire. Depuis le départ de Marco, parti travailler ailleurs, Momo a toujours sa place ici, dans ce bistrot [2]. La fonction de Marco s’est redistribuée entre les serveurs et des clients qui le connaissent bien.

Et voilà qu’aujourd’hui l’un d’entre nous lui signifie qu’il ne compte pas pour beurre.



[1] Fred Vargas, « Critique de l’anxiété pure ». Un petit traité vrai et drôle que je vous recommande, bon pour la santé.

12 mai 2012

UN SQUIGGLE AU COMPTOIR

Ou « « du Foyer de l’Enfance à la Brioche Perdue ».

Françoise Tomeno
12 mai 2012

La petite Léa vient s’installer sur la banquette devant une table libre. Elle doit avoir dans les huit ans. Ses parents sont en terrasse. Pourquoi vient-elle là ? Pour se mettre à l’abri du soleil ? À l’abri des grandes personnes ?

Elle reste là un bon moment, regardant à droite à gauche, en particulier les affiches sur la vitrine, qu’elle doit déchiffrer à l’envers. Elle ne semble pas s’ennuyer.

Arrive Églantine [1], une jeune femme. Léa et elle visiblement se connaissent. Léa va rejoindre Églantine qui s’est installée au bar, elles papotent toutes les deux. Et puis Églantine propose à Léa de dessiner, ce fameux jeu de dessin aux formules variables, qu’a utilisé un de mes psychanalystes préférés, Winnicott, le jeu du « squiggle ». Dans la forme adoptée par Léa et Églantine, une commence un dessin (un gribouillis ?), l’autre poursuit, et ainsi de suite. Et ça sur un des sets en papier kraft du bistrot.

Pendant ce temps, juste derrière, à une autre table, j’entends une jeune fille parler de son travail dans un foyer qui accueille des enfants. Un peu plus tard, cette même jeune fille hésite sur les desserts. Alphonse les lui a énumérés, et j’ai entendu qu’il y avait de la brioche perdue. Vous ne voyez pas ce que c’est ? Vous souvenez-vous du pain perdu que faisaient nos mamans ? C’était par souci d’économie. On ne perdait rien, justement. Le pain qui commençait à rassir était trempé dans un mélange de lait et d’œuf avec un peu de sucre, et passé à la poêle. Un régal.

Et bien la brioche perdue, c’est encore meilleur. Même formule, sauf que le pain est remplacé par de la brioche, et le sucre par du caramel au beurre salé. Hum !.....

Je dis à la jeune femme hésitante que c’en est à tomber par terre tellement c’est bon. Va pour une brioche perdue.

Ce bistrot est un véritable foyer pour l’enfance. L’enfance des enfants qui peuvent y dessiner tranquillement sur les sets en papier kraft, et qui ont toujours à leur disposition des crayons, des bouquins. Foyer pour nos enfance rêveuses et à peine perdues puisque retrouvées ici, au travers de la brioche perdue, et de cette invention qui s’appelle « le frigo du livr’échange », dans lequel nous pouvons  nous aussi trouver, tout comme les enfants, de la lecture.


Et qu’est-ce que je fais, moi, en ce moment, sur le côté droit du set en papier kraft qui est devant moi ? Je prends des notes pour mes petites chroniques du jour.


ET DEUX CHAISES POUR LULU, DEUX

Françoise Tomeno
12 mai 2012


Nini est aux fourneaux, Alphonse assure le service. Le couvert est mis pour une personne sur la table à droite en entrant, il y a juste une chaise, les autres sont parties en terrasse.

Un jeune couple arrive et veut s’installer à cette table. « Ah non », dit Alphonse en s’excusant, « c’est pour une dame, qui a ses habitudes ».

Pas de problème, le jeune couple va s’asseoir à une autre table. 

Et puis la voilà. Je pensais bien que c’était d’elle qu’il s’agissait. Une dame qui gentiment, il y a un bon moment maintenant, me voyant là assez régulièrement, était venue me saluer la première .

« Bonjour Lulu », dit Aphonse. Je ne savais pas qu’elle s’appelait Lulu. Elle répond poliment, tout en gardant le regard rivé sur la seule chaise devant « sa » table. Elle s’attarde un moment ainsi, puis voit qu’il y a à ma table une chaise libre, et me demande si elle peut en disposer. « Bien sûr ». Alphonse lui demande si elle attend Augustin. « Non non, ça fait bien longtemps que je ne l’ai pas vu ! ».

Mais pourquoi donc Lulu a-t-elle besoin de deux chaises ? Églantine, une des "filles" qui travaillent au bistrot, qui aujourd’hui vient en cliente et s'est installée au bar, me regarde d’une façon entendue, et je comprends qu’elle, elle sait.

Alors je vois ma Lulu sortir d’un petit sac un morceau de tissu qui a l’air tout doux, le poser sur la deuxième chaise qu’elle a installée à côté de la sienne. Et c’est pour qui, la deuxième chaise ?


C’est pour son petit chien, si petit que je ne l’avais pas vu.

Non mais ! On a ses habitudes ou on ne les a pas.

Sacré Lulu!





VOUS DÉSIREZ, MONSIEUR?

Françoise Tomeno
12 mai 2012

La météo annonçait un refroidissement, un ciel couvert, et des averses.
Il est 9h30 passé, il doit faire déjà 20 degrés, et le soleil est bien là. La terrasse est déjà à moitié pleine, et Michel, qui est de service ce jour-là, a fort à faire, d’autant qu’il est seul jusqu’à midi et demi.

Voilà que le comptoir est soudain envahi : qui pour régler sa consommation, qui pour commander, quelque autre annonce son transfert de la terrasse à la salle, troquant sa tasse de café pour un jus de fruit, un autre encore souhaite savoir où se trouvent les commodités (« derrière le miroir », répond-on invariablement, ce qui a chaque fois me donne envie de rire. Je pense à Alice au Pays des Merveilles et à sa traversée du miroir, et je me dis que le consommateur ou la consommatrice risque de rencontrer la reine de cœur qui va crier : « coupez-lui la tête, coupez-lui la tête ). Au milieu de tout ce beau monde, une seule personne est assise au comptoir: un monsieur, plongé dans la lecture du journal local. Michel fait ce qu’il peut pour assurer les commandes en cours et accéder aux nouvelles demandes.

Le monsieur, qui n’a encore rien commandé, est toujours le nez dans sa lecture. Une fois qu’il a fait le tour, Michel hésite une toute petite seconde et finit par s’adresser à lui: « Vous désirez, Monsieur ? ». La formule, dans la bouche de Michel, me fait rire. Mais le monsieur, dans un premier temps, ne bronche pas. Quelques secondes s’écoulent, il lève le nez de sa page, regarde autour de lui, cherchant à qui s’adresse la question. Désemparé, il regarde Michel, hésite, et finit par dire, sur un ton incertain : « un café ? ».

Je me demande où était donc parti ce monsieur, et me dis que la question de Michel était pertinente : en effet, que désirait-il, en cet instant, assis sur son tabouret de bar, semblant ne pas comprendre pourquoi le serveur s’adressait à lui, et ne plus se souvenir que c’était dans un bar qu’il était installé ?

08 mai 2012

APPARITIONS

ou « Flegmatiquement vôtre ».


Françoise Tomeno
8 mai 2012

Il apparaît soudain, sortant de l’espace qui tient lieu de cuisine sous le grand barnum blanc. Nous sommes dans le Prieuré de Saint Cosme, un dimanche de mars 2010. Je passe la journée là avec mon amie Françoise, pour des concerts du Printemps de Saint Cosme. Nous nous sommes offert le concert Jeunes Talents du matin, et le premier concert de l’après-midi, avec le déjeuner sur place. Il fait un froid de canard, mais la musique nous a réchauffé l’âme.

Il sort donc nonchalamment de derrière le rideau blanc. Il est habillé de son costume de serveur, avec son petit gilet noir. Un costume de garçon de café, comme on ne dit plus maintenant... Quelque chose dans sa démarche m’est familier, quelque chose d’à la fois peu pressé et d’efficace. Un peu comme s’il n’y croyait pas lui-même, à ce rôle de serveur. Il y a aussi pour moi du familier dans son visage : une esquisse de sourire prêt à l’humour.

Mais d’où je sors ça, cette histoire d’humour ?

Je dis à Françoise que j’ai l’impression de très bien connaître ce Monsieur, et que, pour autant, je suis incapable non seulement de l’identifier, mais d’imaginer un lieu où j’aurais pu le rencontrer. Peut-être une de ces fausses reconnaissances comme il en arrive parfois ?

Quand il s’approche pour nous servir, je lui dis que j’ai l’impression de le connaître, et il me répond avec flegme qu’il a travaillé dans plein de bistrots, et que ça doit être dans l’un d’eux que je l’ai vu.

Certes, mais ça ne me suffit pas. L’extrême familiarité de son allure m’intrigue. Cette certitude qu’il est pince-sans-rire aussi.

Nous poursuivons notre déjeuner, et soudain une petite lumière clignote. Bon sang, mais c’est bien sûr : 1968, le bar Le Continental, « le Conti », comme on disait. Notre quartier général de révolutionnaires qui allions refaire le monde. Lieu de discussions passionnées et infinies. À cette époque, j’étais extrêmement silencieuse, un peu taiseuse même, mais je n’en perdais pas une. Là, il y avait souvent celles et ceux qui s’intéressaient à la Psychiatrie, je me destinais à la profession de psychologue et j’étais toute ouïe. Odile, François, Yves, Marie-Françoise et quelques autres étaient mes professeurs à la marge.

Et qui nous servait avec cette même nonchalance mâtinée de fausse indifférence, ce flegme, et un humour que j’ai perçu aujourd’hui avant même qu’il en ait usé ? Lui, qui réapparaît 42 ans plus tard. Vous n’allez pas me croire, il n’a pas changé. Enfin, quelque chose en lui d’essentiel n’a pas changé, qui transparaît dans sa dégaine, sa façon de se mouvoir, cette expression si particulière de son visage. Et, bien entendu, à cette époque, il était habillé en garçon de café, à l’ancienne.

À la fin du déjeuner, je vais le voir, lui parle de cette période du Conti, de son accueil que nous apprécions.

Bien sûr, je l’oublie aussitôt. Jusqu’au jour où, deux ans plus tard, dans un bistrot de la ville que je fréquente de temps en temps, je le retrouve finissant son service, et je comprends aux quelques mots qu’il échange avec le patron qu’il y fait des « extras ». Deuxième apparition… Lorsqu’il quitte le bistrot, il me salue avec ce sourire énigmatique. Simple hasard ? Ou bien m’a-t-il reconnue ? Je ne le saurai pas.

Quand et où vais-je le voir réapparaître ?

Je pense alors à un ami, René. Lui aussi fréquentait le Conti. Je l’ai par la suite perdu de vue. Je reçois un jour un courrier au dos duquel je trouve quelques mots écrits par lui, il travaille au tri postal, et a vu passer cette lettre qui m’était adressée, il en a profité pour me faire signe. Du temps passe à nouveau. Lors d’un voyage avec des amis, à  Copenhague, je retrouve mon René dans une toute petite rue absolument pas touristique. Surprise des retrouvailles. Nous décidons alors de laisser faire ce joli hasard, sorte de pari. Quelques années plus tard, des amis, qui avaient monté une maison d’édition de livres pour enfants, me disent : « Tu as le bonjour de René… ». Un livre de René était en cours de publication chez eux !

Quand et où vais-je voir réapparaître le garçon de café ?

23 avril 2012

COUP DE SANG CHEZ LA REINE


Françoise Tomeno
23 avril 2012

Quand j’arrive chez la reine Delphine[1], la table d’à côté est occupée par une maman et ses deux enfants. Je prends, comme d’habitude, et comme Delphine nous invite à le faire, mon plateau, les couverts, un verre, et je m’installe. En me voyant arriver, Delphine me demande : « Poisson, aujourd’hui, ou boudin blanc purée de céleri ? ».  J’hésite un peu, mais ce sera poisson.

Pendant que Delphine s’affaire à servir les clients, il se passe à la table à côté une petite scène étonnante. La maman qui est déjà venue plusieurs fois (c’est Delphine qui le dira plus tard) n’a pas pris son plateau, et tout ce qui va avec, ses enfants non plus. Ils attendent qu’on les serve. Soudain, la maman : «  C’est quoi, les légumes ? ».
Delphine : « Purée de céleri et pomme au four ».

La maman s’engage alors dans une conversation animée et indignée avec ses deux enfants. Ça ne va pas du tout, ils n’aiment pas la purée de céleri, on aurait pu leur dire, ils vont devoir aller ailleurs, ils vont être en retard, et, sous-entendu, mais tout le monde dans le bistrot l’entend, c’est la faute de Delphine. Delphine qui, tranquillement, précise : « C’est écrit sur le tableau dehors, et sur la carte affichée au fond ».

La famille se lève, les trois ensemble comme un seul homme, et part fièrement, indignée d’être traitée de la sorte.

Seulement alors Delphine explose. Ça n’est pas la première fois qu’ils viennent, ils connaissent le fonctionnement, ils s’attendent toujours à être servis. C’est le style du quartier. On doit être à leur service.

Des personnes qui entendent être servies bourgeoisement. Avez-vous jamais vu une reine servir  «bourgeoisement » ?



PSYCHOLOGIE DE COMPTOIR



Françoise Tomeno
23 avril 2012

C’est sur ma route. Je passe par là presque toutes les semaines. Et comme je suis toujours en avance, je m’arrête chez Isa. Ce n’est pas vraiment un bistrot, chez Isa. Tabac presse, et on peut y boire un café. Isa, elle est toujours bien mise. Elle est courageuse,. Elle est seule à assurer, elle ne peut pas se permettre de fermer plus d’une demi-journée par semaine. Parfois elle râle un peu, quand la vie ne va vraiment pas comme elle aimerait, que les clients sont à peine polis.

Depuis quelques mois, quand je passe chez Isa, il y a une jeune maman avec son petit, qui grandit tout doucement. Ce petit m’a toujours sidérée par son humeur toujours tranquille et souriante. Un bébé qui va bien.

Ce jour-là, il chichougne, ça ne va pas comme d’habitude. Nous papotons comme souvent, et la maman s’inquiète de ce changement :  le petit ne supporte plus qu’elle s’éloigne de lui. Hum… Je lui demande l’âge du petit, à peine 9 mois.

Je fais ma psychologue ou je la fais pas ?

Allez, j’y vais. Je dis à cette maman que c’est peut-être tout simplement qu’il arrive à l’âge où on réalise qu’on perd un peu sa maman quand elle s’éloigne, et qu’on n’est pas sûr qu’elle revienne. A lors la vie devient un petit drame provisoire, puisqu’elle revient (en principe !...). « Pourtant, il a été attendu, celui là… » dit-elle.

Entre temps il s’est apaisé, et est à nouveau tranquille et souriant.

Alors elle me raconte : elle n’avait pas vraiment  souhaité cet enfant, il lui était arrivé comme ça ; le papa, qui, lui, souhaitait un enfant, était parti avant la naissance. Et tout doucement, au fur et à mesure que la grossesse avançait, il était là, bien en elle, bien à elle, son petit,  adopté, attendu, bien attendu.

Et puis il y avait eu Isa, la première à venir les voir, elle et son petit, à la maternité. Isa prend alors le petit dans ses bras, et je ne vous dis pas, ou plutôt si, je vous le dis, l’échange de regards, magnifique, entre Isa et le petit.

Joli ! Bien porté tu es, petit, bien portant tu seras…. ?


UN CAFÉ AU LAIT S'IL VOUS PLAÎT

Françoise Tomeno
22 avril 2012

Le Client, à la voix peu assurée: "Un café au lait, s'il vous plaît".
La Serveuse: "Un ristretto?".
Le Client: "Euh non, un plus grand...".
La Serveuse: "Un allongé?"
Le Client, de moins en moins assuré:" Euh... oui, avec du lait"


Un peu plus tard, la Serveuse apporte un allongé.

Le Client regarde dans sa tasse. Embarrassé, il lève le visage vers la Serveuse:
"Je pourrais avoir du lait?".
La Serveuse: "Ah, vous voulez du lait?".
Le Client, dont la voix est en train de disparaître: "Oui...."

Commentaires:
- si le client avait commandé un crème, il n'aurait sans doute pas eu tous ces soucis
- un café au lait, c'est ce que l'on boit chez soi, au petit déjeuner
- dans un hôtel, on dit: "Du café, avec du lait".

Conclusion: ah, les subtilités de la langue!


17 avril 2012

RECONNAISSANCE

Françoise Tomeno
17 avril 2012

Ces temps-ci elle est toute grise, le visage en peau de chagrin. Je la vois passer dans le quartier, courbe, sans regard au monde. Qui conduit l'autre: elle? Le chien de sa fille, Gaston? Entre eux-deux, une laisse. Est-ce la laisse qui la fait tenir? Laisse, laissée, lassée. je la vois là, dans la rue, trottiner, laissée par la vie, lassée de la vie.
La vie est grise pour Madame Klaus Kinski.

Ce jour-là, elle rentre dans le bistrot, toujours sans regard. Sa voix rauque énonce "un café, en terrasse". Elle ne m'a pas vue.

Et puis, juste avant de sortir, elle lève la tête dans ma direction. Et soudain, le visage s'élargit, la peau se détend, les yeux bleu d'acier allument leur petite lumière, un sourire donne sa forme définitive au visage de cet instant là.

Reconnaissance. Nous nous sommes reconnues. Elle est redevenue belle.

Ce sera bref, fugace. Elle repartira en terrasse pour pouvoir fumer sa clope. Cette fois, elle ne viendra pas s'asseoir à ma table pour que nous tenions conversation comme cela arrive parfois, souvent même.

Ces conversations avaient fini par me devenir pesantes, parce que répétitives dans la plainte, et je n'avais pas d'autre place que de recevoir, tel un réceptacle, cette plainte.

Aujourd'hui que sa beauté apparaît dans cette rencontre de visage à visage, avec ce sourire de reconnaissance, je me dis que ça valait bien la peine. 
Ca valait bien la peine de ces conversations sans retour, le retour était ailleurs.






09 avril 2012

JE VOYAGE

Françoise Tomeno
9 avril 2012

« Je voyage, je voyage
Dans les astres, les désastres
Et puis surtout les cadastres
Dans les maquis les marais
Tout en haut des minarets
Tout au fond des minerais
Et dans les estaminets......"

Jean Vasca, « Voyager ».


Parfois je vais chez David. Je traverse l’île, entre les bras du Cher, puis la grande avenue, et je vais jusqu’à la petite place.

David, c’est la stabilité même.
Il est tout le temps, presque tout le temps, à la même place, pile au milieu du comptoir. Derrière lui la machine à café, et la caisse. Il n’a pas besoin de se déplacer. Devant lui, entre lui et le comptoir, l’endroit où il fait les peluches, le journal pour les épluchures, la cuvette pour les légumes. Il fait la popote, David, il la fait bien. Une cuisine comme à la maison.

 De temps en temps il quitte l’immuable pour se rendre à sa gauche, dans sa cuisine. On l’entend, on le voit si on se penche sur le comptoir. Parfois, il faut l’appeler pour payer. Et puis il revient à sa place.

J’ai l’impression que cette place dans le milieu est son fuseau horaire, dans lequel il revient tout le temps. Peut-être aussi le nôtre, à nous qui venons régulièrement. Je crois que si je parle de fuseaux horaires, c’est parce que David est un passionné de trains. Que j’affectionne les longs voyages, comme le Transsibérien que j’ai pris… allez, il y a une trentaine d’années maintenant.

Dans le bistrot, des affiches et une photo.

Des affiches des Chemins de Fer Paris Orléans, « Côte Sud Bretagne, Audierne », « Le Casino d’Enghien-les-Bains », « Le Golfe du Morbihan  et ses circuits automobiles », « La Touraine, Jardin de la France, Capitale Tours, Golf, Circuits Automobiles aux Châteaux historiques ». Un petit tableau de bois est  accroché sur le haut du comptoir : « Annecy-Saint Gervais- Chamonix, le TransAlp ». Ces affiches-là sont joyeuses et colorées, invitant au tourisme et à l’insouciance.






Des affiches de film : « La Bête Humaine », avec Jean Gabin, de Jean Renoir, « Les portes de la Nuit », de Marcel Carné. Affiches sombres et graves. Mais quand on aime les trains comme David, on ne compte pas, on garde tout, le grave et le léger, on ne fait pas de tri.




Et puis la photo du train express n° 56, le Grandville Paris, qui, le 22 octobre 1895, traversa le mur de la façade de la Gare Montparnasse et « tomba dans la rue ».





Quand je nous vois aller et venir, nous, les habitués, nous installer, faire nos petites affaires (le journal est un moyen d’échange riche d’attentions réciproques, une fois qu’on s’est repérés comme liseurs), repartir vers nos occupations, et puis revenir le lendemain, ou la semaine d’après, j’ai l’impression que pour nous le bistrot, et peut-être même David, c’est en quelque sorte notre fuseau horaire où nous venons nous reposer régulièrement.

David sait y faire, une attention pour chacun, il connaît des prénoms. Beaucoup d’artisans fréquentent ce bistrot, et y viennent avec leurs tout jeunes apprentis. Ceux-ci sont tout gênés au moment de la commande : les patrons et les ouvriers prennent souvent un café, une bière ; eux sont un peu désemparés, pas l’habitude. David souhaite à tous bon courage.

Et moi, quand je suis chez David, avec tous ses trains, je pense au mien, de train, mon Transsibérien. Ça m’avait pris comme ça, tout d’un coup. Autour de moi, c’était l’étonnement. Jamais je n’avais voyagé aussi loin, seule. Mais j’étais déterminée, sans du tout savoir pourquoi.

Je suis partie un 15 juillet, je me souviens avoir vu la veille du départ le feu d’artifice à Paris, avec les amis chez qui je logeais. J’avais choisi de faire tout le trajet, de Tours à Vladivostok, en train.

Paris-Moscou, en  trois jours, départ gare de l’Est. Émotion, bien sûr. Pas de bistrot dans le train. On partage la nourriture avec ceux qui n’ont pas prévu le coup. Nous traversons la Pologne. Les affiches de Solidarnosc sont partout. Pensées. Pensées également pour celles et ceux qui ont fait cette traversée sans retour, trains noirs, Nacht und Nebel.

Je voyage, je voyage
Dans les astres les désastres
Et puis surtout les cadastres.

À la frontière russo-polonaise, à Brest Litovsk, il faut changer de bogie, l’écartement des rails est plus large en URSS (c’est encore l’URSS). On a le choix de rester dans le train, ou de descendre sur le quai. Je reste.

Je ferai deux courts séjours de quelques jours, en Géorgie d’abord, puis en Arménie. J’ai choisi ces républiques parce qu’elles étaient connues pour leur tempérament de résistance. En Arménie, je me fais piquer par une bestiole qui va changer tout mon voyage.

Départ, après deux jours passés à Moscou, par le Transsibérien. Le train mythique est là, rutilant. Ce sont encore à cette époque-là des locomotives à charbon, et on se prendra les petites poussières de charbon dans les yeux, sur les vêtements. Plaisir de retrouver ces impressions d’enfance quand nous partions par le train en vacances. On s’installe, c’est le soir. On commence discrètement à faire connaissance, repérer les lieux, et le voyage commence.
On franchit quasiment un fuseau horaire par jour, et nous sommes vite perdus dans le temps. Nous, des voyageurs qui faisons progressivement connaissance. Deux jeunes Suisses sont partis avec tout ce qu’ils possèdent sur le dos. Ils partent d’abord au Japon, puis tour du monde, en travaillant ici ou là, selon les trouvailles. Un autre Suisse, un peu plus âgé que nous tous, part rejoindre un ami à Oulan-Oude, en Mongolie. Un immense Canadien, qui ne circule qu’avec Suzanne, sa bicyclette ; il travaille six mois de l’année, puis voyage les six autres mois. Un Danois d’origine russe, qui revient d’une visite à sa famille en Ukraine. Un autre Danois, Knut. Et puis Christine, française, sans qui j’aurais eu bien du mal à terminer le voyage.

Notre point de stabilité, c’est le bistrot dans le train, le wagon-restaurant. Au bout d’un moment, nous sommes tellement décalés dans le temps, que nous nous pointons là-bas sans plus très bien savoir quel est le repas qu’on sert à cette heure-là. On prend ce qui se présente, et on réalise à peu près quelle heure il est. En fait, tout le train est un immense bistrot. Dans chaque wagon, un homme et une femme se relaient pour le ménage, mais aussi pour le thé toujours disponible dans un samovar, et aussi le  kéfir russe, lait fermenté dont je raffolerai.




Je découvre tout doucement que je suis « malade ». Autour de la piqûre d’insecte se développe un anneau enflammé, qui grandit à toute vitesse. Ça avait commencé dès Erevan, la capitale de l’Arménie, mais ça ne m’avait pas inquiétée plus que ça. À Moscou, on m’avait envoyée dans une sorte de pharmacie où il fallait faire la queue, présenter le papier qu’on m’avait donné à l’hôtel où je logeais, attendre un autre papier, pour me voir délivrer après trois heurs d’attente quelque chose comme de l’ultra-levure.

Nous faisons halte à Irkoutsk, et je demande à voir un médecin. L’interprète me dit d’attendre dans la chambre. Finissent par arriver deux immense gaillards, je n’ai pas le temps de dire ouf, me voilà avec une piqûre qui me fera dormir toute la journée. Pendant ce temps-là, les autres feront la promenade sur le lac Baïkal.

Ça ne m’empêchera pas de prendre plaisir à une étrange soirée dans un restaurant, au cours de laquelle des touristes russes un peu ivres nous manifesterons l’amitié entre les peuples d’une façon très théâtrale. Nous dirons au revoir à ceux d’entre nous qui nous quitterons là, sans avoir, la nuit d’avant, dans le train, bu du champagne ukrainien, en chantant… « Mon beau sapin »…. Je vous jure que c’est vrai. La seule chanson que toute notre petite troupe connaissait.

Notre bistrot dans le train continue de nous servir de point de stabilité, de retrouvailles. Après à nouveau quelques jours, nous voici arrivés à Khabarovsk. Cette fois je m’énerve et exige de rencontrer un médecin, ce que j’ai est de pire en pire et je commence à être inquiète. J’en ai bien sûr parler à Christine. Une interprète m’accompagne à l’hôpital, discute en russe avec le médecin, jusqu’à ce que j’entende le mot « septicémie ». Alors là je me mets en colère et demande qu'on me traduise. « Ce n’est rien, Mademoiselle, non non, ne vous inquiétez pas, c’est juste une hypothèse ». On me précise que je peux  continuer le voyage jusqu’à Vladivostok, prendre le bateau pour le Japon, le tout sans surveillance médicale. Autre possibilité, faire le trajet inverse en avion.

De retour à l’hôtel, j’explique tout ça à mes camarades. Je n’ai pas l’argent que coûte le voyage de retour en avion jusqu’à Moscou, puis un Moscou-Paris. Il se passe alors quelque chose de bien joli. Chacun me prête une somme d’argent, Christine, qui retrouve son compagnon à l’arrivée au Japon, s’engage à rembourser tout le monde, charge à moi de la rembourser lorsqu’elle sera de retour en France. Ça valait la peine de se perdre dans ses fuseaux horaires, de se retrouver ensemble dans le point fixe du bistrot dans le train, et de boire du Champagne en chantant « mon beau sapin ».

Mais autre chose encore valait la peine. Après encore quelques péripéties, je suis enfin de retour en France. Le médecin de Khabarovsk a eu l’idée de me donner un antibiotique, et ça commence à aller mieux. Je n’avais pas de septicémie, mais quelque chose de pas très génial non plus, qu’il fallait soigner vite. Ce qui s’est fait.

Je retrouve alors mes copines, et leur raconte mon aventure. J’ai failli mourir, je n’avais pas pris d’assurance pour la partie asiatique de la Russie. J’ai arrêté mon voyage à Khabarovsk, juste après avoir franchi le fleuve Amour. Mes copines se tordent de rire. Faire tout ce long voyage, franchir le fleuve Amour, et rentrer en courant dans son fuseau horaire parce qu’on a manqué mourir, ça n’est pas banal.

Au fond, dans la vie, qu’est-ce qu’on fait d’autre que de traverser des passages ? On craint de s’y brûler les ailes, ou bien on s’y repose. On y fait des rencontres, et certaines comme celles du Transsibérien peuvent être secourables. On est parfois perdus et bien contents de trouver un point de repère, comme dans le bistrot du Transsibérien. On découvre des petits coins accueillants comme chez David.

On traverse ainsi la vie avec plus ou moins de bonheur. On découvre la vertu des « traverses », ces pièces de bois que l’on pose sous les rails, pour en maintenir l’écartement et l’inclinaison. Maintenir l’écartement dans la vie, la différence, sans lesquels l’air serait irrespirable. Maintenir l’inclinaison de la vie, sans laquelle la vie serait d’une raideur à mourir.
Et puis, si on franchit un obstacle, comme le fleuve Amour, sans en mourir, avoir le flan de poursuivre le voyage, de faire le tour avant de revenir dans son fuseau horaire. Ce n’est tout de même pas la même chose que de revenir dans l’autre sens en courant.








« Je voyage, je voyage
Dans tout ce grand bric à brac
Où je divague et je vaque
Où je déraille et délire
Avec les taupes les tapirs
Attendant le grand départ
La traversée du miroir
Je voyage, je voyage »

Jean Vasca, « Voyager  »



- Video de 1967, précédée d'une courte interview, 
- ou enregistrement audio, aller à "Voyager"